Le programme de la journée d'études est disponible ici

 

 

 

 

 

 

 

 


GENNART M. (8/6/2013)

« Un marcheur va à travers la nuit… » (Nietzsche)

Entre solitude et participation, notre vivant destin.

 

Je suis extrêmement honorée, et aussi fort émue, de prendre la parole devant vous et de participer à cette journée de travail autour d’une recherche menée il y a un certain temps déjà, et que je suis très heureuse de pouvoir partager avec vous aujourd’hui. Je remercie très chaleureusement les personnes qui ont contribué à permettre cette occasion : en particulier Georges Charbonneau, éditeur de cette recherche, et Philippe Cabestan, pour l’organisation de la présente journée.

 

Pour entrer en matière, j’aimerais vous faire entendre un poème de Nietzsche qui condense de manière extraordinairement intuitive ce que j’ai tenté de décrire dans mon livre comme la situation de l’homme sur cette terre – situation telle qu’elle nous incline aussi bien au sublime de la participation à la chair du monde qu’au terrible de la solitude et de l’insensé. J’aimerais vous faire entendre ce poème, Der Wanderer, sous une version récitée par Klaus Kinski. Je l’ai traduite librement et j’ai préparé une version bilingue qui, je l’espère, vous permettra de suivre aisément.

 

 

Der Wanderer Le marcheur

 

                                                                                                                                             F. Nietzsche, Basel, 1876

 

 

Es geht ein Wandrer durch die Nacht                     Un marcheur va à travers la nuit.

Mit gutem Schritt;                                               Il va d’un bon pas ;

Und krummes Thal und lange Höhn -                    Vallées sinueuses et longues collines,

Er nimmt sie mit.                                                 Il les emporte.

Die Nacht ist schön -                                             La nuit est belle -

Er schreitet zu und steht nicht still,                          Il marche et n’a pas de répit,

Weiss nicht, wohin sein Weg noch will.                     Ne sait où son chemin le mène.

 

Da singt ein Vogel durch die Nacht:                          Un oiseau chante à travers la nuit :

"Ach Vogel, was hast du gemacht!                            « Las, l’oiseau, qu’as-tu fait là !

Was hemmst du meinen Sinn und Fuss                     Qu’as-tu à bloquer mon sens et mon pas,

Und giessest süssen Herz-Verdruss                            A couler dans mon oreille

Ins Ohr mir, dass ich stehen muss                             Une douce peine de cœur,

Und lauschen muss -                                                Que je doive m’arrêter et tendre l’oreille -

Was lockst du mich mit Ton und Gruss?"                      Qu’as-tu à m’attirer avec tes sons

et ton salut ? »

 

Der gute Vogel schweigt und spricht:                            Le bon oiseau se tait et parle :

"Nein Wandrer, nein! Dich lock' ich nicht                       « Non, marcheur, non ! Ce n’est pas toi

Mit dem Getön -                                                        que j’appelle de mes sons -

Ein Weibchen lock' ich von den Höhn -                       C’est une petite femelle que j’attire des cimes

Was geht' s dich an?                                                  En quoi cela te regarde-t-il ?

Allein ist mir die Nacht nicht schön.                               La nuit n’est pas belle pour moi seul.

Was geht' s dich an? Denn du sollst gehn                      En quoi cela te regarde-t-il ? Car toi,

Und nimmer nimmer stille stehen!                                Tu dois aller et ne jamais, jamais t’arrêter !

Was stehst du noch?                                                   Qu’as-tu encore à rester là ?

Was that mein Flötenlied dir an,                                   Qu’est-ce que mon chant flûté t’a fait,

Du Wandersmann?                                                     "Marcheur ? »

 

Der gute Vogel schwieg und sann:                                 Le bon oiseau se tut et songea :

"Was that mein Flötenlied ihm an?                                « Que lui a fait mon chant flûté ?

Was steht er noch? -                                                   Qu’a-t-il encore à rester là ?

Der arme, arme Wandersmann!                                    " Le pauvre, pauvre marcheur ! »

 

Dans ce poème de Nietzsche, nous entendons quatre mouvements qui se succèdent.

 

1.                                          Le premier est celui de l’homme qui marche dans le paysage, accordé au monde, mais aussi libre et sans attaches. Le marcheur est ce « vivant sans racines », comme dit Straus, qui va sans avoir à savoir où il va, qui a cette capacité de détachement et, avec elle, le pouvoir de se mouvoir librement, souverainement dans le monde.

 

2.                                          Le deuxième mouvement s’amorce avec un événement dont l’homme n’a plus l’initiative : avec un chant d’oiseau qui traverse la nuit, et déchire quelque chose de l’auto-suffisance de l’homme dans le monde. Le chant d’oiseau rompt ; il interrompt le mouvement du marcheur et bloque son « sens », comme dit le poème. Il interrompt l’unité sensible que le marcheur formait avec la nuit, les longues collines, les vallées tortueuses. Le chant de l’oiseau rompt, arrête celui qui marchait sans répit et ouvre à une nouvelle phase de la présence. Les sons flûtés de l’oiseau coulent dans l’oreille du marcheur une douce peine de cœur. Un certain désaccord surgit à même l’accord de l’homme à l’oiseau ; une indisposition, et en même temps un attrait : quelque chose dans les sons flûtés de l’oiseau attire, captive, séduit, met en éveil et aux aguets.  Douceur et douleur confluent dans le cœur du marcheur.

 

Ce deuxième mouvement est aussi celui où le dialogue surgit. Un étrange dialogue, assurément : celui par lequel le marcheur s’adresse à l’oiseau par qui il se sent salué, interpellé, appelé. « Las, l’oiseau, qu’as-tu fait ! … Pourquoi bloques-tu mon sens et mon pas ? Pourquoi coules-tu dans mon oreille ce doux chagrin de cœur, que je doive m’arrêter et guetter ? Qu’as-tu à m’attirer avec ton chant et ton salut ? »

 

3.                                          Puis en un  troisième mouvement, l’oiseau à son tour parle, « se tait et parle », comme dit le poète. Et que dit-il ? Il dit avant tout : non. « Non marcheur, non ! Je ne t’appelle pas ; ce n’est pas à toi que je m’adresse, mais à une petite femelle, là-haut dans les cimes. En quoi cela te regarde-t-il ? La nuit n’est pas belle pour moi seul. En quoi cela te regarde-t-il ? » L’oiseau dit avant tout son absence de lien à l’homme.

 

Nous nous trouvons ainsi en présence d’un étrange paradoxe : l’oiseau commence à parler à l’homme, mais s’adresse à lui pour lui dire son étrangeté. « Ce n’est pas pour toi que je chante ; ça ne te regarde pas. » Et d’ajouter : « Ta condition à toi, c’est d’aller, de ne jamais te tenir tranquille. » Mais à peine a-t-il affirmé cette étrangeté de l’homme et ce non-lien que débute un nouveau mouvement : celui par lequel l’oiseau songe et dit son souci pour l’humain.

 

4.                                          Le dialogue se clôt et la voix de l’oiseau reste seule, comme la voix finale d’un chœur, qui laisse à nouveau l’homme à son destin propre et solitaire. L’oiseau est ici à la fois la figure du simple vivant inséré dans la nature, occupé à suivre les lois de la vie, tandis qu’il cherche à séduire sa petite femelle, et la figure du sage qui s’élève au dessus de son appartenance à la nature et médite la situation de l’humain : ce pauvre marcheur qui se sent appelé par le chant d’un oiseau, qui se sent concerné et qui reste là, déstabilisé, immobile, à ne plus savoir où ni comment aller.

 

Ce poème nous donne à penser la solitude de l’homme, celui que Nietzsche nomme aussi « l’animal non établi » (das nicht festgestellte Tier), qui traverse ce monde sans attache, en manque d’ancrage naturel – qui manque à ce point d’évidence naturelle qu’il peut prendre le chant d’un oiseau pour un signe qui lui serait adressé en personne. Le poème nous donne encore à penser l’homme comme cet être en recherche d’un appel, d’un signe reçu, à la recherche et aux aguets d’une voix, d’une invocation, d’une « vocation » qui lui donnerait une place et un sens d’être sur cette terre dont il est déraciné.

 

Mais l’homme est aussi dans le poème cet être multiple et diffracté qui peut donner voix à un oiseau ; qui, tout en étant ce marcheur solitaire rejeté de la nature, peut se dédoubler et participer à l’être d’un oiseau dont le chant traverse la nuit. L’homme est cet « animal non établi » qui, par participation, peut prêter son être à tout autre être de son monde. En ce sens, l’empathie et le souci dont l’oiseau témoigne vis-à-vis de l’humain dans le poème sont aussi bien l’empathie et le souci dont l’homme lui-même est capable vis-à-vis de tous les habitants de son monde.

 

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Si j’ai choisi de vous présenter ce poème, c’est, comme je l’ai annoncé, parce qu’il nous mène de façon tellement intuitive et directe au cœur de la condition humaine et de ce qui, en elle, nous affilie tant au sublime qu’à la folie.

 

La folie, pour commencer…

 

Si nous appliquions au marcheur du poème les critères de nos manuels diagnostiques de référence, nous en arriverions peut-être à lui attribuer le diagnostic de schizophrénie.

 

Nous ne pouvons certes évaluer le facteur de la durée du trouble, ni celui du dysfonctionnement social, comme le requiert le DSM. Reste qu’en ce qui concerne les symptômes, et même si aucun ne peut, à l’état isolé, être tenu pour pathognomonique de la schizophrénie, le marcheur présente l’un de ceux qui sont considérés comme particulièrement caractéristiques, à savoir des voix qui commentent le comportement de la personne.

 

Le marcheur entend une voix d’oiseau qui lui dit : « Toi, tu dois aller et ne jamais t’arrêter. Qu’as-tu à rester là ? » Et plus loin : « Qu’a-t-il à rester là, le pauvre, pauvre marcheur ? »

 

Quand le type d'hallucinations auditives impliquant des « voix qui font des commentaires » est présent, un seul symptôme est requis pour satisfaire le Critère A de la schizophrénie, nous dit le DSM-IV.

 

Mais nous sentons aussitôt ce qu’il y aurait d’arbitraire et de déplacé à considérer comme pathologique la figure qui habite ce poème. Car nous sommes en présence d’une œuvre de la faculté humaine créatrice (Dichtung), d’une œuvre capable de nous parler à tous et qui, à travers sa coloration narrative singulière, nous dit quelque chose d’essentiel sur notre condition humaine comme telle.

 

Le psychiatre juif hongrois émigré en Suisse, L. Szondi, celui que J. Schotte nommait « le plus méconnu de tous les grands et le plus grand de tous les méconnus », est sans doute l’auteur qui nous permet au mieux de penser et de comprendre ce lien qui unit intimement la condition humaine comme telle à ce que l’on pourrait appeler la « problématique » de la psychose. Quelle est, d’après Szondi, cette « problématique » humaine commune mise en exergue par la psychose, et tout particulièrement par la schizophrénie ?  Elle renvoie à la situation originaire de l’homme qui consiste tout à la fois à être seul et à chercher constamment à suspendre cet être-seul, en particulier par la possibilité qui nous constitue de participer à l’être de l’autre ou du monde autour de nous. Solitude et participation ; être-seul et pouvoir-être-un avec l’autre – telle est la polarité qui forme la condition native du Soi. Et dans le champ de la maladie de l’âme, ce double trait qui consiste à être-seul, mais sans délimitation de soi donnée a priori, est ce dont l’homme fait l’expérience la plus accusée dans la schizophrénie.

 

Je cite l’ouvrage de Szondi intitulé Ich-Analyse : « (…) La tendance primordiale du Je ou du Moi ‘pulsionnel’ encore inconscient est la poussée à la participation. Cette poussée native à la participation, en tant que forme première, encore pulsionnelle, de la pulsion du Moi, pousse l’homme à être un, même et apparenté avec les objets du monde environnant. Le Moi humain ne supporte pas d’être seul. Mais être seul est un attribut de l’existence humaine ici-bas. »[1]

 

La poussée à être-soi aurait donc pour forme ou pour tendance primordiale celle d’être-un avec l’autre. Voilà une bien étrange façon de commencer à être soi ! Nous sommes en présence d’un paradoxe passionnant selon lequel le facteur pulsionnel le plus originairement formateur de soi serait ce même facteur par lequel nous sommes poussés à participer, à être un et apparenté avec l’autre. C’est vraiment cet enjeu de la condition humaine qui m’a régulièrement interpellée : ce moment d’indécision originaire où se joue et se rejoue une partition originaire – et avec cette partition, la destinée – du soi humain.

 

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Déjà la plus simple vie sensible engage ce paradoxe. Le sens des sens que Straus interroge de façon si décisive touche bien à cette situation originaire. Sentir n’est pas seulement avoir des sensations qui nous informent sur l’état du monde. Sentir, c’est s’éveiller tout uniment au monde et à soi. Par notre corps sentant, nous nous trouvons jetés là, au milieu d’entours donnés, traversés par le sensible auquel nos sens nous livrent et nous mêlent ; ayant partie liée avec un climat de monde qui nous touche : le froid, les sons qui nous traversent, un air odorant qui nous soulève ou nous rétracte, une qualité de lumière à laquelle nous vibrons… Le visible nous enveloppe ; le sonore, l’atmosphérique nous traversent ; le tangible nous touche. Notre corps – poreux – nous livre au monde dans le mouvement même où il nous le découvre. Nous avons accès à nous-mêmes – et devenons – selon le paysage de monde avec lequel nous communiquons. Comment être « soi-même » dans ces conditions ?

 

Jetés au milieu du sensible, nous sommes aussi des êtres qui nous mouvons, qui marchons librement, qui tout d’abord nous dressons et nous tenons debout – libération, in-surrection première, comme dit Straus, qui marque notre condition anthropologique et qui reste, tout au long de notre vie, l’une des réalisations premières par lesquelles nous faisons œuvre de Soi. Si nos sens nous livrent au monde, notre mouvement de nous ériger, de faire face, de cheminer dans le monde, nous délimite et nous avère comme Soi.

 

J’ai souhaité, dans mon travail, interroger plus largement comment la formation et le devenir du Soi impliquaient la corporéité. Je pensais au début pouvoir m’appuyer sur la distinction entre corps propre, ou mien, et corps objectivé. En cours de route, je me suis aperçue que cette distinction était insuffisante. Et surtout, que si nous interrogions le corps objectivé quant à sa constitution, quant à sa genèse pathique, il s’avérait de façon inattendue entretenir un lien essentiel avec le corps propre.

 

Le malaise, la douleur étaient en effet les expériences qui m’étaient apparues comme paradigmatiques pour étudier l’émergence, dans le monde de la vie, du mode de manifestation du corps comme « quelque chose que je ne suis pas », avec quoi je n’arrive tout à coup plus à faire un. Dans la douleur, nous faisons l’épreuve d’une différence entre nous-mêmes et notre corps – sans trop nous demander de quoi est fait ce « nous-mêmes » qui met à distance cette autre part de nous que nous ne « supportons » plus.

 

Lorsque nous tenons notre main qui saigne et qui nous fait si mal et que nous regardons avec effroi si aucun de nos doigts blessés n’est arraché, quelque chose de l’identité évidente entre nous et notre corps est mis en question ; nous pouvons être amputés d’un membre, souffrir affreusement de destructions de zones de notre corps, et pourtant y survivre en tant que Soi. Nous faisons là de façon privilégiée l’expérience d’une altérité de notre corps, dont la « réalité » nous est d’ailleurs très largement inconnue (à nous qui, tant que nous n’y pensions pas vraiment, pouvions avoir l’impression d’être notre corps).

 

Mais c’est aussi dans les épreuves de ce type, et notamment dans les maladies dites physiques, que nous apprenons combien notre être, notre destin, sont liés à l’être et au devenir de notre matière vivante. C’est aussi là, en d’autres termes, que nous apprenons quelque chose d’essentiel sur ce qu’est un corps « propre ». Ainsi, ce que je pensais au départ pouvoir décrire comme deux phénomènes distincts, corps propre et corps objectivé, s’avéraient bien plus indissociablement liés que je ne l’imaginais au départ.

 

J’en suis ainsi arrivée à la description de trois dimensions que je résumerais ici très brièvement en prenant pour fil directeur cette question de la genèse du soi à même sa participation à l’autre.

 

1.      Le premier moment est celui, inaugural, de l’éveil au monde et à la présence : le moment où les sens nous ouvrent à nos entours, à nos prochains (ce premier moment où, comme J. Schotte aimait à le répéter, la question reste ouverte de savoir si je suis là-bas où je vois ou ici d’où je vois). Le corps, à ce niveau, n’est pas encore franchement constitué à la façon d’un espace « propre ». Pour le qualifier, j’ai repris à Merleau-Ponty la notion de corps de chair ; par lui, nous sommes , quelque part, participant d’un certain espace, noués à un certain monde. Ce moment premier, diastolique, de l’émergence de « l’élément » corporel est celui par lequel nous prenons consistance en une dynamique essentiellement participative. Notre corps « prend », pourrions-nous dire, par ceci qu’il participe d’un corps ambiant qui l’accueille et le porte. Par notre corps de chair, nous incorporant au monde, nous avons lieu d’être.

 

2.      La deuxième grande direction d’expérience à laquelle je me suis intéressée est celle par laquelle nous faisons non plus l’expérience tacite du corps comme ce qui nous ouvre au monde et nous y affilie, mais celle – systolique cette fois – d’un corps « propre » qui nous ramène à nous-mêmes. Il y va donc ici du moment de découverte, d’affrontement ou d’explication entre soi et corps. Notre corps, en un certain sens,  participe de notre individuation ; il nous confère une sorte d’identité naturelle, qui rend possible cette réalité si évidente dans le monde de la vie, et pourtant si heurtante d’un point de vue philosophique : les photos d’identité (c’est quelque chose d’impossible, une photo d’identité, et pourtant ça existe ; c’est même obligatoire…).

 

Mais précisément, ce corps toujours déjà nôtre n’en reste pas moins irréductiblement autre. Autre en ce qu’il nous donne une allure, un visage, une sexuation qui nous identifient sans que n’ayons rien eu à y dire. Autre en ce qu’il est la réalité de notre vie, la formation vivante qui nous pourvoit d’aptitudes nous permettant de nous accomplir, mais qui est aussi vulnérable et finie, et qui, en ce sens, nous voue à porter en nous, dans notre présent vivant, la source de notre mort encore à venir.

 

C’est bien ce qui forme tout le paradoxe du corps propre, tel que j’ai essayé de le penser, à savoir comme un moment non exhaustif de la présence incarnée. Dès le moment où nous faisons l’expérience explicite de notre propre corps, une différence se creuse ; il devient – un tant soit peu – autre que nous ; il s’aliène au sens littéral où il nous devient étranger. L’on pourrait tout aussi bien dire que nous devenons étranges ou déconcertants pour nous-mêmes car une dimension de nous-mêmes nous échappe, se refuse à l’immanence de notre conscience. Mon corps est cette fois l’espace qui me donne lieu ou, de façon plus critique, l’espace où j’ai lieu avec ça – « ça » étant l’inassimilable facticité de notre concrétion « physique »

3.      J’en arrive à la troisième dimension d’expérience que j’ai tenté de décrire : celle de l’expérience du corps dans l’espace de la rencontre de personne à personne. Pour la qualifier, j’ai repris à Jürg Zutt[2], psychiatre phénoménologue ami de Erwin Straus, la notion de « corps apparaissant ». Notre expérience première d’autrui est marquée par une physionomie sensible : tu es celui qui a tel visage, telle lueur du regard, tel timbre de voix... Nous sommes nous-mêmes, en rencontrant l’autre, engagés avec notre propre être apparaissant, tout à la fois involontaire et porté en sous-œuvre par notre mouvement d’approche ou d’éloignement, par toute notre dynamique réceptive-expressive. La rencontre comporte en ce sens une dimension entre-apparitionnelle qui déploie l’horizon où notre libre dialogue prend place, mais où nos corps mêmes, un peu à notre insu, s’ajustent et communiquent. Des vagues émotionnelles surgissent en cet entre-deux, sans que l’on ne sache toujours précisément quelle part attribuer à qui (comme pour cette douce peine de cœur que le chant de l’oiseau coule dans l’oreille du marcheur).

Notre corps apparaissant, avec tout notre répertoire physionomique et expressif, soutient notre possibilité d’en appeler à l’autre, soutient la possibilité de l’échange. Mais notre situation apparitionnelle ouvre aussi la question de la délimitation ; pouvons-nous nous fermer, nous refuser à l’autre alors même que nous apparaissons dans sa portée ? Pouvons-nous échapper à l’autre ?

Cela met en jeu la question complexe des limites et des espaces de protection (ou des enveloppes) du soi. Le soi – sans défense – peut avoir besoin pour se protéger de ne plus apparaître à personne. Mais nous pouvons aussi trouver refuge dans des espaces familiers, partagés avec les nôtres. Nous pouvons enfin mobiliser une « limite interne », celle, invisible, que nous construisons en apprenant à différencier ce que nous montrons de ce que nous retenons, en apprenant à exercer des rôles qui ne laissent apparaître que certains aspects de nous-mêmes.

La limite interne, lorsqu’elle a pu s’édifier, nous permet de séjourner dans l’espace commun tout en laissant à l’abri quelque chose comme un espace intime, un « quant à soi ». Cette limite interne met aussi une limite à la « communication de corps à corps » évoquée tout à l’heure ; celle par laquelle les phénomènes émanant de l’autre se propagent directement à notre être… – à moins que ce ne soit l’inverse ? Et nous touchons à nouveau là à la question de l’indécision originaire et de la partition par laquelle un Soi prend forme et se délimite de façon variable de ce qui devient l’Autre.

 

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En clinique, c’est dans le champ de la psychose que cette question prend toute sa radicalité. Dans mon approche de la schizophrénie, j’ai tenté de mettre en évidence toute la couche d’expérience qui n’est pas forcément visible sous forme symptomatique, qui prend davantage la forme d’une insécurité, d’un ébranlement des assises ou d’une perte d’évidence, comme le dit Blankenburg, mais qui est néanmoins la base sur laquelle les symptômes positifs viennent se développer ; cette couche d’expérience renvoie à la manière dont la présence même, au monde, à soi, à autrui, est affectée. On parle couramment de la schizophrénie comme d’un trouble mental qui peut, entre autres, comporter des symptômes impliquant la fonction perceptive ou motrice. Autre chose est d’y reconnaître une affection des structures élémentaires de la présence (de la façon d’être touchéBetroffensein – comme dit Straus, c’est-à-dire de la façon fondamentale dont Soi et monde s’ajustent à même leur contact, leur « toucher » réciproque). La corporéité – ou sous une forme plus active, plus verbale, le prendre-corps – détient une fonction décisive quant à cet entre-deux.

 

Dans La schizophrénie débutante telle que Conrad la décrit, et en particulier dans cette première phase pré-symptomatique qu’il qualifie comme étant celle du « trac » (Trema), le sujet sent sa situation d’existence se modifier sans pouvoir comprendre ce qu’il se passe ni ce qui lui arrive. Comme Conrad le décrit,  « la physionomie de la situation » prend « un trait nouveau et déconcertant » pour le sujet – un trait qui reflète ni plus ni moins que la mise en question de son existence propre. Le monde, nous dit Conrad « regarde le patient avec une physionomie qui le met en question »[3].

 

La crise par laquelle une existence commence à glisser vers la schizophrénie n’est donc pas en priorité une modification affectant la sphère mentale du patient ; la crise se joue d’abord et avant tout là où l’existence se joue d’abord et avant tout : dans le vivre sensible et donc aussi dans la contingence de l’instant présent. C’est dans cette contingence de l’instant présent que le sujet va tenter de comprendre ce qui lui arrive et interroger ce qui lui apparaît, ce qui vient à sa rencontre : un passant qu’il croise, une maison délabrée, le chant d’un oiseau… Il commence à interroger le monde et demande aux phénomènes de l’aider à comprendre en quoi ce qui se passe, et en particulier cette modification subtile et déconcertante de la situation alentour, le concerne.

 

Telle est la grande question qui va sous-tendre l’éclosion du délire et la phase que Conrad qualifie d’apophanique ; celle où les phénomènes commencent à « parler » au sujet. Par rapport à la phase prodromique du « trac » marquée par l’égarement et le désarroi, la phase d’« apophanie » où les phénomènes signifient quelque chose de précis est peut-être plus pathologique (c’est la phase où débute le délire proprement dit), mais elle représente aussi une certaine résolution du « trac » sous-jacent, une façon pour le sujet d’apporter des réponses à l’énigme proprement insoluble qui se pose à lui et que l’on pourrait pourtant formuler par cette simple question : « qu’est-ce qui m’arrive ? ».

 

Conrad dégage une même direction de sens dans la transformation qui sous-tend les différents symptômes de la schizophrénie (paranoïde) : le monde intérieur s’ouvre et devient lisible, accessible au non-moi ; le monde extérieur commence à transpirer de phénomènes qui concernent le sujet, qui parlent de lui. Les différents symptômes renvoient à une même « perméabilisation progressive » de ce que Conrad nomme la « paroi séparatrice » entre soi et monde.

 

Cette métaphore spatiale de « paroi séparatrice » nous ramène à l’enjeu essentiel de la partition du Soi. Une opération transcendantale doit s’être faite et s’être constituée comme une évidence, en vertu de laquelle je n’ai en principe pas à me demander où je finis et où commence l’autre ; cela peut aller de soi. Même si nous nous trompons quelquefois et « projetons » sur l’autre, ou au contraire « prenons sur nous » quelque chose qui ne nous appartient pas, cela ne remet pas fondamentalement en question le fait que nous avons une sphère propre, et qu’il y a une partition qui met l’autre à distance de nous ou, mieux, qui le fait apparaître comme autre à qui je peux en appeler et qui peut répondre de lui auprès de moi.

 

Conclusion

 

Le poème de Nietzsche nous parle de cette quête par laquelle nous, les humains, interrogeons les phénomènes du monde dans l’attente qu’ils nous révèlent quelque chose de nous-mêmes, de ce à quoi nous sommes voués ou appelés sur cette terre. Il nous parle d’un marcheur solitaire, d’autant plus solitaire, en finale, qu’il est « répudié » par l’oiseau qui le corrige de ses illusions : non marcheur, non, ce n’est pas toi que j’appelle ; c’est une petite femelle, là-haut dans les cimes ; ça ne te concerne pas… Ce poème nous parle de notre « tragique destin d’être-seul », destin auquel nous ne pouvons échapper, mais que nous ne cessons malgré tout de travailler et de mettre en forme.

 

Ce poème qui parle de la solitude tragique de l’être humain peut, pourtant, nous parler à tous – c’est du moins ce que j’ai pris le risque de croire en le partageant avec vous aujourd’hui… Nous pouvons tous, d’une façon ou d’une autre, nous sentir concernés par ce marcheur solitaire interpellé par le chant d’un oiseau.

 

Cette possibilité est aussi ce à quoi le poème a œuvré. Faire-œuvre – à travers la parole de la poésie, mais aussi dans le travail du soin – touche à cette possibilité de partage, de rencontre, à l’émergence d’un espace habitable en commun. L’homme Nietzsche, que nous pressentons dans les horizons lointains de ce marcheur solitaire, a pu faire œuvre, a pu faire une œuvre qui crée de l’espace de partage, de rencontre – autour de cela même qui fait le tragique de la présence humaine : la solitude, le risque de méprise, de rejet, de folie, d’errance.

 

En cela, Nietzsche nous guide, notamment nous qui avons à faire œuvre de soin et qui, pour cela, avons à intégrer des directions de sens contradictoires. Comme soignants, et pour reprendre une expression à laquelle Szondi a fait un sort, nous avons à nous conduire en pontifex oppositorum, à lancer des passerelles entre les opposés. Nous devons pouvoir être en contact, sans les nier totalement en nous-mêmes, avec les possibilités de risque tragique (les possibilités d’existence paranoïdes-projectives, inflatives, négatrices-destructrices, etc.). Mais nous avons aussi besoin, comme soignants, d’avoir accès à cette sécurité dans le rapport au monde et à cette confiance dans les liens qui vont permettre de faire œuvre commune, de déployer le soutien sur lequel le patient pourra prendre appui pour amener à la parole, à un espace devenant commun, quelque chose de l’épreuve d’être-seul, de l’épreuve de la mise en question de la possibilité même d’exister sur cette terre en compagnie de l’humain.

 

Si vous le permettez, j’aimerais pour finir rendre la parole à Nietzsche et à la simplicité si touchante de son poème.

 

 


[1] SZONDI L., Triebpathologie, t. 2: Ich-Analyse. Die Grundlage zur Vereinigung der Tiefenpsychologie, Bern-Stuttgart, Hans Huber, 1956.

[2] Cf. Zutt J., Der ästhetische Erlebnisbereich und seine krankhaften Abwandlungen, in : Auf dem Wege zu einer anthropologischen Psychiatrie, Gesammelte Aufsätze, Berlin-Göttingen-Heidelberg, Springer, 1963, p. 298-309.

[3] CONRAD K., Die beginnende Schizophrenie, Versuch einer Gestaltanalyse des Wahns (1958), Stuttgart-New York, Thieme, 1987, p. 45.