DASTUR F. (19/06/2010)

SEMINAIRE DE DASEINSANALYSE

Journée consacrée à :

 

LA « PSYCHIATRIE PHENOMENOLOGIQUE »

de Paul JONCKHEERE

Juin 2010

Françoise Dastur

 

La question des rapports avec autrui dans la psychose et dans la thérapie

 

Je me propose d’introduire à cette seconde partie de notre journée consacrée à la psychiatrie phénoménologique de Paul Jonckheere par une courte réflexion sur la question des rapports avec autrui dans la psychose et dans la thérapie. Je partirai pour cela de considérations générales sur l’approche phénoménologique de la question d’autrui.

 

1.     La phénoménologie et la question d’autrui

 

On peut dire en effet que la question du rapport à autrui est devenue dans le cadre de la phénoménologie une question centrale, ce qu’elle n’était nullement dans la philosophie classique. Husserl a donné comme maxime à la phénoménologie le « retour aux choses elles-mêmes », entendant par là que la philosophie devait avoir pour tâche la pensée de ce qui nous apparaît dans notre expérience la plus commune. Or notre expérience est d'abord expérience des autres, au sens où dans la vie quotidienne, lorsque nous agissons, parlons, et éprouvons des émotions et des désirs, nous sommes toujours déjà impliqués dans une relation avec les autres et nous considérons que leur existence va de soi. Pourtant dès que nous tentons de penser cette expérience que nous faisons quotidiennement d'autrui, nous sommes confrontés à des problèmes. Il en va de l'expérience d'autrui comme de celle du temps, car comme St Augustin l'a fort bien exprimé au début du livre XI de ses Confessions : « Qu’est-ce donc que le temps ? Quand personne ne me le demande, je le sais ; dès qu’il s’agit de l’expliquer, je ne le sais plus”. Il en va de même pour autrui : j'en fais l'expérience quotidiennement, mais dès que je tente de définir autrui et de donner un fondement philosophique à l'expérience que j'en fais, je tombe dans des apories.

 

L'autre est lui aussi un « moi » pour lui-même, un ego, tout comme moi : il apparaît ainsi comme la prolongation de mon propre moi, comme un autre moi, un alter ego. Pourtant il est un moi que je ne suis pas.  Comment est-ce possible ? L'expérience de soi est purement immanente, car je ne suis pas pour moi-même une chose située dans le monde. J'ai un accès intuitif immédiat à moi-même. Or l'autre est un moi qui est situé à l'extérieur de moi-même dans le monde. Comment est-ce possible ? Si je fais l'expérience de mon propre moi dans mon intériorité pure, le monde extérieur ne peut alors m’apparaître que comme l’ensemble de ce qui n’est pas moi, comme un non-moi, comme le dit Fichte. Ce qui donc d'abord autre pour moi, c’est le monde, l'ensemble des objets, et il apparaît au premier abord impossible de trouver une conscience similaire à la mienne dans la sphère de l'objectivité. Il semble donc que nous soyons d'emblée face à une opposition fondamentale, celle de l'extérieur et de l'intérieur, du monde et du moi, de l'expérience de soi et de l'expérience de l'objet, de sorte que l'expression même d'alter ego semble contradictoire. En résumé, si l'autre est réellement autre que moi, alors il fait partie du monde et n'est donc qu'un de ses objets ; si l'autre est réellement un ego, alors il n'est différent de moi et n'a par conséquent aucune réelle altérité par rapport à moi.  Nous sommes ainsi confrontés à une aporie, à une impasse.      

 

Cette impasse est celle qu’a connue la philosophie moderne, dont le point de départ a été la philosophie cartésienne, laquelle ne peut pas rendre compte de l'expérience de l'autre, du fait qu'elle donne accès au champ de l'expérience à travers l'ego défini comme intériorité pure. Nous avons donc besoin d'une autre sorte de philosophie, qui ne présuppose pas l'ego comme pure intériorité et qui  demeure fidèle à l'expérience vécue sans tenter de la reconstruire en pensée à l'aide de catégories intellectuelles. C'est cette philosophie que Husserl a nommé phénoménologie parce qu'elle tente de décrire ce qui simplement apparaît.

Il est cependant plusieurs manières différentes de décrire d’un point de vue phénoménologique l’expérience d’autrui, comme le montrent les approches différentes de cette expérience que l’on peut trouver dans la phénoménologie allemande chez Husserl et Heidegger, et dans la phénoménologie française chez Sartre, Merleau-Ponty et Levinas. Il y en effet d’une part ceux parmi les phénoménologues qui mettent l’accent sur l’expérience d’autrui comme celle d’une coexistence et la comprennent comme réciprocité et de ce côté l’on trouve Heidegger et sa conception d’un Mitsein, d’un être avec autrui originaire, et Merleau-Ponty qui situe le rapport à autrui au niveau de ce qu’il nomme « intercorporéité » originaire, au sens d’un partage charnel originaire entre le moi et l’autre, et d’autre part, ceux pour qui l’expérience d’autrui est une expérience essentiellement asymétrique, et de côté on trouve Sartre, pour lequel  l'expérience d'autrui est comprise comme une confrontation et Levinas pour lequel l'expérience d'autrui est celle, éthique, du visage de l'autre.  

Il est significatif à cet égard que Paul Jonckheere se mette, dans sa Psychiatrie phénoménologique, sous l’obédience de ces deux approches à la fois, d’une part par le privilège qu’il donne à la notion de partage comme fondement de la relation thérapeutique, d’autre part par l’importance qu’il reconnaît, dans la rencontre avec le patient, à l’interpellation qui émane de son visage. C’est donc bien dans le cadre de la thérapie que la question phénoménologique des rapports avec autrui prend tout son sens, et que l’on peut retrouver, comme nous le verrons par la suite, l’entrelacement de ces deux approches différentes. Mais avant d’y venir, il nous faut envisager pour commencer la question du rapport à autrui dans cette altération de l’existence qu’est la psychose.

 

2.     La question du rapport à autrui dans la psychose

 

Y a-t-il un primat de la relation intersubjective qui serait à la base de la constitution même du soi ? C’est à cette question que répond affirmativement Binswanger dans son grand livre de 1942 consacré aux « Formes fondamentales et connaissance du Dasein humain » en affirmant que la « nostrité », à savoir cette relation d’amour qui caractérise la relation à deux, constitue la forme originaire sur le fondement de laquelle toute connaissance et toute compréhension de l’être de l’homme doivent s’édifier. C’est ce qui le conduit à opposer de manière diamétrale l’amour au souci et à l’existence tels que les comprend Heidegger, qui, selon lui, aurait pas aperçu la priorité ontologique de l’être avec autrui en affirmant que le rapport premier est celui que l’être humain entretient avec le monde et les choses. On peut facilement montrer à cet égard que Binswanger n’a pas pris en compte ce qui sera pour Medard Boss la découverte essentielle de Heidegger, à savoir ce mode du rapport à autrui que Heidegger nomme, dans le § 26 de Etre et temps, sollicitude dite « devançante » en tant qu’elle libère l'autre en l'aidant à prendre lui-même en charge son propre souci, dans laquelle  il verra pour sa part la base même de la relation thérapeutique. Il n’en demeure pas moins qu’à cette époque Binswanger, proche de Buber à cet égard, soutient la thèse d’un primat ontologique de l’être avec autrui. Cette question du primat de l’être avec autrui semble cependant être mise à l’écart dans les derniers travaux de Binswanger, qui sont caractérisés par un « retour à Husserl » et à sa théorie de l’ego transcendantal, à partir de laquelle la psychose se voit essentiellement définie comme un trouble du moi, comme c’est le cas pour la manie et la mélancolie que Binswanger présente alors comme deux défaillances de la constitution temporelle de l’ipséité. Or du point de vue de la psychopathologie, il s’agit de se demander si la psychose est un trouble du rapport à autrui, ou encore, en reprenant une expression de Tellenbach, une « pathologie de la rencontre », ou un trouble de la constitution de l’ipséité, ce qui semble être plutôt le point de vue du dernier Binswanger.

C’est cette question qui se voit relancée par Paul Jonckheere dans le cadre de ce qu’il nomme « phénoménologie relationnelle » et qu’il oppose à la « phénoménologie du moi » à laquelle se cantonne le dernier Binswanger, qui considère la psychose, à l’instar de la psychanalyse, comme un processus intra-psychique. Une telle phénoménologie relationnelle, explique Paul Jonckheere, postule « la prise en compte de divers facteurs biologiques, notamment génétiques, ainsi que d’une quantité de facteurs extrinsèques concernant notamment l’entourage familial, voire certaines conditions du contexte socio-culturel. En les ayant longtemps ignorées, phénoménologie du moi et psychanalyse trahissent leurs limites »[1]. La prise en compte de ces facteurs, précise bien Paul Jonckheere, ne vise nullement à minimiser l’importance du vécu, des thèmes existentiels et de la structure de l’être au monde dans la psychose, mais elle doit au moins « inviter à lire, sous l’angle phénoménologique, ces différents apports ». Il est en particulier nécessaire de « repenser sous une base large, relationnelle, voire transgénérationnelle » l’approche des psychoses. Il faudrait à cet égard, selon Paul Jonckheere, tirer de l’oubli dans lequel elles sont tombées, les recherches anglo-saxonnes des années 1956-1970 rassemblées sous la rubrique « phénoménologie sociale » et qui ont abouti au mouvement dit de l’Antipsychiatrie avec Ronald Laing, David Cooper et Aaron Esterson. Les thèses que formulent ces derniers concernant la schizophrénie, à savoir qu’elle est le symptôme d’un déséquilibre familial révélant un désordre plus global, le déséquilibre de la société, ont eu à l’époque un grand retentissement. En dérive en effet une autre pratique de la thérapie, incluant les membres de l’entourage du patient. Il faudrait ajouter à cela les recherches américaines de Paul Watzlawitz et Gregory Bateson dans le cadre de l’école de Palo Alto, recherches bien connues elles aussi, en particulier par la théorie du « double bind », double contrainte, de la schizophrénie qui voit le jour en 1956. Il s’agit d’injonctions paradoxales, telles que le fameux « Jette mon livre » de Gide dans les Nourritures terrestres, ou l’exemple proposé par Watzlawick d’un panneau routier portant la mention « ignorez ce panneau ». Au niveau des relations humaines, le « double bind » prend la forme d’un ensemble de deux ordres contradictoires, implicites ou explicites, intimés à quelqu’un auquel est interdit de sortir de cette situation.

Paul Jonckheere, qui s’est intéressé à ces recherches, considère que les notions de psychotisation et de mystification qui en sont issues sont encore pertinentes aujourd’hui, mais il affirme en même temps la causalité plurifactorielle de la psychose. C’est apparemment dans deux études, celle de l’illusion délirante d’être aimé, et des psychoses induites par le conjoint, qu’il met à l’épreuve sa notion de  « phénoménologie relationnelle ».

En ce qui concerne la première étude, celle de l’érotomanie, qui a été étudiée par la psychiatrie classique, en particulier par Clérambault au début du XXe siècle, puis par la psychanalyse, avec Lacan et le cas Aimée, son approche phénoménologique fait apparaître que « le projet de monde du sujet érotomane est soutenu par un thème unique », l’espoir ou plutôt « l’exigence d’être aimé » par une personne précise, présumée animée d’un amour ardent[2].  Il s’agit donc d’une existence rétrécie, toutes les autres personnes étant devenues pour le sujet  des fantômes insignifiants. Paul Jonckheere tire de l’analyse des quinze cas qu’il a rencontrés la conclusion provisoire suivante : « Le délire érotomaniaque constitue une ‘assurance omnium’ contre l’insécurité ontologique fondamentale », il est « la tentative de réaliser avant la désintégration psychotique une ultime rencontre avec autrui »[3], ce qui atteste du lien intrinsèque qui existe entre le maintien de l’intégrité du soi et le rapport aux autres.

Dans la deuxième étude, celles des psychoses induites par le conjoint, l’analyse des cas rencontrés par Paul Jonckheere pose la question de savoir si l’on peut postuler de façon générale l’hypothèse d’un processus de psychotisation par autrui, en l’occurrence le conjoint, car il s’agit toujours de psychoses tardives, survenant à l’âge adulte et dans le cadre d’un moi déjà constitué. La question est en effet de savoir si la psychose est causée par un changement d’attitude fondamental du conjoint, induisant chez un sujet sain un état  psychotique, ou si un état pré-psychotique peut être suspecté chez le sujet avant le mariage, auquel cas on parlera de psychotisation secondaire. Une telle hypothèse doit être prise en compte, puisqu’on reconnaît bien par ailleurs l’existence de psychoses psychoréactives, celles des emprisonnés, de psychoses expérimentales par déprivation sensorielle, de même que de psychoses d’origine toxique. La question est en effet celle-ci : « Si un chercheur peut aisément provoquer, le temps d’une expérience, une bouffée psychotique chez un sujet sain, pourquoi écarterait-on a priori l’hypothèse qu’un sujet intelligent, possédant par ailleurs d’indéniables qualités humaines, mais fondamentalement ambigu, manipulateur ou pervers, puisse induire un état psychotique chez son ou sa partenaire ? »[4].

Il est intéressant de voir Paul Jonckheere étendre à l’analyse d’une situation politique la question de savoir s’il peut exister des psychoses induites par autrui. C’est ainsi qu’il consacre un chapitre du premier tome de sa Psychiatrie phénoménologique à l’analyse des thèmes existentiels du conflit politique entre Israël et les Palestiniens. La condition de ces derniers, explique Paul Jonckheere, est comparable à celle de personnes atteintes de psychose, à savoir la forclusion du moi, dont les causes peuvent être internes ou externes, car y entre souvent en jeu l’attitude psychotisante de l’entourage et de la société, d’où l’incapacité pour ses personnes de se constituer en sujet autonome, et le recours à des conduites inadaptées ou le refuge dans le délire. Tout comme le sujet psychotique, le peuple palestinien n’a donc que trois issues : soit le passage à l’acte, en l’occurrence le terrorisme, soit l’état dépressif et suicidaire, soit, pour le plus grand nombre, la honte de la déchéance. Paul Jonckheere retrouve ici les théories du psychanalyste américain Harold Searles, proche de l’école de Palo Alto, concernant les techniques aptes à rendre l’autre fou[5], en adoptant un langage bienveillant à l’égard d’autrui, en l’inondant de promesses, mais en développant en même temps une série d’attitudes visant à le mystifier. Or c’est précisément ce qui a lieu ces dernières années dans la stratégie adoptée par Israël et par les dirigeants américains, expliquait Paul Jonckheere il y a déjà plusieurs années, et il lui apparaît aujourd’hui que la situation s’est considérablement aggravée. Cela provient du refus des deux parties à accepter l’idée d’un compromis, ce qui implique de part et d’autre l’incapacité à reconnaître le droit de l’autre, l’incapacité à sortir d’un rapport asymétrique à l’autre.

Si ce bref tour d’horizon relatif à la question des rapports avec autrui dans la psychose en a montré l’importance dans leur développement et même leur déclenchement, il reste à montrer que la thérapie des psychotiques doit précisément avoir pour fonction de rétablir un rapport à autrui possible qui ne soit pas aliénant, ce qui implique à la fois qu’il puisse être libre consenti et réciproque, conditions nécessaires à la constitution même d’une ipséité autonome.

 

3.     La question des relations à autrui dans la thérapie.

 

Si la relation à autrui est à ce point essentielle à la constitution d’une ipséité et si, pour que celle-ci puisse acquérir son autonomie, il est nécessaire que la relation avec autrui ne soit pas psychotisant et donc non aliénante, en quoi la conception de l’autre propre à Sartre et à Levinas peut-elle être considérée comme importante dans le cadre de la thérapie ? Paul Jonckheere nous donne une indication à cet égard en ce qui concerne Levinas, auquel il consacre un court chapitre intitulé « Levinas, une éthique de la rencontre ». Tout en rappelant les propos que Levinas lui a tenus au sujet de la philosophie de Heidegger, qui selon lui n’incite pas au dévouement, et à son concept d’authenticité, qui serait égoïste, Paul Jonckheere souligne que Levinas, qui conçoit l’autre comme une transcendance absolue, considère que le mot amour est « usé et frelaté » et lui préfère celui de « prise sur soi du destin d’autrui », sans que cela ait cependant le moindre rapport avec l’idée heideggérienne d’un Mitsein, d’un être avec autrui, car l’autre étant un absolument autre, il ne peut rien partager avec moi, il est seulement celui « qui m’interpelle et m’oblige »[6]. On trouve ici le thème de l’obsession du visage d’autrui, dont la rencontre est à l’origine d’une relation asymétrique, idée qui conduira Levinas à affirmer dans Autrement qu’être que l’exposition au visage d’autrui est une mise en demeure, une dépossession, la responsabilité pour autrui devenant obligation impérieuse, charge écrasante. C’est ici l’antériorité d’autrui par rapport au moi qui est fortement soulignée, une antériorité qui implique même qu’avant toute rencontre, le moi est déjà exposé à l’autre et son « otage ».

Paul Jonckheere reconnaît que ces propos peuvent avoir une résonance troublante, voire malsaine, et qu’ils peuvent même renvoyer à une structure mélancolique de l’être avec autrui. Il n’en demeure pas moins que, pour le clinicien, ils font sens, car il « perçoit avec une acuité particulière, l’interpellation du visage de son patient ». Je cite : « J’ai cru lire sur le visage de Sophie, qui se frappait fiévreusement, une protestation véhémente contre la monotonie des jours, contre la violence du présent, contre le temps devenu supplice. J’ai lu sur le visage de Julien une détresse infinie »[7]. Le visage du patient oblige en effet le médecin, le thérapeute, il est porteur d’une interpellation à laquelle il faut répondre, mais non pas au sens d’induire, note Paul Jonckheere, « un sentiment de culpabilité pesant et stérile »[8]. Ce serait donc cela que Lévinas aurait su thématiser : l’appel de l’autre qui est à l’origine même de la demande de soin. Et il est vrai que nul ne peut s’instaurer thérapeute qui n’aurait pas perçu cet appel qui émane du visage même de l’autre.

Mais si la relation asymétrique à autrui sous la forme de l’injonction que m’adresse autrui est à l’origine même de cet art de l’assistance à l’autre qu’est la médecine, il n’en demeure pas moins que la forme que cette assistance doit prendre ne peut être totalement asymétrique, pas même dans le cas de la médecine somatique la plus sophistiquée, où la collaboration du patient constitue un facteur essentiel de succès. Et là où la thérapie est psycho-thérapie, ou plutôt thérapie par la parole, rapport immédiat à l’humanité de l’autre, laquelle s’exprime aussi par la posture, les gestes, le comportement, une telle relation asymétrique ne semble plus de mise, et c’est alors du côté du Mitsein heideggérien et de l’intercorporéité de Merleau-Ponty qu’il faut se tourner. C’est d’ailleurs ce que semble faire Paul Jonckheere, qui rappelle d’entrée de jeu la fameuse distinction que fait Heidegger entre deux modalités de la Fürsorge, de la sollicitude ou du souci pour autrui, celle qui vise à se substituer à autrui en prenant en charge son souci et celle qui vise à lui permettre d’assumer son souci par lui-même. Il apparaît en effet immédiatement que la première modalité peut être aliénante, alors que la seconde est au contraire libérante, et l’on sait que c’est dans cette seconde modalité de la sollicitude que Medard Boss a trouvé la matrice de la relation thérapeutique. S’agit-il donc pour le thérapeute de garder à l’égard du patient une totale neutralité ? Ce serait là retrouver le silence et l’attention flottante du psychanalyste freudien. Et Paul Jonckheere a à cet égard raison de souligner qu’une telle attitude est potentiellement dangereuse, par exemple devant le danger d’un passage à l’acte de la part d’un patient suicidaire, où c’est la première forme de sollicitude qui doit être adoptée. Mais la sollicitude libérante s’identifie-t-elle à une telle neutralité ? Il ne me le semble pas, puisqu’il s’agit précisément de permettre à l’autre de se prendre en charge, ce qui implique que l’autre soit perçu comme semblable à soi, comme une existence ou un Dasein égal à soi.

C’est ce que souligne à son tour Paul Jonckheere dans son épilogue intitulé « Regard, écoute, partage ». Si la prééminence a été accordée à l’époque classique de la psychiatrie au regard, regard d’ailleurs quelque peu déshumanisant, c’est Freud qui a conçu un nouveau modèle de thérapie fondé sur l’écoute, modèle lui-même codifié de manière scientifique, d’où la fameuse « attention flottante » destinée à éviter une identification pathique avec le patient, laquelle réduirait à néant la marge nécessaire à l’interprétation du symptôme. Il revient à Binswanger d’avoir inauguré un nouveau modèle de thérapie, celui de la Daseinsanalyse, et un nouveau mode de relation, la relation existentielle « par laquelle les deux partenaires partagent, dans une sorte de connivence intime, l’expérience de l’existence »[9]. Paul Jonckheere insiste ici, suivant Heidegger et Boss, sur la nécessité pour le thérapeute de s’être d’abord éprouvé comme Dasein, de sorte qu’il soit capable de vivre en soi le symptôme de son patient dans son existentialité, et il affirme que, s’agissant du thérapeute, qui pourrait être tenté par un « obscur désir de domination ou d’intrusion » ou plus simplement par le narcissisme, « comme tout don, le don de soi et le don du temps doivent être réciproques »[10]. Réciprocité et partage, telle serait donc la loi de la relation thérapeutique. A cet égard, c’est le mot partage, et non celui de portage, utilisé par Binswanger, qui s’avère le plus propre à la décrire. Paul Jonckheere rappelle en effet que Binswanger, dans un texte intitulé « Analyse existentielle et psychothérapie », datant de 1958, où il évoque la question du transfert telle qu’elle est comprise dans le cadre de la Daseinsanalyse, explique qu’il ne s’agit du transfert de l’expérience vitale de l’un (le père) sur l’autre (le médecin), mais « d’un portage qui s’effectue, en vérité, au même moment pour les deux partenaires, le portage d’une charge distribuée à la fois sur le médecin et le patient » et ce qui est ainsi porté, c’est une « communauté de destin, acceptée et prise en charge dans la réciprocité par les deux partenaires dès l’instant de leur première rencontre »[11]. Il s’agit bien sûr d’un « portage » par chacun d’une charge distribuée sur eux deux, mais le terme « portage » peut effectivement encore faire penser à la mise en commun d’une tâche déterminée, alors que celui de « partage » implique davantage une participation commune au fait même d’exister. Le mot partage renvoie en effet par lui-même au destin, à la moira grecque, au fait que tous les hommes se partagent la même existence,  de sorte que pour les Grecs, comme le souligne Paul Jonckheere, vivre signifiait partager. C’est ici, in fine, qu’il rejoint donc Medard Boss, lui qui, par delà la nostrité que Binswanger voulait substituer au souci, a permis à Heidegger, dans les séminaires qu’il fit dans sa maison de Zollikon, de montrer que le souci de l’autre, compris comme sollicitude libérante, est la véritable essence de l’amour. Comme le remarque Paul Jonckheere, la thérapie a, chez Medard Boss, pour visée d’aider le patient à retrouver l’ouverture originaire au monde, aux autres et à son corps, de sorte que « là où la psychanalyse freudienne veut rendre le sujet davantage maître dans sa propre maison », le thérapeute phénoménologue poursuit un autre but, celui de « l’ouvrir au partage »[12].

 

 

 

 


[1] P. Jonckheere, Psychiatrie phénoménologique, Tome I, Concepts fondamentaux, Argenteuil, Le Cercle Herméneutique, 2009, p.  99.

[2] Ibid., p. 110-111.

[3] Ibid., p. 115.

[4] Ibid., p. 129.

[5] Ibid., p. 100-101.

[6] Ibid., p. 74.

[7] Ibid, p. 75-76.

[8] Ibid., p. 76.

[9] Psychiatrie phénoménologique, tome II, Confrontations cliniques,  p. 189.

[10] Ibid.

[11] L. Binswanger, Introduction à l’analyse existentielle, Paris, E. de Minuit, 1971, p. 154

[12] Psychiatrie phénoménologique, tome II, p. 192.