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ABETTAN (7/1/2017)

Phénoménologie et diplopie du moi (à propos d'un cas de paraphrénie)

Le cas de M. B.

Monsieur B est un homme âgé d'une soixantaine d'années, que je rencontre pour la première fois à l'occasion d'une hospitalisation en SDT, motivée par des troubles du comportement en contexte d'alcoolisation aiguë. Il s'agit d'un patient obèse, hypertendu, diabétique, ayant des problèmes d'alcool depuis plusieurs années, suivi en addictologie, et présentant une cirrhose alcoolique compliquée de varices œsophagiennes. Du point de vue professionnel, il est en invalidité depuis de nombreuses années (il était auparavant serrurier, puis chaudronnier, activité qu'il aurait interrompu en raison d'un eczéma de contact). Il est marié, a trois enfants qui ont une trentaine d'années.

Il est peu connu de la psychiatrie publique, mais est suivi par un psychiatre libéral, pour un motif flou, et traité (pour ce qui est des psychotropes) par aripiprazole. On note malgré tout dans ses antécédents une HO, une dizaine d'années auparavant, pour des troubles du comportement dans un contexte de prise d'alcool, HO qui avait à l'époque été levée rapidement. Pour l'heure, c'est son médecin généraliste qui l'adresse en SDT-U pour « tendance agressive ». Le patient reconsomme depuis environ trois semaines (après six mois d'abstinence), date à laquelle un de ses amis proches serait décédé d'un cancer. Dans les événements survenus récemment, il vient également de récupérer son permis de conduire, et bénéficie d'un nouvel appareillage pour un SAOS. Il aurait été agité au domicile, ses proches l'auraient amené aux urgences la veille, d'où il aurait fugué. Dans l'unité, le patient est calme, parfaitement orienté dans le temps et dans l'espace, son discours est clair et cohérent. Il n'exprime aucun élément délirant, et il n'y a aucun signe d'exaltation thymique. La mesure de SDT est levée dans la journée et le patient rentre à domicile.

A sa sortie de l'hôpital, Monsieur B. s'alcoolise de nouveau. Il se montre alors de nouveau agressif envers sa femme, et il est ramené à l'hôpital psychiatrique par les pompiers de nouveau en hospitalisation sous contrainte (SDT-PI). A son arrivé, il est effectivement alcoolisé, agité, agressif, l'entretien est impossible. Le lendemain, il est de nouveau calme. Le placement est levé au bout d'une semaine. Le diagnostic retenu est celui d'encéphalopathie alcoolique avec anosognosie.

Quatre jours après sa sortie, Monsieur B revient à l'hôpital psychiatrique, mais est cette fois hospitalisé à la demande d'un représentant de l'état (SDRE), suite à des troubles du comportement récidivants au domicile avec hétéro-agressivité. Il se serait en effet montré menaçant vis-à-vis de sa femme et de sa fille, et aurait cassé la vitre de la voiture de sa fille alors que sa femme se trouvait à l'intérieur. Le certificat médical initial, fait par son médecin généraliste, fait état d'une intoxication alcoolique chronique, et évoque une « agressivité » ainsi que des « idées délirantes ».

A son arrivée, Monsieur B. est calme, orienté. Le discours est clair et cohérent. Dans l'unité, il ne pose aucun problème, et ne comprend pas ce qu'il fait là. Quelques jours plus tard, il déclare d'ailleurs au juge des libertés et de la détention que « ça va. Tout va bien, c'est ma fille qui m'a fait interné car j'ai cassé la vitre de la voiture. Je rêve de rentrer chez moi. J'en ai assez ». Quand on discute avec lui, et que l'on tente de retracer sa biographie, il parle de sa femme, de ses trois enfants, explique qu'il est en invalidité depuis de nombreuses années, et qu'il était auparavant serrurier, puis chaudronnier. Quelques temps après, il explique qu'en réalité, il était routier aux États-Unis de 17 à 42 ans. C'est à son retour en France qu'il aurait ouvert une serrurerie. Pendant cette période de vie aux États-Unis, il aurait d'ailleurs eu un fils, issu d'une relation extra-conjugale, élément dont il n'avait jamais parlé jusque là. Lorsque l'on essaye de lui faire développer ce point, il avoue avoir eu en réalité une double vie, et ce n'est plus seulement un, mais trois enfants qui seraient nés de cette relation extra-conjugale, qui se prénommeraient Willy, Françoise et Colin. Lorsqu'on discute de cela avec sa femme (avec laquelle il s'est marié alors qu'il avait 22 ans), elle infirme catégoriquement ces éléments : Monsieur B. n'a jamais quitté la France, et n'a jamais eu de passeport. Confronté à cette divergence entre sa femme et lui, Monsieur B. maintient avoir été routier aux États-Unis, décrit abondamment cette période de sa vie et précise même qu'il y conduisait des convois exceptionnels. Mais lorsqu'on lui demande si l'on peut faire une partie de l'entretien en anglais, il refuse et adopte une stratégie d'évitement. En revanche, sa femme rapporte qu'un des frères de Monsieur B. (qui est issu d'une fratrie de sept) aurait, pendant un temps, été routier, et qu'un autre frère aurait quant à lui beaucoup voyagé. Elle rapporte également que Monsieur B. aurait tendance, depuis l'âge de 46 ans (âge auquel il aurait perdu son emploi), et par phases, à raconter parfois n'importe quoi, à « fabuler », sur un mode plutôt mégalomaniaque, et à faire des choses étranges, mais sans accélération psycho-motrice. Par exemple, ces derniers temps, « il voulait faire des choses incroyables qui n'ont pas de sens », comme faire de la tronçonneuse dans le salon.

Lors du séjour, le comportement reste calme, le discours est bien organisé, il n'y a aucun élément de dissociation, et Monsieur B. présente un syndrome délirant bien systématisé de mécanisme imaginatif, et de thématique mégalomaniaque, qui persiste et s'enrichit dans le temps, nourrit par des éléments de réalité et son imagination. Il n'y a aucune composante hallucinatoire. Il présente par ailleurs des comportements étranges, inadaptés, dans l'unité (comme des vols dépourvus de toute justification logique).

Par ailleurs, les proches décrivent une personnalité hyperthymique : bon vivant, volontiers macho, aimant bien boire et manger.

Sur le plan diagnostic, on retient celui de paraphrénie confabulante. Le diagnostic de syndrome de Korsakoff, initialement évoqué, n'est pas retenu, car un bilan neurologique effectué lors du séjour ne retrouve aucun trouble cognitif (pas de troubles mnésiques, pas de fausses reconnaissances). Par ailleurs, sur le plan clinique, il n'y a pas d'accélération psycho-motrice, pas d'exaltation pathologique de l'humeur, et l'anamnèse ne retrouve aucun antécédent d'épisode maniaque ni dépressif. Le diagnostic de décompensation maniaque d'un trouble bipolaire n'est donc pas retenu non plus. Des tests projectifs réalisés durant le séjour retrouvent une structure psychotique.

Par la suite, et sous traitement par aripiprazole, les éléments délirants vont être progressivement mis à distance, le comportement se stabilise, la mesure de SDRE est levée et Monsieur B. finira par rentrer chez lui, avec reprise du suivi par son psychiatre libéral habituel. Depuis, il n'est jamais revenu à l'hôpital.

De la normalité à la pathologie

Sans discuter plus avant du diagnostic et de la possibilité d'envisager d'autres diagnostics possibles, je voudrais ici me concentrer sur le délire imaginatif de Monsieur B. et en particulier sur le rapport qu'il entretient avec sa propre identité. Manifestement, Monsieur B. « fabule », il s'invente une vie et une identité. Pourtant, avant d'en faire une marque pathologique, il faut voir en quoi se joue ici quelque chose d'essentiel quant au rapport que nous entretenons avec notre identité, et apercevoir la continuité qui existe entre la forme « pathologique » de ce rapport qu'illustre le cas de M. B., et des expériences, plus partagée, parfois évoquées dans la littérature. Par exemple, dans un des textes du recueil L'Auteur, Borges décrit bien la difficulté qu'il y a à coïncider de façon prolongée avec son identité, et à se reconnaître soi-même comme un. Ainsi, si « Spinoza comprit que toute chose veut persévérer dans son être », Borges attire l'attention sur le fait que le plus difficile n'est pas de persévérer dans son être, mais en soi-même : « Mais moi je dois persévérer en Borges, non en moi (pour autant que je sois quelqu'un) » [1]. Le même problème est posé par l'écrivain autrichien Peter Handke :

je me demande s'il est fondé d'appeler « je » celui que j'étais dans le passé, non pas seulement l'enfant, mais même celui de l'an dernier. Mon incertitude quant au « je » est également grande pour toutes les années, et cela s'agissant de presque tout ce que j'ai fait, qu'on m'a fait ou qui m'est advenu. C'est comme si dans mes souvenirs je devais sans cesse me mettre entre guillemets. « Je » fut ranimé. « Je » fit un discours. Rares sont les moments où je ne me mets pas en doute, où je suis même renforcé par un point d'exclamation. Je me réveillai à côté de ma grand-mère morte ! Je marchai avec mon grand-père en voyant les gouttes de pluie dans la poussière du chemin de campagne ! Resté là tout l'été et l'automne à écrire, à regarder par la fenêtre, moi ! Aperçu mon fils, moi ! Nagé au milieu de l'année au milieu du fleuve, moi ! - Mais pour la plupart des événements vécus, cela hésite devant le « je » et voudrait esquiver par un autre mot, mais n'en trouve pas. Aussi ne me reste-t-il rien d'autre à faire qu'à désigner indistinctement par « je » le sujet actif et passif de mon expérience, aussi faux qu'il me paraisse [2].

Qu'il s'agisse du cas de M. B, ou des exemples littéraires précédemment évoqués, tous conduisent à penser qu'il y a bel et bien un problème de l'identité humaine. Que l'identité humaine pose problème, cela paraît constituer un lieu commun, et de nombreux auteurs, à chaque époque, l'ont noté. En revanche, chaque époque à sa façon propre de poser le problème. Les termes du problèmes évoluent donc régulièrement. Un des grands problèmes, déjà pointé par Locke, consistait à se demander comment je peux changer tout en restant le même. La philosophie contemporaine, en particulier en France, s'est réappropriée cette façon de poser le problème, tout en l'intégrant à la critique (bien développée par la phénoménologie) du caractère exclusif de l'ontologie de la substance sur fond de laquelle l'examen de la question de l'identité humaine est le plus souvent envisagé. Dans la droite ligne des travaux de Heidegger, il faudrait alors prendre acte du fait qu'il existe une pluralité de modes d'être, et que ceux-ci peuvent être distingués en fonction du rapport particulier qu'ils entretiennent avec la temporalité. A cet égard, la réflexion de Paul Ricoeur sur l'identité apparaît particulièrement représentative de cette tendance. Ricoeur met en effet au centre de sa réflexion l'ambiguïté temporelle qui caractérise l'identité humaine, et c'est ce problème qui guide une grande partie de ses analyses sur l'identité (que l'on retrouve essentiellement dans Soi-même comme un autre, ainsi que dans Parcours de la reconnaissance). Son analyse part du constat que le mot français même introduit une « équivoque », dans la mesure où il « traduit également les mots latins idem et ipse » [3] et mêle ainsi indistinctement ce qui mériterait d'être soigneusement distingué. À partir de là, Ricœur n'aura de cesse de souligner l'existence, au cœur de l'identité personnelle, d'un paradoxe affectant sa permanence dans le temps. Il n'y a d'identité (et en particulier d'identité personnelle) que dans la mesure où il y a permanence dans le temps, maintien de soi à travers le temps. Et « à première vue […], la question de la permanence dans le temps se rattache exclusivement à l'identité-idem » [4]. Cette identité-idem est celle du même, elle désigne l'identité substantielle longtemps privilégiée par la tradition philosophique, et qui fait référence à un noyau non changeant, à « quelque chose qui ne changerait pas » [5], à « l'identique au sens de l'extrêmement semblable » [6] ; elle a pour modèle le caractère [7].

Tout l'effort de Ricœur consiste à montrer que la permanence dans le temps qui caractérise l'identité personnelle implique une autre sorte d'identité, nommée identité-ipse. Cette identité-ipse, à la différence de la mêmeté, « n'implique aucune assertion concernant un prétendu noyau non changeant de la personnalité » [8] et a pour paradigme la promesse.

L'originalité de la position de Ricœur, c'est de refuser de penser les relations entre mêmeté et ipséité sous la forme d'une alternative et de faire de l'identité personnelle le résultat d'une dialectique entre ces deux pôles : « Il ne faut pas dire que les choses sont du côté du même et les personnes du côté de l'ipséité : les personnes sont des deux côtés. C'est pourquoi il y a paradoxe » [9]. S'il s'agit en premier lieu de s'opposer à toute une tradition philosophique n'ayant eu de cesse de réduire l'identité personnelle à la mêmeté, il s'agit tout autant de lutter contre la tentation séduisante de rompre totalement les liens entre maintien de soi et éléments substantiels [10].

Cette distinction permet de montrer que le maintien de soi ne se réduit pas à l'immuabilité, à la conservation sans changement de ce qui fut, garantie par la mémoire, assurée par le caractère. À cette orientation temporelle tournée vers le passé répond celle tournée vers le futur qui caractérise la promesse. Celle-ci permet en effet de faire apparaître comment « la fidélité à soi dans le maintien de la parole donnée » [11] contribue au maintien de soi, mais en étant tout entière orientée vers le futur ; elle permet de délier le maintien de soi de la persistance d'éléments passés demeurant identiques. La distinction entre idem et ipse permet ainsi de révéler « la polarité, en termes temporels, entre deux modèles de permanence dans le temps » [12], là où cette permanence est bien souvent réduite à la persévération immuable de ce qui a été.

Paraphrénie et identité (la diplopie du moi)

C'est ici que le cas de M. B. permet de réinterroger le bien-fondé de la façon dont le problème de l'identité est très souvent posé (en particulier chez Ricoeur), et peut-être de le renouveler. La première idée que je voudrais défendre, c'est que le principal problème posé par le cas de M. B., et plus largement par la paraphrénie, peut se concevoir comme ayant trait à l'identité et au rapport que l'on entretient avec elle, d'une façon très spécifique comparée aux perturbations de l'identité que l'on peut retrouver dans les autres psychoses. La phénoménologie psychiatrique (en particulier chez Binswanger) s'est longtemps focalisée sur l'étude de cas de psychose, et plus particulièrement de schizophrénie. La plupart de ces cas implique une composante délirante, c'est-à-dire une « modification radicale des rapports de l'individu avec la réalité » [13]. Or, comme le remarque Henri Ey, la « réalité » interroge la relation que le sujet entretient avec le monde [14], de sorte que « les idées délirantes constituent les thèmes qui expriment le bouleversement de l'existence (Dasein), c'est-à-dire des rapports du Moi avec son Monde » [15]. De fait, chez Binswanger, l'analyse du délire consiste le plus souvent à remonter du délire exprimé au projet de monde (Weltentwurf) (pathologique) qui en constitue la racine. Ce projet de monde pathologique est alors envisagé comme une donation de sens problématique conférée par une subjectivité constituante à ce qui fait encontre. A partir de là, l'analyse consiste alors à examiner quelle forme modifiée cette subjectivité confère à l'espace, à la temporalité, à autrui etc., bref, à tout ce qui contribue à former un monde. S'il y a un problème d'identité, il est alors envisagé au sein du commerce très particulier que le sujet délirant entretient avec son monde, qui est devenu à tel point singulier qu'il lui devient propre et ne peut plus être véritablement partagé. En d'autres termes, dans la mesure où le rapport que l'on entretient avec soi-même est, d'une manière ou d'une autre, tributaire du rapport que l'on entretient avec le monde, il va de soi qu'une perturbation du rapport entretenu avec le monde rejaillit sur le rapport entretenu avec soi-même et implique ipso facto une perturbation de l'identité. Il n'y a donc pas besoin d'envisager spécifiquement le problème de l'identité pour rendre compte de ce problème même, puisque les analyses consacrées au problème du monde sont suffisantes pour comprendre que le rapport à soi du délirant soit modifié. De fait, le problème de l'identité est relativement peu étudié pour lui-même chez les grands auteurs de la phénoménologie psychiatrique. Or la paraphrénie oblige à se confronter à ce problème dans sa spécificité. En effet, ce qui est particulier ici, c'est que le sujet qui délire sur un mode paraphrénique n'est pas aux prises avec un monde fondamentalement transformé. Ainsi la façon dont l'espace, par exemple, est constitué n'est pas perturbée (à la différence de ce que l'on peut observer chez le maniaque, ou dans les exacerbations délirantes aiguës de la schizophrénie, comme l'a montré Binswanger). Il en va de même en ce qui concerne la constitution de l'objectité temporelle, qui fondamentalement n'est pas modifiée. Globalement, dans la paraphrénie, il n'y a pas de trouble majeur de la constitution du monde, ce que la clinique psychiatrique a depuis longtemps remarqué, en soulignant le fait que l'adaptation à la réalité est longtemps conservée, que la perception n'est jamais perturbée et que les malades perçoivent clairement leur environnement et leur situation. Les fonctions intellectuelles ne sont pas véritablement perturbées, il n'y a pas véritablement de troubles profonds du cours de la pensée. Mais à côté du monde « réel », partagé, co-existe un autre monde, corrélatif d'un autre moi, qui dans certains cas (dans les formes de paraphrénie fantastique) est un monde magique, fantastique, et dans d'autres cas (paraphrénie confabulante) met en jeu un autre moi, plus exalté, légèrement surexcité, souvent grandiose, faisant intervenir de façon étrange et incohérente de faux souvenirs et des récits d'événements étranges. Comme le note Henri Ey, qui a beaucoup travaillé sur les paraphrénies, ce qui caractérise cette sorte de délire, c'est ce double caractère d'activité délirante archaïque, paralogique, véritable dérèglement imaginatif d'une part, et d'intégrité du fonds mental et de la structure de la personnalité d'autre part [16]. Ey considère par ailleurs que la mégalomanie constitue la dimension fondamentale des délires paraphréniques, et qu'elle « superpose sa grandeur au monde réel, de telle sorte que le sujet, dans une manière de diplopie voit et vit deux mondes » [17]. En réalité, cette diplopie du monde s'origine dans une bipolarisation ou diplopie du moi qui permet aux paraphrènes de continuer à mener une existence relativement bien adaptée tout en exprimant un délire imaginatif plus ou moins luxuriant. Cette « diplopie paraphrénique du réel et de l'imaginaire » partage le monde du délirant en deux mondes qui mettent en jeux deux identités juxtaposées qui co-existent. C'est bien ce que l'on observe dans le cas de M. B., qui navigue entre deux identités, l'une d'ancien serrurier-chaudronnier marié depuis quarante ans et n'ayant jamais quitté son petit village du sud de la France, l'autre de chauffeur de convois exceptionnels aux USA, au pouvoir de séduction tel qu'il y aurait « semé » trois autres enfants.

La paraphrénie : une mise en crise de la mêmeté ?

La paraphrénie oblige donc à repenser les repères habituels avec lesquels nous sommes habitués à aborder le délire (en particulier schizophrénique), et à s'interroger plus finement, et de façon spécifique, sur l'identité humaine. Or ce qui est remarquable, c'est que le cas de M. B., et plus largement la problématique paraphrénique, fait ressortir des points d'achoppement qui ne sont pas ceux sur lesquels s'est interrogée la réflexion philosophique contemporaine. On l'a vu avec l'exemple de Ricoeur, la réflexion contemporaine sur l'identité a essentiellement posé le problème de l'identité ipse, et a essayé de théoriser le fait qu'il existe une part de notre identité qui n'est absolument pas substantielle, dont le maintien dans le temps ne fait pas intervenir la persistance à travers le temps d'un noyau non changeant. C'est le mérite de Ricoeur d'avoir travaillé sur ce problème et d'avoir permis d'avancer dans la compréhension de ce phénomène à première vue déroutant. Pourtant, si la réflexion contemporaine s'est focalisée sur le problème de l'identité envisagée comme ipséité, ce n'est pas lui qui est en question ici. M. B. n'a pas de problème particulier avec le pôle ipse de son identité. Il est tout à fait capable de promettre, et ainsi de se maintenir comme celui qui a donné sa parole. Il est parfaitement adapté à la vie institutionnelle, et les relations, aussi bien avec les autres patients qu'avec les soignants, sont bonnes. Ce qui, en revanche, est ici en question, c'est le rapport qu'il entretient avec son identité-idem, rapport qui quant à lui a relativement peu intéressé la réflexion philosophique contemporaine. Celle-ci a en effet eu tendance à considérer que, à la différence du rapport que nous entretenons avec le pôle ipse de notre identité, le rapport avec son pôle idem est relativement évident, et peu problématique. Si l'on reprend les deux archétypes de l'identité-idem identifiés par Ricoeur, à savoir le caractère et la mémoire, il s'agit le plus souvent de prendre acte du fait que nous avons un caractère, qui évolue peu au long de la vie, qui persiste à travers le temps, et qui contribue à nous réidentifier, au fil du temps, comme étant toujours le ou la même. De même, concernant la mémoire, celle-ci permet de conserver un certain nombre de souvenirs ayant traits à des faits passés dans lesquels nous avons été impliqués, et ce faisant, elle permet de dessiner une trame faite de points de repère fixes, permettant ainsi de préciser « qui » nous sommes. Il n'y aurait ici aucun problème particulier qu'il conviendrait d'examiner et sur lequel il faudrait s'appesantir. Pourtant, ce que donne à voir le paraphrène, c'est bien un rapport perturbé avec le pôle idem de son identité. Le problème apparaît double. D'une part, M. B. « invente » ou créé de nouveaux points de repères : le pôle idem de son identité s'abreuve donc aux sources de l'imaginaire de la subjectivité de M. B. D'autre part, les points de repère partagés et accessibles à d'autres que lui (son mariage, la naissance de ses trois enfants etc.) s'avèrent insuffisants pour façonner le pôle idem de son identité (là où d'ordinaire il sont suffisants pour ce faire). Ainsi, alors que la réflexion philosophique s'est dernièrement beaucoup intéressée – à juste titre – au problème du maintien de la composante ipse à travers le temps, l'exemple de la paraphrénie de M. B. conduit à s'interroger sur le mystère que représente le maintien de la composante idem, qui ne va rien moins que de soi.

Le principal problème, à mon sens, c'est qu'on a souvent tendance à considérer que le maintien de la composante idem à travers le temps n'est pas problématique : dans la mesure où cette composante idem fait intervenir et est étroitement liée à des éléments qui persistent, identiques, à travers le temps, on postule que ces éléments « prêtent » leur substantialité à la composante idem de l'identité, dont le maintien à travers le temps est alors assuré et dépourvu de problème. Pourtant, l'identité-idem, pas plus que l'identité-ipse, n'est soustraite au problème de la temporalité, elle ne se conçoit que dans le temps et n'existe qu'en tant que le sujet réussit à vaincre la distance qui le sépare des éléments de mêmeté et à leur communiquer une pertinence qui s'envisage toujours au présent. L'identité-idem n'existe pas indépendamment de ce geste de réappropriation. Si M. B. se rêve en chauffeur de convois exceptionnels, c'est dans la mesure où la relation qu'il entretient avec son identité d'ancien serrurier héraultais père de trois enfants est suffisamment lâche pour pouvoir admettre et intégrer d'autres points fixes. En d'autres termes, la dimension temporelle de l'identité humaine n'est pas le propre de l'ipse, mais est aussi un réel problème pour la mêmeté, problème que révèle l'exemple de la paraphrénie, et qui n'apparaît pas avec le même éclat dans l'existence « normale ». Penser l'identité procédant des éléments idem comme échappant au problème de la temporalité en raison du secours de la persistance d'éléments substantiels revient à penser l'identité-idem comme existant préalablement et indépendamment du mouvement de reprise de ces éléments, et de la relation qui les relie à une subjectivité qui en est séparée par une distance irréductible. Le corollaire de cela, c'est qu'il ne faut pas, comme on le fait parfois, penser que les éléments de mêmeté échappent à la sphère du propre. On admet fréquemment que les éléments de mêmeté font l'objet d'une visibilité partagée, et de ce fait sont accessibles à tous. Par exemple, si je suis un ancien serrurier, cela est connu de tous, et peut être vérifié facilement. Ainsi, il est facile de savoir et d'établir si mon identité est celle d'un ancien serrurier, ou pas. Le pôle idem de mon identité peut alors donner l'impression de ne pas faire intervenir de relation propre avec les éléments qui le constituent, tant ceux-ci me définissent indépendamment de la relation que j'entretiens avec eux. Que cela me plaise ou non, je suis un ancien serrurier : cela s'impose à moi. On reconnaît en revanche plus volontiers que les éléments de type ipse font, par essence, intervenir une relation propre, privée, non partagée, qui contribue à façonner mon identité-ipse. Or si, au contraire, et comme le montre le cas de M. B., l'identité-idem est indissociable d'une telle relation, cela signifie que cette identité n'est pas réductible à ce qui est publiquement observable. Car la relation appropriante qui me permet de coïncider avec les éléments de mêmeté se rapportant à mon identité n'apparaît qu'à moi et à ce titre ressortit à la sphère du propre. Il faut donc également remettre en cause l'idée selon laquelle seule l'ipséité mettrait en jeu la sphère du propre.

On est finalement conduit à réinterroger la pertinence et la portée de la distinction, au sein de l'identité humaine, entre idem et ipse [18]. Cette distinction n'est pas sans fondement. Il ne s'agit donc pas de la contester purement et simplement. On peut malgré tout remarquer que c'est à chaque fois la même problématique qui est mise en jeu, à savoir celle de la distanciation et de la réappropriation par une subjectivité capable d'offrir un lieu de réception. Les éléments de mêmeté ne sont jamais auto-suffisants pour constituer une identité, fût-t-elle de type idem, et celle-ci s'appuie toujours en dernier lieu sur quelque chose qui ne peut être qu'attesté, à savoir que ce qui est en question dans ce nom propre, dans la couleur de ces yeux etc., c'est bien moi. Corollaire de cela, on peut également remettre en cause l'idée selon laquelle l'identité-idem répondrait à la seule question quoi ?, tandis que l'identité-ipse se chargerait seule de la question qui ? : cette dernière semble en réalité en jeu dès qu'il est question des éléments de mêmeté qui font signe vers un sujet capable de se reconnaître en eux et de les identifier comme étant du ressort de sa sphère propre.

On peut donc, d'une certaine manière, contester la pertinence de la distinction entre idem et ipse, en cela qu'ils doivent tous les deux faire l'objet d'un mouvement de reprise appropriante pour façonner notre identité. Alors que l'idée de mêmeté (ou de pôle idem de l'identité) suggère qu'il existerait des éléments identitaires qui se donneraient à la manière d'entités positives et auxquels on pourrait toujours se raccrocher, l'identité humaine n'est jamais donnée : son mode d'être propre consiste à échapper à l'ordre même de la présence. Notre identité se donne toujours à nous sous la forme d'une présence mâtinée d'absence, d'une présence-absence, qui se donne à nous sous la forme de l'exigence d'un avenir qui ne s'accomplit que dans la mesure où cet avenir se réapproprie cette exigence et lui donne sens à son tour. Les éléments idem, tout comme les éléments ipse, ne sont donc que pré-possédés, et doivent pour être constituants vis-à-vis de notre identité et orienter celle-ci, être repris, réactivés, afin d'être relancés vers un avenir. En ce sens, le façonnage de notre identité est une tâche dont l'achèvement est à jamais différé, c'est pourquoi l'illusion de la position du sujet doit laisser la place à un processus de subjectivation infinie, toujours en partie indéterminé. Mon identité n'est jamais donnée en personne, elle ne demeure qu'à titre d'horizon et m'apparaît comme un sens interrogatif qui demeure toujours à interroger. En ce sens, il me sollicite, ou m'appelle en permanence, et n'est informatif qu'en tant qu'il exige une reprise. Cette reprise peut éventuellement s'abreuver aux sources de la fiction et faire appel à des « variations imaginatives » afin d'ouvrir le champ des possibles. Mais ce recours à l'imagination et à la fiction est toujours subordonné à ce mouvement de reprise, qu'il nourrit mais auquel il est subordonné. En d'autres termes, bien que les éléments (qu'ils soient d'ordre idem ou ipse) de mon histoire ne suffisent pas à façonner mon identité, je suis en quelque manière lié à eux, et le processus de subjectivation se déroule à même un mouvement de reprise qui accomplit l'exigence d'un avenir dont sont porteurs ces éléments, vis-à-vis desquels je ne suis jamais quitte. Or, ici, dans le cas de M. B., les éléments imaginatifs ne sont pas au service du processus de subjectivation, lui-même subordonné au mouvement de reprise qui me lie aux éléments de mon histoire, mais ils s'autonomisent jusqu'à se développer pour eux-mêmes, et jusqu'à ce que la relation que le sujet entretient avec les éléments de son histoire ne comporte plus aucun privilège par rapport aux composantes imaginaires et fictionnelles. C'est ce saut qui marque l'émergence du délire imaginatif et permet l'apparition de la paraphrénie.

Loin d'être informative pour le problème de la paraphrénie, la distinction idem/ipse aurait ainsi plutôt tendance à effacer la racine du problème, compliquant ainsi sa résolution. En effet, ce qui est ici en jeu me semble être la capacité à résister dont font preuves certains aspects de notre identité, capables de constituer des référents permettant d'ancrer notre identité. Pour l'idem aussi bien que pour l'ipse, ce problème ne semble pas exister. Du côté de l'idem, tout se passe comme si l'existence même de certaines composantes substantielles suffisait eo ipso à en faire des points d'ancrage. On a déjà dit qu'on pouvait douter du fait que les éléments idem n'aient pas besoin d'un mouvement de reprise. Du côté de l'ipse, à partir du moment où la promesse a été faite, je suis eo ipso institué comme celui qui a promis, charge à moi d'être fidèle à l'exigence que cela implique, ou de ne pas l'être ; dans tous les cas, la promesse m'aurait institué comme celui sur lequel on compte. Dans les deux cas, l'institution des points d'ancrage n'est pas un problème. Or il me semble que le problème se situe précisément ici. Les éléments qui participent à définir qui je suis ne sont jamais réellement donnés dans une présence authentique, l'expérience que j'en fait est toujours frustrante, parce que cette expérience fuit de toute part : je sais que j'ai promis, mais qu'est-ce que cela implique ? Je sais que je suis né à tel endroit, mais qu'est-ce que cela signifie ? C'est bien ce que souligne Ricoeur lorsqu'il écrit que l'aperception immédiate que j'ai de moi-même (et qu'exprime le cogito cartésien) possède « une espèce d'évidence » et constitue une certitude, mais que cette certitude est « privée de vérité », ou qu'il s'agit d'une vérité « aussi abstraite et vide qu'elle est invincible » [19]. Ce n'est que dans un mouvement de reprise, de retour que je peux paradoxalement rendre toute sa densité à ces éléments qui se sont révélés si évanescents dans l'instant même où ils se donnaient. Mais une fois reconnu ce caractère fragile, évanescent de ces éléments (et de leur sens) qui participent à cerner mon identité, il faut néanmoins prendre toute la mesure du fait que ce mouvement de retour, s'il peut impliquer une dimension imaginative, n'est pas totalement fantaisiste, et s’arrime à des points de référence, fussent-ils précaires. Ces points de références (de l'ordre de l'idem ou de l'ipse) jouissent d'une façon ou d'une autre d'une « réalité » et d'une présence qui, faute d'être actuelle, fut bien réelle et qui d'une certaine façon résonne encore, toutes choses qui manquent dans l'imagination. De cette façon, ces éléments, bien que requérant un sens dont la constitution est infinie et toujours différée, et bien qu'ils soient pris ainsi dans un mouvement temporel et fluent, jouent malgré tout un rôle fondateur en cela qu'ils jouissent d'une résistance permettant à celui qui interroge leur sens et ainsi se cherche d'être lui-même. Or c'est cette différence qui existe entre le souvenir (ou resouvenir) et l'imagination qui s'efface mystérieusement dans la paraphrénie, à telle point que ce qui caractérise habituellement le premier se met à valoir également pour la seconde. Pour le paraphrène, l'imagination se met à jouir de cette capacité à « résonner » jusqu'à devenir indiscernable du souvenir.

Conclusion

Le cas de paraphrénie de M. B. est singulier en cela qu'il ne permet pas de « dérouler » de façon un peu automatique les grandes lignes qui structurent les cas paradigmatiques et leurs interprétations canoniques de l'histoire de la psychiatrie phénoménologique, parce que ces analyses classiques s'élaborent au fil d'une analyse de la façon dont le monde du malade est transformé, alors qu'ici, le commerce que le malade entretient avec le monde est plutôt satisfaisant. Ce qu'il donne à voir, en revanche, c'est une mise en crise du rapport entretenu avec sa propre identité, réalisant ce qu'Henri Ey appelait une « diplopie » du moi. Lorsqu'on enrichit cette intuition en lui surajoutant les acquis des analyses contemporaines consacrées au problème de l'identité, il apparaît que c'est essentiellement le rapport avec l'identité-idem qui est perturbé. Cela conduit à repenser à nouveaux frais les enjeux et les problèmes posés par la composante idem de l'identité, enjeux et problèmes auxquels la réflexion philosophique contemporaine s'est relativement peu intéressée. Celui conduit à reconnaître une dimension temporelle à la relation que nous entretenons avec les éléments idem de notre identité, et à reconnaître également que ce rapport ne se résume pas à ce qui peut apparaître au grand jour mais fait intervenir une relation propre, en partie inaccessible aux témoins éventuels. Et c'est au sein de cette relation que l'accent différent dont jouissent le souvenir et l'imagination tend à s'effacer jusqu'à s'uniformiser.

Notes

[1] J.-L. Borges, « Borges et moi » in L'Auteur et autres textes, trad. fr. R. Caillois, Paris, Gallimard, « L'imaginaire », 1982, p. 103-105.

[2] P. Handke, Mon année dans la baie de Personne, trad. fr. C.-E. Porcell, Paris, Gallimard, 1997, « Folio », p. 140.

[3] P. Ricœur, « Individu et identité personnelle » (1985), dans Écrits et conférences 3, op. cit., p. 345.

[4] P. Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 140.

[5] « Individu et identité personnelle », art. cit., p. 348.

[6] Ibid., p. 345.

[7] Voir Soi-même comme un autre, op. cit., p. 143 sq. Il faut noter que, dans Parcours de la reconnaissance, ce n'est pas tant le caractère que la mémoire qui est pris comme exemple paradigmatique de la mêmeté. Voir Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, 2004, rééd. Gallimard, coll. « Folio Essais », 2005, p. 179 sq.

[8] Soi-même comme un autre, op. cit., p. 13.

[9] « Les paradoxes de l'identité » (1995), dans Écrits et conférences 3, op. cit., p.379-380.

[10] De ce point de vue, la position de Ricœur entend prendre le contre-pied de celle de Heidegger qui, dans le § 64 de Sein und Zeit, soucieux de remettre en cause l'assimilation du Je à la mêmeté (Selbigkeit), lie de façon étroite, et pour tout dire exclusive, le maintien de soi (Selbst-Ständigkeit) à la résolution devançante. Voir à ce sujet Soi-même comme un autre, op. cit., p. 149.

[11] Ibid., p. 143.

[12] Ibid., p. 150.

[13] H. Ey, P. Bernard et C. Brisset, Manuel de psychiatrie, 2e édition, Paris, Masson, 1963, p. 113.

[14] Voir ibid., p. 113-114 : « Le Moi est en effet lié à son Monde, et cette liaison "existentielle" est constitutive de la "Réalité" de l'être dans son monde en tant qu'elle est l'ordre dans lequel se déroule son existence ».

[15] Ibid., p. 114.

[16] Voir H. Ey, « Position actuelle des problèmes de la démence précoce et des états schizophréniques » (1934), in Schizophrénie. Études cliniques et psychopathologiques, Le Plessis Robinson, Synthélabo, 1996, p. 61-79.

[17] Voir H. Ey, « Mégalomanie (Étude n°19) », in Études psychiatriques, vol. 2, Paris, Desclée de Brouwer, 1952-1954.

[18] Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon article « Ricœur ou le prix de l'ipse », Archives de philosophie, vol. 79, n°2, 2016, p. 345-361, dont je reprends ici certains arguments.

[19] P. Ricoeur, Le conflit des interprétations. Essais d'herméneutique, Paris, Seuil, 1969, rééd. « Points Essais », 2013, p. 437-438.