Le programme de la journée d'études est disponible ici

 

 

 

 

 

 

 

 


LEFEBVRE M. (14/10/2017)

« Approche phénoménologique de la pratique photographique et de son implication dans la création d’un objet thérapeutique »

                                                                                                  Marion Lefebvre

Intervention du 14 octobre 2017

Séminaires de Ecole Française de Daseinanalyse

Archives Husserl de Paris

E.N.S., 45 rue d'Ulm Paris 75005, salle Weil

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Le travail présenté témoigne d’une expérience de stage de 3 mois à raison de 2 jours par semaine auprès d’enfants atteints d’autisme primaire éventuellement associé de déficience sensorielle, dans un Hôpital de jour fonctionnant sur le modèle de la psychothérapie institutionnelle. En accord avec le Dr Deschamps, l’objectif premier est de faire pratiquer la photographie à ces enfants pour appréhender leur monde. Dans un second temps, l’enjeu est d’utiliser ce même matériel photographique pour créer un objet thérapeutique individualisé s’inscrivant plus largement dans le champ de l’art-thérapie.

Spécificités de la pratique photographique

Roland Barthes remarquait que la photographie peut faire l’objet de trois actions : la faire, la regarder et en être l’objet. Dans le cadre de ce stage nous nous focalisons sur le faire photographique : en être l’opérateur. Il existe diverses manières de faire de la photographie (en studio, en reportage, de sport, etc.) qui induisent chacune une type de rapport au monde,au temps, à l’espace, au corps et aux autres. Nous choisissons de nous axer sur une pratique ouverte - du type reportage, qui circule librement dans l’enceinte de l’hôpital et qui privilégie les possibilités de rencontre et d’imprévu. Pour ce faire nous décidons de travailler avec un réflex professionnel Nikon D300, Objectif 50-70, autofocus, zoom, flash intégré, écran à l’arrière du boitier numérique qui affiche les prises de vues réalisées.

Qu’est ce que faire une photographie ?

La photographie n’émerge pas du vide mais du plein. Contrairement aux pratiques artistiques qui créent un monde à partir de la page blanche, la photographique puise directement sa substance expressive dans la réalité, en « prélevant » par le cadrage et la prise un fragment de l’apparition du monde tel qu’il se donne devant l’objectif, à un instant T. Cet acte de prélèvement implique la pulsion scopique qui satisfait le plaisir de voir. L’appareil photographique la décuplerait en lui ouvrant des supra-possibilités au moyen de divers supports techniques (tels que le zoom ou le flash) qui prolongent et amplifient la vue, l’enjoignant irrépressiblement à se constituer en regard. La pulsion scopique entraîne la sensation intérieure en direction d’un perçu, donc d’un objet extérieur au corps qu’elle habite. Faire une photographie, c’est-à-dire déposer son regard sur un objet en l’isolant du reste du champ visuel et le capturer, répond à l’appel de la pulsion scopique. Ce regard photographique est porté par la dynamique interne d’un élan kinesthésique en direction du monde. Il le convoque à partir du fragment qu’il en a prélevé et évoque à travers lui le tout du monde qu’il a choisit de laisser hors-cadre. L’acte photographique amorce un affranchissement de ce tout en le circonscrivant au moyen du cadrage. Ce geste métonymique permet au photographe de tenir à distance la pression du tout du monde à laquelle il est sensible. En même temps que le regard se dépose, le doigt inaugure la prise en appuyant sur le déclencheur qui commande le mécanisme de l’obturateur. Celui-ci, tel une bouche, s’ouvre et se referme pour « avaler » l’apparition qui se donne à lui. Une photographie est toujours le résultat d’une rencontre entre l’apparition d’un phénomène et l’intentionalité d’un regard, à l’évidence chargé d’une dimension prédatrice. Ce caractère prédateur peut s’enkyster et se mettre au service du pur voyeurisme (on pense au paparazzi). Cependant, en ce qu’elle s’inscrit dans le champ du désir, cette nature offensive peut être le soubassement d’un rapport au monde qui privilégie la rencontre au sens maldinéen. En recherchant à entretenir un rapport de communication pathique avec le monde, ouvert à l’événement, le photographe bascule du statut de voyeur à celui de voyant. Faire de la photographie consiste alors, nous dit Cartier-Bresson, à découvrir qu’il y a « un ordre dans tout ce chaos », en révélant une dimension qui rende compte du surgissement de l’inattendu et du merveilleux, ce que les japonais identifient délicatement comme le « Ah ! » des choses. Pour l’écrivain Umberto Eco, il existe une similitude entre le photographe et le promeneur qui découvre une pierre : à ses yeux tous deux pratiquent « l’art de l’objet trouvé ». La photographie induit effectivement l’impression de créer l’objet qui était déjà là, simplement parce qu’on l’a vu et qu’on en a pris l’image. L’illusion de créer l’objet que l’on a trouvé, qui n’est pas sans nous rappeler le concept winnicottien bien connu de « trouvé/créé », est d’autant plus forte avec la photographie qu’elle est le résultat d’une opération qui se situe à la limite du magique et de l’accidentel.

En effet la photographie n’implique aucunement l’effort considérable de confrontation à la matière que demandent les autres arts, comme c’est le cas du sculpteur aux prises avec la terre. Le photographe en activant le déclencheur du bout du doigt effectue un saut au-dessus de l’obstacle que représente un véritable contact avec la matière. Cette mise à distance est matérialisée par l’appareil, outil froid, mécanisé, automatique qui s’interpose entre le photographe et le monde mais également par la surface glacée, sans facture, presque fantomatique de l’image photographique, dont la reproductibilité - disait Walter Benjamin, affaiblit la présence, qu’il appelle aussi le pouvoir auratique d’une œuvre. L’image photographique n’affiche pas ce combat si poignant de l’homme aux prises avec sa propre transcendance dans la création. C’est pour cette raison que l’essayiste Susan Sontag estime qu’elle « ne saurait prétendre à transcender véritablement la réalité comme le font les autres arts ». Faire une photographie n’implique pas un contact direct avec la chaude réalité, mais prépare à son contact par une saisie de loin. Elle est un moyen d’apprivoiser le monde à distance, de se familiariser avec son étrangeté et d’engager un échange sensible avec lui par sa représentation. Faire de la photographie c’est aussi engager un dialogue sophistiqué avec les extases temporelles qu’elle articule avec beaucoup de finesse. Pour Roland Barthes une photo prouvait avant tout que la chose « avait été là ». Si la capture de l’image obéit à la temporalité de l’instant décisif irréversible, la prise de vue quant à elle est un témoignage d’une présence, déjà révolue mais inscrite dans l’éternité ; elle est la trace de la coalescence du kaïros et de l’aïon. Le faire photographique introduit un rapport complexe à la temporalité, à l’espace, au monde et à ses objets. Il fomente la corporéité singulière et l’être-au-monde du photographe, que nous allons examiner plus en avant.

Corporéité et style de présence au monde du photographe

Parler de la corporéité du photographe c’est parler d’un corps indissociable d’un objet, l’appareil photographique. Pour le chasseur d’images qui le porte autour de son cou et au bout de son bras, l’appareil est tangible dans sa concrétude d’objet pesant. Son usage requiert une réorganisation subtile et constante de l’équilibre corporel, le tenir en main à hauteur d’yeux convoque le tonus musculaire et invite au redressement postural. Pratiquer la photographie met en jeu la solidité de la stance. La stance, concept de l’anthropologie compréhensive de Zutt et Kulenkampff, désigne la capacité à se tenir debout, à se porter soi-même, à résister à la pression du monde apparaissant ; elle témoigne de notre juste rapport à la spatio-temporalité dans le maintient de soi. Pour le photographe, se déplacer dans l’espace avec l’appareil, qui vient prolonger son corps auquel il se rajoute, exige une tenue de soi « suffisamment bonne ». Ce n’est qu’à cette condition que l’appareil peut être un allié pour aller vers le monde : pour le porter, il faut se porter soi-même. L’appareil est un allié précieux pour le photographe, à plusieurs titres. Il l’encourage à se maintenir dans une certaine verticalité tout en exauçant son désir de voir « plus intensément », et cela, en toute sécurité puisqu’il lui donne la possibilité de le faire à distance en avançant masqué. Tout le paradoxe du style de présence au monde du photographe est là : le photographe avance vers le monde dissimulé derrière le boitier. Ce masque protecteur, avec le zoom et le flash qui induisent une infinité d’ajustements dans sa distance au monde, lui permet de se tenir dans la position paradoxale de pouvoir être-là-devant sans y être totalement, entre présence et absence. Le photographe se tient dans le monde, à distance du monde, perdant parfois de vue et à ses dépends qu’il est au centre du champ de bataille (ce qui peut arriver au photographe de guerre). Il est à la fois mû par l’élan kinesthésique lié à l’excitation de la pulsion scopique, ce que l’on pourrait appeler « l’intentionnalité de la conscience photographiante » et par une nécessité intime de se tenir à l’abri, à distance de l’objet même qui l’appelle à s’approcher. Il est donc aux prises avec un double mouvement dans des directions opposées, celui d’aller en avant, vers, tout en restant en retrait. Cette position paradoxale à laquelle il obéit s’exprime sous une autre forme : transpassible et prédateur, il est dans une attente ouverte à l’apparition qui peut survenir et se tient néanmoins prêt à se rabattre dans l’instant sur elle pour la saisir. Loin d’engendrer un statu quo, ce séjour dans « l’entre » de pôles contraires déclenche en lui la quête d’un «Y » être pour que la rencontre entre la manifestation du phénomène apparaissant et son intentionalité ait lieu. L’image réussie, celle après laquelle courent les photographes, fait foi de cette rencontre. Elle témoigne de la justesse de leur rapport spatio-temporel avec le monde ambiant, de l’équilibre fécond entre présence et absence, entre ouverture passible et prise fulgurante qu’ils ont atteint, l’espace de quelques millièmes de seconde. Ces images que le photographe Robert Franck appelait les « moments d’intervalle » sont le résultat de la tenue en avant de soi du photographe.

La prae-sence serait donc ce qui définit le plus justement l’essence même du style d’être-au-monde du photographe lorsqu’il est à l’œuvre. S’exercer à être en avant de soi pour communier avec le monde est la visée de celui qui choisit de faire de la photographie. Dés lors on comprend que la pratiquer pourrait aider celui dont le rapport au monde est incertain à cheminer dans ce but ; elle l’encouragerait à entrer en contact avec le monde en ménageant le recul qu’il lui inspire et l’inviterait à le dompter par la représentation, pour qu’il cesse d’être étranger et révèle sa dimension merveilleuse.

Concrètement, que peut la pratique photographique pour l’enfant autiste ?

Avant d’en aborder les aspects providentiels, il nous semble important de mentionner quelques écueils que l’expérience clinique a permis de mettre à jour. Certains détournements, voire contre-emplois de la médiation photographique apparaissent dans les mains des ces enfants et le thérapeute qui les accompagne doit rapidement identifier ces vicissitudes qui sont l’expression de leur rapport au monde défaillant, consécutif de leur pathologie. L’appareil photographique peut être perverti dans ses fonctions. Sa qualité de masque peut devenir absolue le convertissant en objet autistique, un objet monde en soi qui retranche l’enfant du monde extérieur. L’appareil devient alors le support d’agrippements sensoriels qui déclenchent des comportements stéréotypiques (éblouissement répétitif avec le flash, léchage du boitier). La prise de vues peut également prendre une tournure compulsive (déclenchement en rafale). Dans ce cas, la pulsion scopique se lie à la pulsion d’incorporation, oralisant littéralement l’usage de l’appareil et exacerbant la dimension ogresque - pour reprendre un terme de l’écrivain Michel Tournier, de la capture d’images. L’écran à l’arrière du boitier peut quant à lui être utilisé par l’enfant précisément comme écran. La contemplation du défilement des prises de vues réalisées l’absorbe dans une autre temporalité et devient un stratagème d’évitement du faire qui le dégage d’une position active de sujet. Ces chausse-trapes possibles de la pratique photographique dans lesquelles les enfants concernés peuvent s’enferrer doivent être repérés pour les aider à s’en dégager. Ceci étant posé, ces mêmes qualités - d’interface, de nature prédatrice, de tisseuse de temporalités, peuvent constituer un support pour le thérapeute. Celui-ci peut s’y appuyer pour engager l’enfant dans une pratique qui s’attacherait à lui restituer son pouvoir-être.

Le corps porteur de l’enfant autiste rend compte des difficultés de son rapport existentiel à la pesanteur à travers ses désorganisations posturales, ses stéréotypies, ses orientations particulières - comme la fuite dans les hauteurs ou la marche sur la pointe des pieds. La concrétude pesante de l’appareil photographique pourrait contribuer à restaurer la stance tandis que ses diverses fonctions « empuissantent », c’est à dire raffermissent la pulsion scopique. Il y a en effet du phallique à l’œuvre dans les propriétés d’extension et de satisfaction du voir qui lancent un appel à l’intentionnalité, fondement du « je peux » husserlien. La pratique photographique convoque l’enfant dans sa recherche de verticalité mais aussi d’ajustement entre l’élan pulsionnel qui l’enjoint à déposer son regard sur un objet et le déplacement de son corps qui porte ce regard dans l’étendue du monde. Ce faisant, l’intentionnalité de la conscience photographiante ferait passer l’enfant de l’errance à la promenade orientée, et en cela elle pourrait constituer un premier pas vers l’avènement du rythme. Cet appel du « je peux » est soutenu par des qualités attachées à l’appareil et à la prise de vue qui pacifieraient potentiellement l’angoisse que génère le tout du monde vécu comme insupportable et inabordable par l’enfant autiste. L’autiste, nous dit Henri Rey-Flaud, « vit dans un non-lieu dans la peur d’être anéanti par un chaos qui l’assaille de sensations qu’il n’est pas en mesure de traduire pour leur donner du sens ». Il n’éprouve pas la limite entre son corps et le monde. La fenêtre du viseur a fonction de contenant, elle introduit la limite, elle impose un pas-tout au tout débordant du monde : elle le contraint à un cadre. Ce bordage a valeur défensive contre l’angoisse et peut être secondé dans ce rôle par l’autofocus qui, en localisant un point de netteté central, assiste la vision fovéale et par l’ouverture (qui règle la profondeur de champ) qui articule les rapports entre fond et forme, permettant notamment de travailler à leur séparation et de soulager la confusion de l’enfant. Cadrage et ouverture s’associent à la prise. Cette dernière qui clôt le geste métonymique de la photographie permet à celui qui en est l’opérateur de parachever le sentiment de maîtriser l‘objet dont il possède maintenant l’image. Or que cette capture se fasse à distance est ici fondamental. Ce qui nous permet de supposer que la pratique photographique permettrait d’encourager le «  je peux » des enfants autistes, repose en partie sur le fait qu’elle leur propose une voie d’accès protégée vers le monde ; elle ne les somme pas d’avoir un contact direct avec lui. Au contraire, voir et a fortiori regarder oblige à se tenir à distance de l’objet qui est visé. Le boitier photographique matérialise une interface concrète entre l’enfant et le monde. Il joue un rôle de masque protecteur. Il lui permet de voir sans être vu tout en l’enjoignant à regarder. Il lui offrait un espace de retrait, de recueil nécessaire pour se constituer des images du monde et aller vers lui. Ce mouvement vers le monde et ses objets pourrait donc se faire en toute sécurité grâce au boitier-masque, renforcé par le zoom qui introduit la possibilité de les atteindre sans se déplacer physiquement dans l’espace. Le flash, qui a le pouvoir de lever les zones d’ombre, permettrait d’en faire en l’examen rapproché. Caché derrière le boitier, le corps vécu de l’enfant a accès à de multiples facettes de la dialectique entre le proche et le lointain. Il peut « funambuler » sur le seuil de la présence-absence ; il n’est pas mis en demeure d’être-là-devant. Ce rapport flottant lui donne la possibilité d’exercer sa disposition à être-au-monde, à être-auprès des choses et d’autrui, il lui permet de chercher à son rythme comment apprivoiser le « Y » être de la rencontre.

Le rythme dit Henry Maldiney est « l’auto-mouvement de l’espace-temps ». La photographie crée un espace-temps qui lui est propre. Elle est à la fois « le témoignage frappant d’un « moi » individuel » (Sontag), mais, parce qu’elle se fonde dans la réalité ambiante, elle ne se désolidarise jamais du synchronisme vécu que Minkowski nomme également « contact vital avec la réalité ». Sa pratique introduit immanquablement son opérateur dans le temps transcendant, celui de l’Umwelt et du Mitwelt tout en lui faisant pleinement parcourir la courbe des extases temporelles. Car si le geste décisif de la prise est protensif, - il y a en lui de l’à-venir, la prise quant à elle marque le temps pseudo-statique du « j’existe » mais elle est également rétensive en ce qu’elle enregistre la trace d’un instant passé. Le Kaïros photographique qui marque la discontinuité du temps immanent au vécu (c’est-à-dire le temps du Moi et du voir subjectif) opère une ponction virtuelle sur la toile continue du réel ; ponction qu’il lui rétrocède ensuite en tant que double miniaturisé et dramatisé, imprimé sur du papier photographique. Cette re-présentation qui ouvre à la symbolisation est restitué à l’aïon, trame ininterrompue du temps transcendant, celui de la mémoire commune. De l’instant à l’éternité, la pratique photographique permettrait ainsi à l’enfant de faire l’expérience d’une solidarité spatio-temporelle que Minkowski dit « comparable à la solidarité organo-psychique ».

Comment s’y prend-t-on pour introduire la médiation et la pratiquer ?

C’est mon propre ressenti de l’expérience photographique et l’observation de la corporéité des enfants qui déterminent le choix de l’appareil. Sa matérialité présente des avantages qui ne leur échappent pas. C’est un objet dur et froid qui s’interpose entre son opérateur et le monde, qualités qui peuvent rappeler celles qui définissent souvent l’objet autistique. Selon la clinicienne Frances Tustin l’objet autistique serait pour l’enfant un morceau de corps en plus qui lui confèreraient « un pouvoir et un contrôle incontesté » (Kanner) et dont la double fonction serait de faire barrière contre le réel et de préserver contre le temps. Par ailleurs, la complexité technique de l’appareil photo attise manifestement leur appétit de savoir « comment ça marche ». A cet attrait, s’ajoute celui d’établir une triangulaire dans la relation thérapeutique, ce qui la rend plus acceptable. Pour ces raisons, les enfants ont donc tendance à venir sans grandes difficultés vers la médiation qui joue un rôle de tiers dans la construction d’une relation thérapeutique. Les vraies difficultés émergent à l’endroit de la prise en main de l’appareil qui, comme on l’a vu, peut verser dans une manipulation qui le dé-fonctionnalise et qui le détourne en un objet autistique. Mais elles peuvent également surgir à l’endroit de l’encadrement de la pratique photographique qui implique une immersion dans le réel, à la rencontre du monde ambiant. Dans le cadre de cet accompagnement avec la médiation, nous avons affaire à une triade constituée par le thérapeute, l’appareil et l’enfant, qui partent ensemble à la rencontre on ne sait de quoi, on se sait et on ne sait pour combien de temps. Aucun aménagement spatio-temporel n’est prévu pour cette clinique dont on pourrait dire qu’elle se situeau champ de l’Ouvert. Sans sas particulier qui l’isole du reste du monde, elle doit s’inventer la construction d’un espace phorique propre, c’est-à-dire un espace d’accueil et de portance de la souffrance psychique des enfants.

Le passage de la sangle de l’appareil autour du cou – institué comme condition non-négociable d’accès à la médiation, va constituer le cadre spatio-temporel de la séance et matérialiser l’alliance entre l’enfant et le thérapeute. Non seulement la sangle assure la réalité du lien avec l’objet, sa présence et sa charge nouvellement intégrée par l’enfant dans sa corporéité, mais elle scelle le pacte tacite qui le lie au thérapeute : la prise en charge respectueuse de cet outil mis en commun pour un vécu partagé dont l’enfant est le dépositaire temporaire. La sangle définit un premier espace, modulable, existant entre l’enfant et l’appareil. Elle donne ses limites à une première sphère qu’à eux deux, ils constituent. Cette sphère est elle-même bordée par un champ plus large, lui aussi mouvant, dont le regard du thérapeute est le garant. Le cadre spatial de l’accompagnement avec la médiation photographique est alors cet espace situé entre le corps du thérapeute et la limite de son regard, lequel inclut obligatoirement la présence visible de la dyade enfant/appareil. Enfin, la triade est elle-même contenue par l’ensemble des psychés des professionnels travaillant en lien dans l’institution. Le cadre temporel est également défini par le passage de la sangle qui ouvre et ferme la séance. Peu importe que celle-ci soit hautement variable et indéterminable à l’avance, ce geste circonscrit sa durée. Pendant la séance qui s’inscrit dans le continuum temporel du devenir ambiant, l’enfant s’entraine à une action dont il est l’auteur et qu’il partage avec un autre ; au lieu d’être dans une répétition stéréotypique comme allumer/éteindre un interrupteur, il éprouve une autrediscontinuité, celledu geste métonymique subjectivant de la photographie.Une autre réponse apportée à la problématique du cadre temporel est la mise en place d’un suivi scrupuleux et attentif du travail photographique réalisé par les enfants. Le rendu hebdomadaire de planches-contacts à leurs noms, leur observation et leur archivage dans un dossier individuel conservé dans la salle de leur groupe est fait avec eux et consultable par eux à tout moment. Cette démarche établit une continuité dans la relation avec le thérapeute sur un mode d’aller-retour évolutif. En effet, le regard qu’a déposé l’enfant dans l’appareil, le thérapeute en est le gardien : le pacte se prolonge donc au-delà de la séance photo proprement dite. La responsabilité du thérapeute consiste à sortir le regard de l’enfant de la boîte noire et à lerévéler au monde sous la forme d’une image tangible. L’enfant peut alors voir les traces de son propre regard et les partager avec autrui. L’ensemble de ces étapes post-prises de vues joue à plein son rôle d’inscription du vécu de l’enfant dans le temps transcendant : il consigne sa présence indiscutable à un moment donné, à un endroit donné dans la réalité et dans la temporalité objective, celles des autres et du monde commun.

Dans un premier temps l’objectif thérapeutique concerne la mise en place d’un accompagnement de l’enfant dans l’exploration du monde avec la photographie. Encourager son désir et son autonomie en veillant à ce qui peut les entraver et lui apporter le soutien technique nécessaire, lorsque celui-ci se fait sentir, est essentiel. Ce qui est visé dans le processus du faire photographique est son aboutissement : l’acte prédateur de la prise. Car, certes, le rapport indiciel du geste métonymique de la photographie emmène l’enfant vers une proximité avec l’objet perçu et vers la représentation que matérialise en dernier lieu le tirage. Mais très vite une question se pose au thérapeute : comment prolonger cette marche vers la symbolisation à partir du matériau photographique original produit par l’enfant ? Comment faire pour que l’acte prédateur engendre un acte créateur qui continue de les aider à cheminer vers un logos ?

Les trois vignettes qui suivent illustrent cet enjeu. Chacune présente succinctement l’identité de l’enfant, son comportement avec la médiation puis la façon dont s’est opéré le passage de la pratique photographique à l’utilisation du corpus d’images produit pour créer un objet thérapeutique personnalisé qui s’efforce de rester au plus près des problématiques révélées par la clinique et qui ouvre plus largement l’espace transitionnel dont parle Winnicott.

Vignettes cliniques

Joseph est un garçon de 12 ans, diagnostiqué autisme typique, ne souffrant ni de cécité ni de surdité. Il est partiellement scolarisé. Pendant les séances il consent parfois à articuler quelques mots mais il émet surtout des sons, que j’interprète le plus souvent comme exprimant la réprobation ou l’excitation. Sa stance est correcte, sa prise en main de l’appareil est bonne, il comprend ses fonctions et ne semble pas avoir de difficulté à arrimer son œil au viseur. Le pacte de la sangle est accepté et respecté. En revanche il contourne la relation et le faire photographique en s’absorbant dans la contemplation d’images précédemment réalisées par d’autres en les faisant défiler au dos de l’écran. Lui refuse d’en faire. L’enjeu est donc de contrecarrer sa stratégie pour se soustraire à l’être-là-devant et de lui faire inscrire sa propre trace dans « l’ici et maintenant ». Dès lors, les séances de Joseph se font avec une carte mémoire vierge : s’il veut voir des images, il lui faut en faire. Cette ruse s’avère probante. Joseph parcourt l’espace de l’hôpital pour photographier des fenêtres, des couloirs, des vues de bâtiments sur lesquels il revient à chaque séance. Son regard est sériel et montre un monde sans proximité, rigide, immuable et déshumanisé. Ses images sont des compositions géométriques où les courbes sont rares, les perspectives obturées et où les personnages sont des morceaux de corps, des silhouettes fantomatiques qui entrent par mégarde dans le champ de son objectif. Le corpus d’images produit par Joseph recèle une certaine qualité, une esthétique abstraite qui ne doit pas nous abuser : ce monde est lointain, fossilisé, sans familiarité. Le projet thérapeutique est d’utiliser ses photographies sous une forme qui respecte le monde qu’il nous donne à voir sans en brusquer les repères, mais qui induise la possibilité d’un jeu dans son ordonnance visant à le ramener à une proportion « habitable ». Dans cette perspective ce qui est proposé est un dispositif constitué de plusieurs cubes en plexiglas de 10 x10cm, à l’intérieur desquels sont glissées les photographies de Joseph. Le changement d’échelle nous semble crucial : les cubes tenant dans la paume, ce monde est soudain à portée de main. Miniaturisé, il est une représentation du monde réel qui, quant à lui, reste de pierre, ne dérogeant pas à son statut protecteur. A travers la manipulation des cubes Joseph peut jouer à articuler aléatoirement des séquences spatiales inédites, à combiner visuellement entre eux des lieux photographiques distincts, à créer de nouveaux espaces fictifs par association, sans risquer que la structure principale de la réalité ne s’effondre. Cette manipulation ludique pourrait ouvrir un espace transitionnel dans lequel il serait possible pour Joseph d’apprivoiser l’idée d’un tremblé dans son monde immuable. Son premier réflexe - après avoir effectué le montage des photos dans les cubes et les avoir examinés dans tous les sens avec attention, est de parcourir l’hôpital, cubes en main, s’arrêtant devant les lieux de ses diverses prises de vues et d’opérer ce qui semble être une vérification de la concordance entre les images et leur réalité.Nous espérons que la manipulation des cubes photographiques et leurs nombreux agencements possibles mette au travail le jeu c’est à dire la relativité et son corolaire, le changement, si difficiles pour l’enfant autiste. Elle pourrait permettre la dialectisation d’opposés : intérieur-extérieur, ouverture-fermeture, proche-lointain, pôles et orientations contraires dont on recherche les effets structurants. Mais aussi par exemple la création de carrefours de lignes horizontales et verticales. Frances Tustin nous rappelle que « Le stade où ces enfants croisent une ligne droite verticale et une ligne droite horizontale, à angle droit, s’est toujours avéré être une étape importante de leur psychothérapie » ; selon G.Haag elle témoignerait qu’une intégration profonde – notamment des axes corporels- est entrain de se faire.

Eddie a 8 ans, il présente un autisme associé à une surdité, il est appareillé. Sa stance et sa prise en main de l’appareil sont bonnes, mais photographier le monde qui l’entoure ne l’intéresse pas. Au moment où je fais ce stage, son objet d’obsession –commun chez les enfants autistes, est un lave-linge. Les divers boutons de la machine et le tournoiement du tambour, qui reprend un geste stéréotypique de balancement (dont la répétition indique la défaillance de l’autiste au rapport spatio-temporel), sont ses principales sources d’intérêt. Le lave-linge sert donc de support à nos séances qui se passent dans la buanderie. Dans un premier temps ces séances de pratique photographique ont une dimension transactionnelle pour Eddie. Elles lui permettent de s’attarder dans la buanderie dont l’accès lui est restreint et de trouver satisfaction auprès de son objet de prédilection moyennant quoi il doit accepter de se saisir de l’appareil pour faire des photos. Dans le cas d’Eddie, la pratique photographique vise à rétablir l’intervalle qui lui fait défaut comme le montre son rapport adhésif à la machine à laver, dans laquelle il cherche d’ailleurs à s’introduire physiquement. Il s’agit de l’amener à s’en « décoller » (en partie grâce au zoom), à prendre du champ en l’examinant sous tous les angles, à exposer ses zones d’ombres (notamment l’intérieur du tambour en utilisant le flash). L’objectif est de trouver la distance qui lui permette, séance après séance, de créer l’écart entre lui et l’objet. La dimension de négociation qui était prégnante au début de notre échange disparaît avec une rapidité surprenante. Eddie montre un intérêt authentique à explorer photographiquement la machine. Sa réactivité à s’affranchir de l’objet en en faisant le tour par l’image m’autorise à embrayer la deuxième étape de cet accompagnement. Celle-ci concerne le passage d’un registre transactionnel à un registre transitionnel. A partir des diverses représentations qu’Eddie en a fait, nous bricolons ensemble un double miniaturisé de la machine réelle. Eddie comprend parfaitement la finalité de notre projet de jouet-machine et s’y investit. A contrario de la prise photographique, qui est un geste instantané, la construction de cet objet tridimensionnel confronte Eddie à l’espace frustrant de la création.Le montage du jouet en carton impose en effet un suspens temporel. Ensemble, nous prenons le temps de découper puis de coller les photographies de chacune des faces du modèle original sur les côtés de la structure du jouet, nous créons une porte-hublot, installons les éléments mécaniques du tambour - fait avec une essoreuse à salade, dans l’espace interne du volume et nous l’équipons d’un système permettant de l’actionner manuellement. Les proportions du jouet-machine ne laissent pas de doute sur le fait qu’il introduit l’enfant à une autre scène : celle du faire semblant, un espace transitionnel dans lequel il va notamment pouvoir explorer la dialectique du dedans-dehors. En effet, le jeu d’Eddie se déploie autour de cette cavité - le tambour, qui est véritablement le « centre » de cette scène symbolique. Il est l’espace de réception des divers éléments qu’Eddie y introduit et qu’il fait tournoyer à l’aide de la manivelle. Ce jeu lui permet de reprendre autant de fois que voulues l’expérience du passage du seuil entre les deux espaces distincts, l’intérieur et l’extérieur du jouet. La pratique photographique engage Eddie vers une défusion et créé un premier écart entre lui et l’objet. L’utilisation des images qu’il a faites pour habiller le jouet contribuent à lui conférer une certaine valeur : elles sont la signature de l’auteur Eddie apposée sur l’objet qu’il a fabriqué et, en tant que copies du réel, elles assurent le lien de la réplique à l’objet original. La nature symbolique de cet objet et sa tridimensionnalité constitutive permettraient à Eddie d’éprouver doublement la contenance et l’articulation du dedans-dehors. Par ailleurs ce petit théâtre de marionnettes rendrait possible l’évolution de la répétition en reprise et de ce fait la remise en mouvement d’une temporalité en échec.

Enfin, Carmen est une adolescente de 14 ans, avec des Troubles Envahissant du développement. Le corps pesant de Carmen est souvent vautré. Des à-coups chargés d’agressivité le traversent parfois. Ses déplacements sont gauches et lorsqu’elle s’appuie ou bien qu’elle se rue joyeusement sur vous, mieux vaut ne pas chercher à encaisser le choc : Carmen est lourde comme quelqu’un qui ne se porte pas et qui n’utilise pas la pesanteur comme support de sa verticalité. De fait, sa stance en défaut pèse sur sa relation à l’autre à qui elle assigne de la prendre en charge. La pratique photographique qu’elle refuse catégoriquement au départ, met en lumière un certain nombre de potentialités inexploitées. Non seulement Carmen qui prend correctement l’appareil en main, respecte le pacte thérapeutique mais elle peut être attentive, enthousiaste et pleine de délicatesse tant que la pratique et la relation thérapeutique restent ludiques. Carmen impose cette condition comme étant sine qua none. C’est donc en nous appuyant sur l’attention et l’étonnement partagés dans la relation, sur la dimension prédatrice de la photographie et sa capacité à révéler le « Ah ! » des choses que nous espérons mettre au travail la corporéité et la relation intersubjective défaillantes de Carmen. Carmen se saisit de l’opportunité que nous avons de donner à cette expérience un cadre responsable qui l’implique dans un projet collectif. En effet, elle accepte notre proposition de collaborer au projet de spectacle de fin d’année organisé par l’institution en tant qu’auteur des photographies du diaporama projeté sur scène dont la thématique est les Quatre Eléments. Dès lors, le jardin de l’hôpital accueille nos séances pour photographier la terre, l’air, l’eau et le feu. La poursuite photographique des éléments naturels (qui varient du très petit au très grand, du très proche au très lointain) l’oblige à des trajets spécifiques dans l’espace et dans son corps. Cette posture de chasseuse d’images qui assouvit par ailleurs ses pulsions agressives, travaille pour elle dans le sens d’un redressement de soi. Elle l’aide à investir les angles morts de son schéma corporel, elle l’engage au juste rapport stance/déplacement, à la régulation de la charge tonique impliquée dans ses mouvements et à la maitrise du rythme interne pour satisfaire son appétit de capturer ce qu’elle laisse en temps normal lui échapper. Dans son écran-filet - qui attrape les images comme on attrape les papillons de l’enfance, Carmen constate l’incidence de son propre mouvement à l’image et, avec l’aide didactique du thérapeute, elle peut faire le pont entre la sensation et la perception. Elle peut corréler son style d’être-au-monde à l’émergence d’une certaine forme : si elle remue trop, la prise n’est pas nette, en d’autres termes, sa capture est incertaine. Mais une capture équivoque n’est pas forcément un échec, elle peut ouvrir d’autres possibles. Du geste tremblant qui photographie des feuillages roux résulte une image bougée qui fait apparaître un fondu de couleurs orangées et non plus le découpage franc des formes végétales. Et déjà cette perception est traversée par la donation de sens ; ce flou induit un « comme si » qui mérite notre attention : on dirait des flammes. La photographie ouvre maintenant pour Carmen un nouvel espace d’expérimentation, celui du simulacre et de la métaphore introduits par le jeu des analogies visuelles. Un signe pour un autre signe : nous entrons dans le champ de la symbolisation que la représentation du feu nous invite à investir. Ce que nous ferons ensuite, au moyen de la mise en scène d’accessoires dans un contexte qui s’apparente humblement à de la photographie de studio. Si ces aires d’expériences photographiques sont l’occasion pour Carmen d’investir la relation intersubjective, d’affirmer sa stance, d’explorer l’étendue du monde et d’engager sa perception vers la symbolisation, elles sont également des moments qui œuvrent à sa restauration narcissique. Pour réaliser ces photographies qui participent à créer un objet collectif (le spectacle) une adresse de pouvoir et de confiance lui est lancée : un « tu es à la hauteur de » qui l’encourage à s’élever pour se rencontrer elle-même à la hauteur du regard que nous posons sur elle. Ce regard qui est celui du pair, l’engagerait dans l’être-ensemble réciproque. Lors du spectacle c’est à travers son travail photographique que Carmen est regardée. Le diaporama qui la présente montre la dimension admirable et sensible de son être ; ce faisant il affirme son appartenance à la communauté et sa capacité à être-auprès des autres dans le monde ; il contribue à la faire entrer dans le socius.

A l’issue de ces présentations nous voyons comment les images photographiques réalisées par les enfants deviennent les éléments de création d’une forme ouvrante qui respecte leur regard mais qui le déploie, l’appelant à un devenir autre. Cette démarche s’inscrit dans une logique de possibilisation qui augmente leur capacité d’exister – leur pouvoir-être et leur pouvoir-être en lien, en vue d’une transformation.

Pour conclure, rapide retour sur l’analyse des données

L’appareil trouverait naturellement une place favorable dans le dispositif défensif de l’enfant autiste. Masque protecteur, il habillerait littéralement ses yeux nus submergés par le tout du monde, qui ne lui laisse aucune possibilité d’y échapper sauf à le fuir du regard. L’appareil lui offrirait un espace d’intimité en retrait de ce monde qui fond sur lui en permanence tout en l’engageant a utiliser la vision fovéale, ce qui pourrait soutenir l’instauration de la stance. Le cadrage borde l’infinitude du champ visuel et le geste décisif de la prise affirme la maitrise du monde par sa capture en images ; ces outils qui lui permettraient de dominer son angoisse et qui encourageraient son pouvoir-être, seraient déjà pour lui constitutifs de mise en sens. Le visage caché mais l’œil arrimé à la fenêtre - contenante car discriminante - du viseur et le bout du doigt en appui sur le déclencheur de la prise, l’enfant pourrait alors oser s’abandonner à la pulsion scopique qui veut qu’il dépose son regard. Cet abandon serait rendu possible par l’appareillage de son voir car l’ajout prothétique que constitue l’appareil photographique intensifie la vue de telles manières que l’enfant se sentirait voir. Le dédoublement réflexif de l’éprouvé de cette sensation créerait l’espacement infime qui l’embrayerait vers la perception. Ce décollement s’opérant, la perception visuelle s’engagerait et le regard se déposerait. Cette cession du regard si difficile à l’enfant autiste serait compensée dans un même mouvement par sa ré-ingestion immédiate : la bouche de l’objectif se refermant sur le regard déposé pour le contenir dans le ventre de sa boite noire et, plus tard, le lui rétrocéder sous la forme de l’image photographique. Ce renvoi induirait un nouveau degré de réflexivité : l’image prise par l’enfant lui révèle son propre regard, lui permettant de se voir à travers lui.

La mise en route de ce processus réfléxif qui entrainerait la sensation vers la perception et la symbolisation donnerait à l’enfant la possibilité d’amorcer une marche verticale en direction du monde et de se risquer à effleurer la réalité en se glissant dans ses moments d’intervalle. La pratique photographique ménagerait son rapport à « l’être-là-devant » et à la transpassibilité. En laissant l’enfant funambuler entre présence et absence vers le « y être » de la rencontre, elle lui donnerait les moyens de trouver la bonne distance. Autofocus, zoom, ouverture, vitesse et flash, chacun de ces éléments de réglages participent à créer une aire d’expérience opérante pour la dialectisation du proche et du lointain. L’espace transitionnel qu’ouvrirait la photographie donnerait à l’enfant la possibilité d’apprivoiser l’articulation les extases temporelles, l’intrication de la discontinuité et de la continuité d’existence dans les vécus de temps immanent et transcendant. La pratiquer pourrait aider au rétablissement des coordonnées spatio-temporelles et mener l’autiste de l’errance à la promenade orientée. Elle pourrait contribuer à l’extirper du monde pré-objectal du sentir et l’introduire à l’espace géographique, soit l’espace de la « perception objectivante qui individualise en séparant » (Maldiney) et soutient la surrection du sujet. La photographie favoriserait l’expression d’un moi individuel dans sa recherche d’un rapport sensible avec le monde environnant. Elle permettrait l’avènement du rythme au sens maldinéen, qui est la manifestation individuelle et singulière de la présence, et dont les images témoigneraient.

En dernière instance, en laissant la trace irréfutable de notre « j’existe » dans la continuité du monde commun elle énoncerait notre appartenance à un devenir ambiant avec lequel il est possible de trouver un accord. La photographie comme médiation thérapeutique assumerait une fonction de passeur et de traducteur qui faciliterait et encouragerait l’accordage de notre être-avec à partir de la révélation qu’elle expose : que nous sommes des semblables aux prises avec un monde étrange qui reste à comprendre et dans lequel il nous est donné d’exister.