Le programme de la journée d'études est disponible ici

 

 

 

 

 

 

 

 


MANGENEY C.-A. (1/12/2018)

« Description pure de l'agir et du mouvoir ». EFD, 01/12/2018


Introduction :

Pour travailler ce texte de Paul Ricoeur, j'ai délibérément choisi d'assumer un parti pris : éviter les pièges d'une lecture antiquaire (au sens de Nietzsche). Je m'explique : ce texte, qui est postérieur à la fois à Être et temps, à l'Être et le néant et à la Phénoménologie de la perception, expose tout phénoménologue à la tentation archéologique du renvoi permanent. En effet, on serait tenté de retrouver derrière le travail de Ricoeur l'analyse heideggerienne de la circonspection, de l'ustensilité, l'analyse Sartrienne de l'espace hodologique dans la partie sur la facticité corporelle de l'Être et le néant, ou encore la phénoménologie du mouvement de Merleau-Ponty, réalisée dans la Phénoménologie de la perception. En élève scolaire, je passerais alors mon temps à comparer Ricoeur à la tradition phénoménologique, soit pour montrer qu'il s'y intègre, soit pour montrer, ce qui revient au même, qu'il s'en démarque un peu. Faire ça, ce serait faire de la phénoménologie en historien de la philosophie, et au fond on n'en retirerait rien d'autre qu'une révision (au double sens de la reviviscence d'un souvenir, ou de la transformation d'un savoir) de nos classiques. Ce qui implique un risque : que le renvoi masque l'intérêt problématique du signe. Par exemple, ne pas interroger la notion de « projet » qu'on retrouve chez Ricoeur, parce qu'elle vient de Heidegger et qu'on la retrouve chez Sartre et chez Merleau-Ponty et d'autres encore. Ici le recours à la tradition aboutirait à l'occultation du sens que ce même recours avait pourtant pour but de révéler.

Au lieu donc de faire de la phénoménologie en historien de la philosophie, je vous propose de faire de l'histoire de la philosophie en phénoménologue. C'est-à-dire qu'au lieu de me servir de références pour expliquer ce texte, je vais me servir de ce texte comme d'un échantillon phénoménologique (donc comme d'un élément exemplaire et représentatif) permettant d'exposer les problèmes qui grèvent la phénoménologie de l'action elle-même. Ainsi, je l'espère, nous en retirerons tous quelque chose qui nous concerne, et qui sera utile pour notre propre pratique de la phénoménologie.

Rentrons dans le vif du sujet. La fin que Ricoeur poursuit au moyen de ce texte est de fournir une description pure de l'agir. Disons le en un mot : d'en faire une éidétique. Comme le montre les Ideen II de Husserl, au §2, l'éidétique a pour but de dégager à partir de faits et d'individus empiriques contingents une intuition de leur essence spécifique, c'est-à-dire « du faisceau permanent de prédicats essentiels » qui font de l'objet le type d'objet qu'il est. L'éidétique dégage l'essence, et l'essence rassemble le minimum de propriétés nécessaires permettant d'attribuer à l'objet son identité. Mais ici il s'agit de dégager l'essence d'un a priori corrélationnel, c'est-à-dire au fond d'un type de conscience, d'une manière de viser un objet. L'idée est donc très classique : produire grâce à la réflexion (c'est-à-dire au mouvement par lequel la conscience revient sur elle-même pour saisir la structure de ses propres vécus) une description des traits d'essence de la manière dont la conscience agissante fait apparaître et doit viser ses objets. Agissant, la conscience se retourne sur elle-même pour voir comment elle fait apparaître le monde. Jusque là, tout va bien.

Mais dès lors qu'on fait l'effort de reprendre à notre propre compte cette exigence descriptive, au lieu simplement de glisser sur les préjugés de la tradition phénoménologique, on est saisi d'un malaise en lisant Ricoeur. En effet, Ricoeur juge d'emblée qu'agir c'est « faire quelque chose » (le complément d'objet grammatical correspondant, selon lui, p.261, à l'objet intentionnel), et que faire quelque chose c'est réaliser un projet volontaire, c'est-à-dire émanant d'une décision. L'essence éidétique de l'agir serait livrée par la série d'identifications : agir = faire quelque chose = réaliser un projet volontaire. C'est une équation qui semble aller de soi : il faudra cependant faire à notre tours de la phénoménologie, c'est-à-dire faire l'effort de nous mettre dans une position où il sera possible de voir en chair et en os (Leibhaft, Husserl) l'évidence de cette équation afin d'en évaluer la validité, la valeur, la Geltung, comme dirait Husserl. Surtout, au lieu de prendre l'idée de réalisation pour acquise, je voudrais ici en examiner le sens phénoménologique profond.

Mais Ricoeur ne se contente pas de poser cette équation, il se sert de cette première équation pour produire une analogie stricte : p. 69 : « Le rapport de l'exécution au projet est dans l'ordre pratique l'équivalent du rapport de la perception ou de l'image à la signification dans l'ordre théorique ». Cette analogie, c'est-à-dire cette identité de rapport, est le cœur ou le fondement de la phénoménologie de l'action que produit Ricoeur. C'est aussi avec cette analogie qu'il prend une décision théorique qui informera par la suite l'ensemble de ses descriptions. Ici Ricoeur vise la théorie du remplissement, Erfüllung, qu'Husserl met en place dans les 20 premiers paragraphes de la première Recherche logique, on y reviendra en détails. L'idée : le remplissement est à la visée à vide ce que la réalisation est au projet volontaire.

Avec cette analogie Ricoeur nomme le problème plutôt qu'il ne le résout : il en part comme d'un axiome. Mais est-ce que cette analogie vaut ? Il n'est pas du tout sûr que réalisation = remplissement, et on entend même grammaticalement comme une dissonance ou une différence en attente d'explicitation.

Deuxième problème : n'y aurait-il pas ici un chevauchement de structures intentionnelles. Ricoeur établit à maintes reprises dans le chapitre qui nous intéresse que l'agir est une structure intentionnelle autonome : p 262 : « agir est une certaine manière pour un sujet de se rapporter à des objets. En ce sens très large on peut bien appeler intentionnalité pratique le rapport de l'agir au terme de l'action ». Mais d'un autre côté, si l'agir vient remplir la visée à vide du projet volontaire comme le perçu vient remplir la visée à vide de la perception, il semble que l'agir dépende au contraire d'une structure intentionnelle qu'il ne fait que combler. L'agir semble être en même temps autonome et hétéronome.

Plus généralement : Ricoeur fait de l'agir un moment du vouloir, puisque agir c'est réaliser la volonté, l'intention, la résolution. Ne risque-t-il pas ainsi simplement de perdre l'agir comme rapport original au monde ? La preuve en est : la description pure de l'agir vient bien après la description pure et l'histoire de la volonté. Et cet ordre n'est pas purement chronologique, il est aussi architectonique : Ricoeur n'aurait pas pu écrire son livre en commençant par l'agir, car pour lui le vouloir précède mais fonde aussi l'agir.

On pourrait par conséquent se demander si une vraie description de l'agir, c'est-à-dire du « faire à l'état naissant » (au sens où Merleau-Ponty pouvait parler du « dire à l'état naissant » dans la Phénoménologie de la perception) ne passerait pas justement par un renversement de l'ordre, au sens où il ne faudrait plus voir l'agir comme moment de la volonté, mais la volonté comme moment de l'agir. On passerait alors d'une phénoménologie de l'action à une phénoménologie de la pratique, puisque quiconque pratique sait que l'intention ou le possible ne précède pas le mouvement, mais lui succède au contraire comme son résultat (c'est en pratiquant qu'on devient capable de pratiquer). C'est en tous cas le sillon que j'essaie de creuser dans mes propres travaux.

I. Affirmation de l'analogie et explicitation de la théorie du remplissement (Erfüllung).

Je vous propose de commencer p. 259, à la fin de la section « le présent de l'agir », qui n'est pas le début du chapitre, mais en constitue le fondement. C'est ici que Ricoeur rappelle l'analogie essentielle sur laquelle est basée sa description éidétique. Commençons par l'exemple donné par Ricoeur, afin d'être le plus concret possible : « De la même manière que ce paysage que je vois remplit ce que je pense seulement par le moyen des livres de géographie et de voyage, de la même manière, l'excursion que je fais remplit mon projet de voyage ». Le décors est planté : l'agir est mis directement en correspondance avec la perception. De la même manière que la chose perçue remplit en chair et os la visée perceptive qui signifiait sur le mode de la perception l'objet en son absence et donc qui le visait à vide, l'agir remplit le projet qui signifiait l'action à vide. L'idée centrale c'est donc qu'agir c'est combler, c'est-à-dire remplir un vide. Le nerf de la guerre ici, c'est la théorie husserlienne de l'Erfüllung, du remplissement.

Cette théorie se fonde elle-même sur la distinction entre les actes signitifs et les actes intuitifs, que fait Husserl au §14 de la Première recherche logique. Les actes signitifs sont des actes de pure signification, qui font référence à un objet indépendamment de la présence de ce dernier, au contraire des actes intuitifs, qui accomplissent la signification en lui donnant l'objet qu'elle réclame dans une évidence pleine : chose perçue, image mentale, souvenir, jugement etc. Le paradigme de la visée à vide, c'est le bavardage (Gerede), que Heidegger conceptualise au §35 de Être et temps : bavarder c'est parler d'une chose sans jamais vraiment voir de quoi on parle, demeurer dans une tangence perpétuelle qui ne rencontre jamais d'évidence. Ce n'est pas pour rien qu'on dit que le bavardage est un discours vide.

Quel est véritablement le sens de cette topique des actes chez Husserl ? L'idée de Husserl, c'est, en dépit de la découverte de l'a priori corrélationnel qui stipule que toute conscience doit être conscience de quelque chose et selon un certain sens, de conserver la distinction entre le vrai et le faux. En effet, pour faire vite, si toute conscience est toujours conscience de quelque chose, le représentationnalisme s'effondre : le sujet n'a pas affaire à la médiation de représentations ou d'états mentaux dont il faudrait se demander si oui ou non ils correspondent au réel. Avantage : sortir des questions scolastiques sur la réalité du monde extérieur et des problèmes posés par le psychologisme. Mais le problème c'est que l'erreur devient impensable, puisqu'elle se définit comme non correspondance entre le réel et ce qu'on pense de lui. Si on est toujours déjà en rapport avec les choses, on ne peut plus se tromper. Or, avec la distinction du signitif et de l'intuitif, la possibilité de l'erreur est restaurée : l'erreur c'est l'acte signitif qui non seulement n'est pas rempli (comme dans le bavardage), mais ne peut pas l'être (je ne peux pas remplir ma visée avec la présence en chair et en os de la licorne).

Que dire donc de la relation entre visée à vide et remplissement ? L'essentiel et de voir qu'entre la visée à vide et l'intuition pleine le rapport n'est pas le même qu'entre l'image mentale ou représentation et l'état de chose extra-mental (selon le représentationnalisme classique). C'est la grande différence entre remplissement/recouvrement et adéquation : l'adéquation suppose qu'on établisse un rapport entre deux réalités extérieures l'une à l'autre et qui sont indépendantes (la représentation comme chose mentale et le monde). Le remplissement suppose au contraire la formation d'un lien intérieur : la visée à vide est incomplète et le remplissement la parachève. La représentation mentale est parallèle à ce qu'elle représente, alors qu'il y a congruence ou complétion des visées. §14 : « Dans l'unité de remplissement, le contenu qui remplit se recouvre avec le contenu intentionnel, de telle manière que dans l'acte de vivre cette unité de recouvrement, l'objet à la fois visé et donné ne nous est pas présent comme double, mais seulement comme un ». Ce n'est que dans le recouvrement que nous voyons enfin en originaire la chose même, avant cela notre rapport au monde est comme mutilé et insatisfaisant. Heidegger, Prolégomènes à l'histoire du concept de temps, §6 : « […] dans la perception évidente, je ne suis pas entrain de faire de la vérité de cette perception un objet d'étude thématique, je vis dans la vérité ».

C'est exactement cette structure logique là que l'on retrouve p. 259, puisque Ricoeur tire deux conclusions de son analogie :

- D'une part l'action recouvre et remplit le projet, elle lui donne son évidence et son objet intentionnel

- Et cette évidence est une plénitude qui remplit un vide (pensez à vos premiers pas sur le chemin de randonnée, lorsque vous respirez l'air pur et que vous vous dites : ça y est, j'y suis enfin).

II. Consolidation de l'analogie par la critique du vœu pieu : vouloir vraiment, c'est agir

C'est à la lumière de cette relation de remplissement qu'on comprend les premières pages du chapitre : p 253 on lit « Le vouloir qui projette est un vouloir incomplet [...] ». Et précisément, le vouloir en tant que visée à vide est mutilé, partiel et creux sans son remplissement pratique. Ici donc, Ricoeur se sert de la critique du vœu pieu, de l'idée fixe, pour défendre et justifier son analogie. En effet, si l'agir remplit le vouloir, il l'achève et le comble. Phénoménologiquement et pratiquement, cela signifie que vouloir vraiment, c'est agir.

Pour le dire un peu spéculativement, vouloir vraiment, c'est autre chose et c'est plus que vouloir, mais c'est cet excès du vouloir sur le vouloir lui-même qui en accomplit l'essence. P 255 : « je n'ai encore rien voulu complètement tant que je n'ai rien fait ». Loin de la réalisation, séparée d'elle, le vouloir rancit et périme, devient une idée d'autant plus fixe qu'elle ne se réalisera jamais. C'est l'histoire de l'Homme qui n'est jamais devenu écrivain parce que sa carrière devait à chaque fois commencer le lendemain. Le vouloir authentique doit toujours se dépasser lui-même dans l'agir : sa supplémentation est complémentation. On retrouve ici le thème esthétique cher à Alain, qui est cité p 254 : l'artiste ne peut avoir le projet de son œuvre qu'en la réalisant (Premier chapitre du Système des beaux arts).

Ricoeur renforce encore sa thèse en ajoutant à sa description un élément intéressant, c'est le sentiment de pouvoir, p. 255. Le sentiment de pouvoir est ce par quoi au fond l'action réelle se précède elle-même dans le vouloir pour le mettre en lien avec le monde. Sentir que je peux faire ce que je veux, c'est déjà préfigurer dans l'irréel l'achèvement réel de mon vouloir : je sais que je vais pouvoir passer à l'action. Le sentiment de pouvoir installe mon projet dans l'imminence de sa réalisation. Et ce sentiment de pouvoir change la nature du possible dont est fait mon projet : « Par là la possibilité ouverte par le projet n'est pas absolument vide : ce n'est pas une simple non-impossibilité ». Le possible n'est donc plus simplement ce qui est concevable (ce qui n'est pas impossible), le possible théorique qui est, selon sa modalité, hypothétique, le possible des mondes possibles de Leibniz si vous voulez, mais il est ce que je m'engage à faire : le possible pratique et catégorique. Pour le dire autrement : c'est un possible chargé et prêt à faire feu. Si vous voulez un exemple concret, c'est le gymnaste expérimenté qui se sent prêt à effectuer son programme gymnique. Comme le dit Merleau-Ponty, dans La Phénoménologie de la perception, « la spatialité du corps propre et la motricité » : être capable de saisir un objet c'est comme avoir enfermée en notre main une référence à cet objet en tant que, sans l'avoir pris encore, nous y sommes déjà par anticipation, comme si nous le hantions.

III. L'intuition pratique est en même temps l'éclipse de son objet.

 

Il semble donc bien que l'analogie ait une portée phénoménologique et descriptive effective. Le vouloir ou le projet semble donc bien incomplet et mutilé, aveugle, sans le remplissement qui lui apportera la plénitude de l'intuition donatrice originaire.

Mais quelle n'est pas alors notre surprise si l'on continue un peu la lecture ! Je vous cite trois passages :

- p 258 : « Je ne dis pas mes actes, mais l'intention qu'ils réalisent. La seule chose que je puisse dire de l'action, ce n'est point sa présence effectuée, mais son rapport à l'intention vide qu'elle remplit à mesure ou après délais »

- p 263 : « A supposer que cette intentionnalité de l'agir, symétrique de l'intuition, ne soit pas une fausse fenêtre dans l'édifice de la phénoménologie intentionnelle [est-ce un scrupule ou un vrai doute?], il est bien difficile de dire quel est l'objet de la réalisation »

- p 271 : « La conscience d'agir est pour une grande part une décision continuée, un maintien, une correction, un renouvellement du projet ».

Tout se passe donc comme si le sujet de l'action agissait de la même manière que le démiurge du Timée de Platon : les mains dans la matière mais les yeux braqués sur le projet. Ce qui laisse justement deviner une forme de parallélisme : mon projet se maintiendrait, comme modèle, en face de la réalisation avec laquelle je peux éventuellement la comparer. Quid de la fameuse unité de remplissement ?

D'autant que, §1 p. 258 : « l'action est l'événement même ». Et l'événement, c'est ici l'invisible, au sens presque henrien de ce que l'on ne peut pas viser, c'est-à-dire de ce qui tombe, nous advient avec une telle force qu'il supprime l'intervalle phénoménologique minimum pour en faire un objet (comme une chose si proche de nous que nous n'arrivons plus à la voir), et donc aussi de ce que l'on ne peut voir. L'invisible c'est à la fois ce qu'on ne peut pas viser et ce qui n'est pas visible.

Nous voilà donc dans une situation singulière, puisque cela même qui devait combler le projet et en faire une intuition pleine et originaire, à savoir l'action ou réalisation, est en fait quelque chose qui ne voit pas, ou très difficilement. Tout se passe comme si l'épiphanie pratique, l'Erfüllung factive tant attendue était en réalité l'éclipse de son objet. Tout se passe comme si l'on ne pouvait pas savoir ce que l'on faisait au cœur même de l'actualité de l'agir. Autrement dit il n'y a pas de raison pratique : elle est ou bien raison, ou bien pratique. « Agir en primitif, prévoir en stratège », disait René Char dans Feuillets d'hypnos, §72. Comment comprendre cette occlusion (une sorte de remplissement intransitif, qui bouche au lieu de faire voir) du projet par un agir qui semble ne rien donner.

IV. La dissociation intentionnelle du vouloir et du faire

Pour mieux rendre compte de cette opacité intentionnelle de l'agir, on doit en revenir à la relation entre le faire et le vouloir. Nous sentons depuis le début que cette relation n'est pas aussi transparente que pourrait nous le faire croire l'analogie avec la visée à vide et le remplissement.

Regardons p. 260 : Ricoeur nous y donne un peu malgré lui une information déterminante : « Si l'agir est à la limite du penser […] peut-il figurer dans l'énumération cartésienne à côté du : je désire, je veux, je perçois, je sens ». Si on glisse sur cette phrase, elle semble aller de soi. Mais si on se rappelle ce que suppose la structure visée à vide/remplissement : si l'action remplit le vouloir, elle ne peut pas être posée à côté de lui, comme une structure intentionnelle autonome. Réciproquement, le vouloir, s'il est visée à vide, doit trouver son fondement intuitif dans l'agir, or on a l'impression qu'ici le vouloir est autonome et surtout qu'il est rempli. La preuve en est, le « je veux » est au niveau du « je perçois », or le « je perçois » est une intentionnalité pleine, ayant déjà effectué la congruence de la visée à vide et de la chose qui la remplit. Ainsi, si le « je veux » peut être mis sur le même plan que le « je perçois » et à côté du du « je fais » (donc sans lui), il faut admettre que le « je veux » est une intuition originaire donatrice de son objet. Mais quid alors de l'unité de remplissement, du recouvrement qui organise la fusion des visées ? Quid alors du « je n'ai pas voulu tant que je n'ai pas fait » du début du chapitre ?

Tout se passe donc comme si l'action remplissait et ne remplissait pas le vouloir, puisque le vouloir, le projet n'est pas achevé sans l'agir, mais qu'il semble pourtant capable de se suffire à lui-même (puisqu'il a la même dignité intentionnelle que le « je perçois » ou le « je sens »). Il faut donc dire que le projet est à double fond, à la fois vide et plein comme les boîtes truquées des magiciens. C'est ce que nous confirment d'ailleurs d'autres citations du livre : p. 64 : « L'exécution effective n'est pas nécessaire à l'existence de la décision ». Si la décision c'est le projet, comment le projet pourrait il être incomplet sans l'agir, et pourtant exister à plein sans l'exécution ?

Un élément de réponse nous est donné dans l'éidétique de la décision, de la formation du projet. Si on en retourne à la description pure du projet, on se rend compte que ce dernier n'est ni chronologiquement ni logiquement premier (contrairement à ce qui se passe chez Sartre, par exemple : avec le projet originel). Le projet fait fond sur l'hésitation. En effet, la volonté ne cherche pas d'abord l'action, le monde, ce qu'elle cherche d'abord c'est l'arrêt des hésitations, elle se cherche d'abord elle-même. L'hésitation est ici une forme de vertige, elle recoupe l'angoisse que Ricoeur définit magnifiquement comme « pouvoir pouvoir-être ». Quand j'hésite, je fais varier mon pouvoir-être, je me rends compte que je pourrais être ceci ou cela comme autre chose. Comme il le dit p 183, « hésiter, c'est essayer divers soi-mêmes ». On joue avec le possible, avec le concevable et l'hypothétique. Vouloir, se décider, c'est mettre fin au vertige en arrêtant le pouvoir-être sur un pouvoir-être, comme l'aiguille s'arrête sur un chiffre à la roulette. Par conséquent, on voit bien que le projet n'est pas une visée signitive, mais qu'elle est un acte intuitif représentatif qui vient remplir le vide de la volonté qui se cherche. Le projet c'est l'acte de la volonté qui se donne un objet, la volition, qui vient mettre fin au bal des velléités. C'est la raison pour laquelle je peux dire « je veux » comme je peux dire « je perçois » ou « j'imagine ».

Il est tentant de confondre visée à vide et projet parce qu'on associe le vide de la visée avec le néant du projet. Tout le problème, c'est que le néant n'est pas rien. Ce n'est pas parce qu'un projet vise un possible comme néant (le projet d'accrocher un tableau vise la possibilité d'accrocher le tableau et la pose comme « à réaliser » : cette possibilité qui n'est pas est pourtant visée par le sujet agissant) qu'il est vide, au contraire. Comme Sartre l'a montré dans l'Être et le néant, il y a une donation originaire du néant (je vois l'absence de Pierre dans le café si je me rends compte qu'il n'est pas venu à mon rdv). La volonté peut donc bien se gorger de néant : p. 84 : « Dans certaines circonstances graves, quand tout le monde se dérobe, je m'avance et dis : c'est moi qui me charge de ces hommes, de cette oeuvre ». S'engager ici, c'est déjà faire quelque chose, c'est un acte plein et à part entière. Le grand moment héroïque c'est celui de la décision, de la résolution. L'action, c'est tout autre chose, ça viendra plus tard et bien assez tôt. On remarque d'ailleurs souvent que c'est la décision prise et non l'action qui calme l'angoisse et donc comble la volonté.

Cette perspective est ici très éclairante : si la volonté est remplie par son projet, l'agir n'a plus besoin de combler la volonté. C'est comme s'il était mécaniquement poussé en dehors du domaine intentionnel parce que le projet le délogeait en prenant sa place. Si la volonté accapare le sens et le remplissement, l'exécution ou l'agir n'a plus besoin de viser quelque chose, c'est au projet que l'on doit l'intégralité de l'intentionnalité de l'agir. On comprend alors pourquoi :

- on n'arrive pas à trouver l'objet de l'agir : c'est qu'il n'en a pas vraiment.

- agissant, on continue de regarder le projet et non son remplissement par l'agir, puisqu'au fond il est déjà rempli avant qu'on agisse.

On est ici face à un cas extrêmement problématique – à faire pâlir Husserl – puisque tout se passe comme si c'était donc le projet, l'intention vide (et pleine) qui contenait le fondement intuitif en amont du remplissement. Il faudrait presque dire que l'intention à vide est pleine pour deux, et que c'est ici le vide de l'intention qui remplit le plein de l'agir. N'est-ce pas là ce que charrient les concepts d'exécutions et de réalisations : mettre un plan à exécution, par exemple, c'est faire de ce plan l'essentiel, et c'est mettre notre agir à son service. C'est donc le plan, ce qui n'est pas, le vide (ou plutôt justement le néant), qui est fondement de ce qui sera. Il ne faut donc pas dire que « qui n'a rien fait n'a encore rien voulu », mais au contraire que celui qui a voulu a déjà tout fait, a fait le principal.

On reviendra sur le sens phénoménologique profond du concept de réalisation dans un instant.

Voici donc où nous en sommes : on ne peut plus dire que la réalisation, l'agir serait le fondement intuitif du projet par la médiation d'une relation de remplissement, puisque le projet est à lui-même sa propre donation intuitive, lorsqu'il se décide. Mais d'un autre côté l'agir et le vouloir sont inséparables, pour Ricoeur. Mais si l'agir ne remplit plus le projet, quel est la teneur du lien qui les unit ?

V. Le Pragma : objet intentionnel de l'agir.

Malgré tous les problèmes que nous avons soulignés, et que Ricoeur voit très bien lui-même, il reprend à partir de la page 263 son analyse et parvient à déterminer une forme d'objet intentionnel de l'action. La question est ici : que vise exactement l'homme qui agit ?

- Qui agit ne s'occupe jamais de son corps. Le mouvement est un concept de la réflexion, un concept dérivé et second que je dégage d'un retour réflexif sur mon agir. Quand j'écris je ne m'occupe certainement pas de ma main et encore moins de son mouvement. p. 269 : s'occuper de nos mouvements, c'est confesser qu'on ne les maîtrise pas. L'entraînement, l'exercice au mouvement pour lui-même, ce que Ricoeur appelle « gymnastique », n'existe que pour une conscience qui a quitté son adhérence première au mouvement. La gymnastique est paradoxalement une forme d'attitude théorique.

- Mais qui agit ne s'occupe pas non plus du matériau sur lequel il agit, ni de ses instruments. Ainsi, celui qui écrit ne s'occupe ni de sa main, ni de la feuille ou du crayon, ni du mouvement qui les joint ensemble. Question : de quoi je m'occupe alors ? Réponse de Ricoeur : une forme de totalité synthétique saisissant tout d'un coup le complexe « tracer-des-mots-qui-correspondent-au-sens-que-je-veux-retenir ». Cette totalité synthétique saisie comme telle, et non pas formée discursivement par adjonction progressive de ses parties, c'est le pragma.

- Exemple de Ricoeur : oeuvrer à accrocher un tableau au mur, p 264, c'est viser intentionnellement le pragma « accrocher-ce-tableau-au-mur ».

Ricoeur complète son analyse grâce à la reprise de concepts de Gestaltpsychologie : ce qu'on nomme l'espace hodologique (de Hodos en grec, qui signifie chemin). L'homme d'action qui vise son pragma ne pose au fond qu'une seule question au monde : avec moi ou contre moi ? Le monde se répartit en deux espèces : l'espèce de ce qui cède et l'espèce de ce qui résiste. C'est pourquoi les instruments ne sont pas donnés, ils sont simplement dépassés vers leurs possibilités insignes : cette porte n'est pas porte d'abord pour être instrument ensuite. Lorsque je veux sortir elle ne m'apparaît que comme possibilité de sortir. C'est seulement si elle résiste, si je m'aperçois qu'elle est fermée, que j'opère une régression intentionnelle de son ustensilité à son être de chose. On ne vise donc jamais les choses, quand on agit : on vise un objet qui est un pragma, et qui se situe d'emblée au-delà des choses, dans les possibilités qu'elles laissent affleurer à leurs propres surfaces. Là dessus, rien de nouveau par rapport à la circonspection, à la Zuhandenheit heideggerienne.

VI. Critique du pragma et tautologie de la description.

On pourrait ici se contenter de glisser à nouveau sur le pragma : l'idée semble évidente, et à première vue elle semble convaincante. Cependant, si l'on aborde le pragma depuis l'ambiguité du projet à double fond et de la relation de dépendance indéterminée entre le faire et le vouloir, il prend une toute autre signification. Recollons les morceaux :

- On le sait, le projet vise un objet sur le mode du « à faire », de l'action à réaliser.

- Or l'action vise elle-même un pragma.

- Par conséquent, c'est le pragma qui devrait venir remplir le projet.

Concrètement : La visée à vide du projet d'accrocher un tableau au mur est remplie par le fait d'accrocher-un-tableau-au-mur. Du point de vue de l'agir lui-même : l'action d'accrocher un tableau au mur consiste à « accrocher-un-tableau-au-mur ». Au fond, la description de l'action est très décevante : elle est avant tout tautologique. Le pragma ne nous apprend rien que le projet lui-même ne nous ait pas appris.

Accomplissons un pas supplémentaire : comment ne pas voir que le pragma n'est pas un objet intuitif qui viendrait remplir le projet incomplet, mais qu'il n'est rien d'autre que la visée, que le projet lui-même. Ricoeur nous l'avoue p 271, quand il dit « La conscience d'agir est pour une grande part une décision continuée, un maintien, une correction, un renouvellement du projet ». Et cela se comprend d'autant mieux si l'on sait que le projet est déjà intuitif, qu'il se suffit déjà à lui-même.

Donc : Agir ce n'est pas combler le vide du projet par une intuition pleine, agir c'est, en visant intentionnellement l'objet qu'est le projet, le faire exister dans le monde. Or ce n'est pas synonyme, c'est au contraire extrêmement différent. C'est la raison pour laquelle on est fondé à soutenir que Ricoeur ne fournit pas une description du faire ou de l'agir, mais une description de la réalisation d'un projet.

Pour rendre cela plus clair, nous devons élucider le sens phénoménologique du concept de réalisation.

VII. Sens phénoménologique originaire du concept de réalisation.

Il faut dire ici que réalisation n'est pas remplissement (toujours Erfüllung). On pourrait opposer ici deux termes allemands : Erfüllung et Verwirklichung. La différence est plus visible qu'en français. Remplir, c'est combler un vide, c'est donc former une unité d'achèvement, de complétion. Comme Husserl ne cesse de le répéter, c'est le remplissement qui fonde, c'est ce sur quoi s'appuie tout le reste. Réaliser, c'est très différent, c'est donner du réel à un néant, de l'être à un possible. Mais réaliser un possible ou un néant, ce n'est pas l'achever, l'amener à son ergon, à son plus profond accomplissement, c'est simplement le dupliquer dans l'être. Réaliser, c'est dupliquer un être qui demeure identique et inchangé en son passage du néant à l'être, au réel prêt. Mon projet, qui est une structure intentionnelle déjà comblée comme néant va donc, par sa réalisation, être transporté tel quel, dans l'être.

Au fond, le projet contient déjà tout : c'est la raison pour laquelle la réalisation n'est pas une structure intentionnelle, mais est plutôt la duplication non-intentionnelle d'une structure intentionnelle préexistante. Concrètement : la réalisation de mon projet d'accrocher le tableau au mur ne remplit pas ce projet, au contraire, la réalisation de ce projet, gardant intact le dit projet, se contente de le transposer dans l'être. [reformulations pour faire comprendre]

- L'intention passe du néant à l'être comme ces personnages au théâtre qui passent sans bouger de la chambre au salon parce que ce sont les décors autour d'eux qui ont changés.

- La réalisation se contente de repasser avec le crayon de l'être sur les pointillés du néant. On épaissit le trait, mais le motif reste inchangé.

Pour le dire encore autrement : faire, au sens de réaliser, ne donne rien au projet, mais donne bien plutôt le projet au monde, l'insère ou le loge en lui. Le projet ne profite pas du voyage, il reste indemne.

C'est la raison pour laquelle il faudrait dire que penser la réalisation du projet nous empêche de penser le « faire » (le « je fais ») en lui-même. En effet, il ne faut pas confondre réaliser, c'est-à-dire donner de l'être à du déjà fait, et faire. Mieux, qui réalise ne fait rien, puisqu'il se contente d'insuffler du réel à du déjà fait, le projet comme néant achevé.

Cette conclusion nous permet de comprendre :

- Comment la volonté peut être achevée par le projet sans pour autant être réalisée : la réalisation ne comble rien, elle redouble, fait exister le comblé dans l'être.

- Le type de relation qu'entretiennent le vouloir et l'agir dans une philosophie de la réalisation : l'agir viendrait achever, parfaire une volonté déjà parfaite, ou combler du déjà plein. C'est qu'en réalité la réalisation est une exécution, qui sous couvert de remplir ne fait que dupliquer.

- Pourquoi le pragma se confond avec le projet, et l'action est tautologique, indescriptible et fermée en elle-même : si agir, c'est réaliser, alors il n'y a rien à décrire, puisque réaliser c'est juste redoubler le projet. Tout ce qu'on peut dire de l'agir est déjà dit dans le projet. Le présupposé ici : agir ce n'est rien, vouloir, c'est tout. On retrouve Char : « Agir en primitif, prévoir en stratège » : ici c'est l'agir même qui est primitif, bête, pauvre, donc inhumain, c'est-à-dire réfractaire à toute signification dicible.

On s'aperçoit, en outre, que si la réalisation n'aboutit donc pas à la congruence des visées à vide et intuitives, car la volonté sensée être vide est déjà pleine de néant, cette même réalisation réintroduit au cœur de la phénoménologie intentionnelle une forme de représentationnalisme : nous retrouvons en effet une forme de relation extérieure à ce qu'elle met en relation, entre d'une part le projet conçu et achevé, et d'autre part l'état du monde lui correspondant. Mon projet est réalisé lorsque je constate l'adéquation entre ce que je voulais et ce que j'ai eu. Comme la réalisation fait passer dans le réel le projet que je ne quitte jamais des yeux, tout ce que je peux dire du monde ou de mon action, c'est si oui ou non elle est conforme à ce que je voulais.

Le concept de réalisation a donc un double défaut : d'une part il nous fait sortir du champ intentionnel, et de l'autre il nous empêche de penser l'agir, en le confondant avec de la réalisation du « tout fait ». C'est pourquoi le sens phénoménologique du concept de réalisation, c'est d'être un non-sens phénoménologique : un concept in-interrogé et problématique. La vraie question serait de savoir si cette occultation de l'agir n'est pas obligatoire, dès lors qu'on en fait un moment de la volonté ?

Pour le dire autrement, Ricoeur essaye de faire entrer ici la conception volontariste classique de l'action comme exécution de la volonté (qui date de Saint Thomas, Somme théologique, question XII, article 1, où il est dit que l'action est un acte extérieur qui redouble l'acte intérieur : la preuve, la bonté ou la malice de l'acte extérieur se lit déjà dans l'acte intérieur) dans les structures intentionnelles découvertes par la phénoménologie. Le problème, c'est que le concept de réalisation porte en lui un sens non intentionnel et étranger à la phénoménologie.

Conclusion :

Pourquoi avoir ainsi défini l'agir comme réalisation du projet volontaire ? Une réponse possible se trouve p. 89 : « Ne suis-je pas primordialement possible moi-même, moi qui inaugure des possibles dans le monde ? ». Ce qui est en jeu ici c'est Jemeinigkeit, la mienneté de mon action. Si j'agis, je dois être capable de me reconnaître moi-même en mon action, de dire « cet action, c'est moi ». Or, ce que je suis, c'est d'abord une possibilité, et surtout une possibilité d'être. Ainsi, je pourrai me reconnaître dans mes actes s'ils sont réalisations de mes possibilités, c'est-à-dire simplement redoublement dans le monde de ce que j'avais prévu pour moi-même.

On retrouve ici le jeu de mot fichtéen qui influencera tout l'idéalisme allemand, et vraisemblablement toute la phénoménologie, de Hegel à Sartre : toute Selbstätigung est Selbstbestätigung : toute activation de soi doit être vérification de soi. Agir en ce sens, c'est toujours se confirmer, se concrétiser. Comme dirait Hegel dans l'esthétique : marquer l'extériorité de sceau de notre intériorité. Et au fond, voilà le présupposé principale : il est nécessaire que tout agir soit phénoménalisation de la liberté. Ici nous arrivons au fondement ultime de la théorie de l'agir comme réalisation. Il faut qu'agir ce soit réaliser, c'est-à-dire transporter ou transposer du déjà fait dans le réel, parce que tout est déjà fait subjectivement, dans la liberté et par la liberté. La liberté est avant tout empire sur le possible, sur la décision, et donc puissance de l'intériorité. Si nous sommes d'abord une liberté projective, repliée au dedans de nos intentions, agir n'est rien, et décider c'est tout. Nous sommes alors ce que nous décidons d'être, et l'agir aura pour seule tâche d'exécuter ce projet. Mais en contre-partie, l'agir n'est plus rien qu'une coquille vide, qu'une imposition au dehors d'un dedans déterminé en avant de lui-même. La seule solution, pour vraiment penser l'agir, serait donc de remettre en question le primat de la volonté, et donc de la liberté.