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LEFEBVRE M. (02/04/2022)

 

L’HOMME VIGILE, DYNAMIQUE DE LA RELATION ART-THÉRAPEUTIQUE

 

« Lorsque je tombe des nues (dans une déception déconcertante) je suis le jouet de la vie. L’homme vigile jaillit du rêveur au moment insondable où il décide, non seulement de vouloir connaître ce qui lui arrive mais aussi d’intervenir « lui-même » dans la marche de l’événement, d’introduire dans la vie qui s’élève et tombe, la continuité et la conséquence[1]».

L’homme vigile est à l’initiative de toute démarche psychothérapeutique individuelle. C’est à l’homme vigile du thérapeute que s’adresse son appel, et c’est de leur rencontre, indexée sur la vigilance, que naît et se développe la dynamique de toute relation thérapeutique. Nous allons nous intéresser aux modalités particulières de la rencontre en art-thérapie et, pour commencer, à « l’homme vigile » lui-même.

 

QUI EST L’HOMME VIGILE ET À QUOI VEILLE-T-IL ?

Pour Binswanger c’est celui qui s’éveille soudainement de la torpeur du rêveur pour s’arracher du champ de la virtualité et accomplir son ipséité. À l’origine de cet appel irrésistible, un principe tout aussi insondable que son moment : une sommation de vie qui exige une forme, une pousse qui veut surgir du fond pour exister. Mais cette pousse est dotée d’une conscience responsable d’esquisser et d’entretenir sa forme en devenir. « Tu es la tâche[2]» est l‘injonction intime qui anime cet élan personnel qui soutient l’élan vital et cherche à se propulser dans l’existence en assurant son maintien dans la vigueur et l’ouverture face au cours changeant des choses et du monde. Le jaillissement de l’homme vigile dont parle Binswanger semble avoir eu lieu à la suite d’une déception déconcertante, peut-être la conséquence d’un engourdissement passager — une rêverie inconséquente, qui aurait exposé le soi à devenir le jouet de la vie. L’homme vigile se saisit alors de l’élan personnel pour le reprendre, au sens fort du terme. Ainsi, la décision d’intervenir soi-même dans la marche des événements procèderait d’une soudaine revendication intérieure de se redresser pour s’en expliquer avec la vie et avec la facticité du monde. En voulant introduire la conséquence, l’homme vigile qui initie cette reprise de soi debout et de face veut s’approprier l’expérience, il veut co-naître à ce qui lui arrive. Il se décide en faveur du souci, puisqu’il reconnaît « qu’il y va de son être[3] ». Si le souci est présence en avant de soi, penchée sur l’avenir pour accomplir « l’être plein du dasein[4] », la tâche est pour le moins intimidante. Celui qui appelle à l’aide dit en substance qu’il se sent requis par cette épreuve mais qu’il ne sait pas, ou plus, comment l’entreprendre seul.

Celui qui lui répond — ici, l’art-thérapeute — est sensible à la résonance de cet appel exigeant. « Quand l’autre que moi m’interpelle […], il y a en moi quelque chose qui m’interpelle dans mes propres termes, parce qu’en eux, j’entends l’autre de moi[5] ». L’autre de moi serait à la fois cet être tendu vers l’à-venir de sa réalisation propre et le fond énigmatique dont il émane. C’est au titre de son assignation à l’existence humaine bordée par cette polarité qui lui échappe — son origine et sa destinée ipséique — qu’un homme peut se sentir responsable « de la responsabilité d’autrui[6] ». Le sentiment de cette solidarité fonde le souci éthique, c’est-à-dire le soin qu’un homme prend de son être et de son séjour terrestre parmi les autres vivants.

L’homme vigile du thérapeute, interpellé par l’homme vigile du patient, assumed’être un temps co-responsable de la tâche sur laquelle ce dernier s’est décidé à œuvrer. Dès lors qu’il y a élection entre les deux hommes, tout devient articulation et écho, mais, dans le rapport de réciprocité qui s’engage, la tâche qui incombe à l’art- thérapeute est de donner au patient des moyens nobles de se mesurer à la vie qui veut s’accroître à travers lui. C’est à lui de veiller à ce que la rencontre demeure à la hauteur de l’appel qui l’a initiée. Il lui revient de résonner à une certaine tessiture — une hauteur et une étendue propreémanant du fond originaire d’où elle puise sa dynamis. Le maintien de cette puissance à l’œuvre va alimenterla construction d’une relation thérapeutique qui se préoccupe de « reprendre en sous-œuvre la base terrestre de l’existence, le courant vital qui s’élève et tombe, pour l’amener au ton de l’histoire intérieure[7] ». À partir des flexions existentielles qu’il observe, l’art-thérapeute considère les moyens à employer pour aider la personne à renégocier le rapport qu’elle entretient à son corps vécu et l’accompagner dans sa quête d’autoréalisation. Ainsi, pour saluer encore Levinas, l’art-thérapeute n’aborde pas l’autre « les mains vides ».

 

DE QUELS MOYENS DISPOSE LE THÉRAPEUTE ?

 

Comment une pratique art-thérapeutique qui s’appuie sur la daseinsanalyse s’y prend-elle pour soutenir l’élan vital et l’élan éthique qui portent celui ou celle qui décide de se prendre soi-même comme tâche ? Qu’est-ce qui la différencie d’une psychothérapie d’inspiration psychanalytique par exemple ? Globalement pour la théorie psychanalytique, le temps vient du passé. La cure analytique est née de mettre au jour le trauma, ce morceau de temps enkysté dans le symptôme qui ne passe plus, se donne comme un passé non dépassé qui insiste. Cette approche est par essence le paradigme du déploiement d’une narrativité dans laquelle la personne interroge son histoire pour la reformuler.Le psychanalyste, en interrompant la trame du discours au moment où un signifiant suffisamment significatif apparaît, livre le sujet au vertige de son écho dans une suspension temporelle l’incitant à « y réfléchir »…parfois jusqu’à la séance suivante.

Pour autant que l’art-thérapeute accueille l’anamnèse et le récit, c’est le sous-bassement préverbal qui concentre son attention. Lorsqu’il suspend le verbe c’est dans le but d’emmener vers l’action créatrice qui précipite directement aux structures ontologiques de la spatio-temporalité qui fonde le langage. Parler, c’est déjà agir, mais les mots sont des actes qui n’expriment que partiellement les schèmes qui les constituent et « n’épuisent jamais mon vécu actif et noétique[8] ». En art-thérapie, l’espace laissé vacant par la suspension de la parole est investi par le corps, réquisitionné en tant que tel.Créer mobilise la corporéité vivante, sa spontanéité originaire, pour plonger aux sources de l’expérience vécue et figurer la dimension énigmatique de ce reste indicible.

Élevé à l’école du passage par l’acte, l’art-thérapeute fait prévaloir la main sur l’organe de la parole comme moyen pour l’homme d’éprouver sa subjectivité, de parvenir selon Hegel « à se manifester et à s’actualiser effectivement[9] ». Cette reprise en main de l’histoire intérieure branchée sur l’élan vital stimule des élans particuliers dont la concrétisation est la production d’œuvres qui les figurent.Figurer, comme nous le rappelle l’anthropologue Philippe Descola, c’est assembler des formes pour « donner à voir l’ossature ontologique du réel à laquelle chacun de nous se sera accommodé[10] ». Ainsi exprimé hors de soi, figuré, matérialisé par de la couleur, de la texture, du volume, etc., notre agencement intérieur est rendu visible pour soi et pour l’autre. Il y a déposition de la disposition[11] sur le plan de la manifestation phénoménale : il y a de l’existence.

L’art-thérapie qui entend le besoin de vivre et d’agir, le désir urgent à donner du sens à la progression de son élan, prend à la lettre la proposition de Minkowski « Je tends en avant et (ici j’ajouterais, dans la foulée) je réalise quelque chose[12] ». Y a d’l’action ! Et, comme aurait pu le dire Jean Oury : y a d’la décision ! La dynamique art-thérapeutique est proactive, elle répond en écho à l’appel initial de la présence qui se porte en avant. Aussi cherche-t-elle à échapper à l'éparpillement de soi dans la narrativité en permettant à l'existence de se rassembler tout entière dans un présent qui se fait. Au cours d’un suivi, les trois perspectives temporelles (passé/présent/avenir) s’articulent pour architectoniser le processus psychothérapeutique. L’art-thérapie, on l’aura compris, fait la part belle au présent historique de la présence-en-avant-de-soi, ancrée dans sa corporéité vivante. Le processus de création dévoile l’actualitéde ce que nous avons été, travaille à sa reprise, mais aussi à l’« avenance » de la prae-sence. Si le devenir et l’expansion sont inhérents à toute activité humaine, l’acte créateur est, quant à lui, une tentative de « reconduction à disposer de la vie et à lui (re)donner une forme, un style[13] ».

Pas de création sans médiation. Ce fameux tiers — mais tiers-lieu serait plus juste car c’est un médium et aussi déjà un espace — est, d’une part, le support d’expression de la situation vécue qui révèle, à travers les productions imaginaires, le rapport aux existentiaux(temporalité, spatialité, corporéité, être-avec-autrui, finitude, etc.) et, d’autre part, un champ illimité d’esquisse des possibles.C’est pourquoi la daseinsanalyse qui analyse les structures spatiales et temporelles de la présence s’accorde naturellement à l’art-thérapie qui réquisitionne le corps pour engager l’historisation de la présence et activer ses modes de possibilisation.

De bout en bout de cette relation thérapeutique, notre homme vigile veille à soutenir sa présence-à pour assurer le y être de la rencontre. Qu’est-ce à dire ?

 

LE « Y ÊTRE » DE LA RENCONTRE (LA SITUATION : OÙ SOMMES NOUS ?)

 

Pour le thérapeute investi de la vigilance, cette présence-à commence par lui-même : présence-à l’animation mystérieuse de sa chair palpitante, présence-à la disposition thymique qui irrigue son contact avec le monde. Idéalement, il entretient avec soin son aïda qui est, selon Kimura, « le principe même de l’acte de rencontre de l’individu avec le monde et supporté par le rapport au fond de la vie[14] ».L’aïda intrasubjectif colore et module tout aïda intersubjectif.Conscient de cette métacommunication qui opère dans la rencontre, le thérapeute veille à se dégager autant que possible de ses propres contradictions internes afin de rester un « champ de présence ouvert à l’autre[15] ». Corporéité, langage, actions et œuvres sont de multiples entrées pour reconstituer l’expérience vécue du patient et se l’expliquer sans céder à l’analyse intentionnelle. Le thérapeute qui se rappelle qu’« on ne peut enfermer un homme dans ses actes, ni dans ses œuvres, ni même dans ses pensées[16] », pratique l’épochè. Cette opération de suspension du jugement qui lui permet de rester suffisamment démuni pour accueillir la surprise de la rencontre n’est pas pour autant une posture arrêtée. Elle éveille la transpassibilité — définie par Maldiney comme capacité infinie de sentir — qui est liée au mouvement et qui appelle l’exploration de la relation dans sa situation. Le thérapeute, comme le devenir, « suit comme une ombre (mais une ombre claire) l’élan personnel[17] » de l’individu qu’il accompagne. Il est dans le retrait du paraître mais il se tient en avant de lui-même pour se porter vers autrui. Comme le danseur avec son partenaire, il ajuste ses déplacements aux besoins de respiration de l’aïda interpersonnel : il peut se tenir en retrait, en-deçà-de, auprès-de, côte-à-côte, face-à, etc.Ce ballet chaque fois imprédictible qui spatialise la relation révèle et actualise la volumétrie de cet entre interpersonnel et s’incarne souvent physiquement dans l’espace art-thérapeutique qui est un lieu où les corps bougent. Articulé au patient dans la relation en marche, le thérapeute se situant est attentif de part et d’autre aux reculs et aux glissements du souci, au pouvoir exercé par l’être-en-déval du dasein. Il ne perd pas de vue que sa tâche consiste en toute circonstance à favoriser l’accroissement de la capacité d’exister[18] de son patient et que cela ne peut s’accomplir que si l’aïda est un tissu relationnel souple et résistant.

L’échange verbal (avant et/ou après le moment de création qui se fait le plus possible en silence) est un moment important de ce tissage. « La parole » comme le dit joliment Montaigne « est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute[19] ». Les deux hommes qui s’expliquent avec la vie dans l’espace art-thérapeutique le font sur la base d’une vulnérabilité commune inhérente à leur humanité. C’est sur elle que s’appuie le thérapeute pour entendre les nuances pathiques qui traversent la parole, les gestes et les œuvres du patient. La justesse de leur réception atteste du « Y être » de la rencontre, moment hautement constitutif de l’aïda. Aïdaétant « à la fois et en même temps l’espace relationnel, la relation et les pôles de cette relation[20] »,toute modulation, toute réception quile fiabilise accroît son amplitude d’action. Pour Kimura l’aïda est plus un acte qu’un espace. Là encore, l’art-thérapie comprend cet énoncé littéralement. Chez le thérapeute, la capacité de dégager des espaces pour que la personne se charge elle-même de lever ce qui obstrue sa voie n’est pas qu’une disposition à l’hospitalité et à la transpassibilité. C’est aussi une aptitude à risquer des actes concrets pour faire place à l’inattendu qui ne manque jamais de s’inviter dans l’action créatrice.

Le « Y être » de la relation précède le « Y aller » du patient. Le dégagement dépend d’un ménagement qui sécurise suffisamment ce dernier pour le rendre libre d’oser l’action qui implique de commencer et de s’exposer.Le ménagement dont il s’agit est celui de l’habiter Heideggerien. En art-thérapie, l’enclos assurant l’assise ontologique du monde commun est assumé par l’aïda intersubjectif tandis que la reprise de l’expérience du séjour terrestre vers de nouveaux possibles est transposée au plan de la re-présentation.

Dans cette aire d’expérience où le patient est aux prises avec son faire, le thérapeute est présent aux saisissements et aux organisations défensives. Il n’hésite pas à suggérer des outils pour déclencher l’agir, à retenir l’élan lorsque cela s’avère nécessaire, à proposer de nouveaux circuits pour relancer l’imagination, voire à sortir de sa réserve pour « parler plus fort que ce « qui » qui contraint ». L’homme vigile se préoccupe qu’il se passe quelque chose plutôt que rien. Mais en premier lieu il se préoccupe que quelque chose se passe à partir du rien.

 

LE « Y ALLER » DE L’ACTION CRÉATRICE (LA DIRECTION : OÙ ALLONS-NOUS ?)

 

« Celui qui ne s’abîme pas au rien n’est pas créateur. Un soi qui se sait d’avance, c’est un personnage, ce n’est pas une personne. Le vide est le lieu de ressourcement de l’œuvre. L’histoire est ouverte. Elle ne se donne pas une idée de l’œuvre à faire. L’existence procède du fond ; c’est là seulement que quelque chose peut être[21] ».

L’un des moments essentiels de cette thérapie soutenue par le processus de création est celui du saut dans le rien — au risque de s’y abîmer. En art-thérapie le pas inaugural d’une marche qui voudrait introduire la continuité puis la conséquence, est cet acte déterminant qui est convoqué d’emblée dans le face à face avec la page blanche. Pain d’argile inentamé ou scène d’improvisation, entrer dans ce « rien » est toujours un enjeu. Pour certains oser « y aller » représente une véritable source de vertige et d’angoisse. L’art-thérapeute a pour tâche d’accompagner le patient au bord de son abîme, de l’encourager à sauter dans ce fond toujours-déjà-là qui n’est, en fin de compte, rien d’autre que ce plan d’immanence de la vie qui précède et excède tout sujet. Le rebond qui débloque le mouvement authentiquement historique de la présence ne peut se faire qu’en touchant ce fond, en se connectant à cette dynamis de la corporéité vivante dont les éprouvés sensibles sont à la fois les témoins et les ressorts. Ce plongeon permetde renouer avec « l’intuition agissante[22] » qui, pour Kimura, ne serait autre que l’activité noétiqueelle-même. La confiance retrouvée en la spontanéité de son pouvoir-être originaire, adossée à la fiabilité de la relation thérapeutique, libère chez le patient l’audace d’oser l’action inédite qui expose au risque du dévoilement et de l’inattendu. Le thérapeute est particulièrement présent à ce premier mouvement, complexe parce qu’il requiert simultanément un saisissement et un abandon de soi, sous le regard d’un autre. Car enfin il faut mesurer le danger que représente pour certains l’irréversibilité de cette action : une fois fait, et même si on détruit ce qui a été fait, on ne peut pas faire que ça n’ait pas eu lieu. Quelqu’un, le thérapeute, en aura été témoin.Sa réceptivité accueillante est donc cruciale pour soutenir ce moment critique qui n’est résolu que par la décision de tenter une forme. Le redressement de soi est nécessaire pour engager un rapport affranchi au fond et, simultanément, la déprise de soi est essentielle pour inventer ce rapport car « une forme en voie d’elle-même n’est pas en vue d’elle-même[23] ». L’action créatrice implique de se laisser déposséder pour laisser faire « le débraillé de l’improvisation[24] » dont seule est capable la présence hors de soi. Elles servent le projet heideggerien qui est « un besoin d’esquisser un horizon à l’intérieur duquel l’étant de l’être peut apparaître en tant que tel[25] ». L’homme qui affirme son existence au-delà de sa simple étance à travers l’acte créateurne peut prédire ce qui va se passer à la suite des gestes qui s’accomplissent : l’avenir se fait à travers eux. « Esquisser emporte et éloigne pour un retournement à soi [26]», créer développe la transpassibilité en l’articulant à la transpossibilité — qualifiée par Maldiney comme capacité infinie de faire — et dont Françoise Dastur nous dit qu’elle « transcende les possibles préalables qui sont donnés à partir du projet[27] ».

Dans l’espace art-thérapeutique, chaque action accomplie sur le plan de la re-présentation est donc un pas soucieux de se rencontrer, de se projeter pour se reconduire à sa propre possibilité.

 

L’ŒUVRE COMME LIEU OÙ « S’Y PROJETER ET S’Y RENCONTRER »

 

La représentation modifie les modalités et, en conséquence, la dynamique de la relation thérapeutique. Elle dote l’aïda d’un plan supplémentaire, celui de la rencontre d’une médiation et d’un acte créateur. De cette rencontre émergent les figures de l’autre (l’absolument autre) dont la soudaine présence a pour effet d’élargir les dimensions de l’aïda intra et interpersonnel.

Pour le patient cette dilatation est opérante dès le départ, le mot représentation suggérant de lui-même une mise à distance. Le plan de la représentation est presque toujours, d’abord, le lieu de déposition du fardeau existentiel. Il accueille la décharge des affects souffrants et dégage l’intériorité colonisée par leur accumulation. Le trop-plein projeté hors de soi libère de l’espace pour les mouvements spontanés de l’intuition agissante qui se saisit de sa puissance de manifestation pour figurer les forces en présence. La figuration qui fait coexister les contraires (présence-absence, vrai-faux, etc.) accueille l’altérité en nous propulsant vers sa reconnaissance et son intégration dans une amplitude expressive qui excède largement tout ce que les mots peuvent en dire. Cette opération d’élargissement du champ de la rencontre procède également de la mutualité du vécu temporel impliqué dans l’activité créatrice. Car pour autant que le thérapeute ne soit pas l’acteur du présent qu’il regarde se faire, il cherche à rester solidaire de l’expérience sensible du patient pris dans le temps immanent de son activité. Le thérapeute, comme le phénoménologue, veut s’introduire dans l’expérience, ici en entrant en syntonie avec le flux vivant du corps de celui qui crée.Il est présent à « l’impression d’animation[28] » que ce corps agissant et que cette œuvre se faisant exercent sur lui. Tout comme il a veillé à la construction d’un aïda et d’un habitat, au sous-bassement du langage et au vertige du passage par l’acte, le thérapeute est maintenant mobilisé par son observation empathique de la forme en formation d’elle-même[29].

Le rapport du fond et de la forme va retenir son attention en commençant par le choix de la surface vierge qui n’est jamais neutre (texture, nuance, épaisseur, etc. sont déjà révélatrices d’une ambiance) et celui des outils que le patient aura retenu pour l’entamer. À l’évidence, chaque médiation ouvre un espace spécifique pour déployer et offrir à la vue ce rapport ; chacune en pré-possibilise également un certain type d’expérimentation. Le thérapeute va considérer ce commerce pour ce qu’il montre : comment la forme s’y prend-t-elle pour s’émanciper du fond, quel style de présence vivante manifeste-t-elle (tonicité des formes, tonalité des couleurs, etc.), quels chemins, quels biais emprunte-t-elle pour exister ? Pour Maldiney « La forme croissant à l’intérieur d’elle-même est l’esquisse d’un mode d’ouverture au monde où toutes les directions de sens ont leur origine et leur horizon[30] ». La forme n’est pas à percevoir comme un contenu psychique, mais comme une intention dynamique autonome, expression de l’intuition agissante d’une ipséité. Cette intention révèle son essence intime et met au jour ses orientations existentielles. Dans l’espace de figuration, la présence ou l’absence de certaines directions de sens exposent formellement l’actualité de l’être-au-monde situé. La spatialité de l’existence s’exprime selon les deux grandes directions que sont la verticalité et l’horizontalité mais aussi selon « les polarités proche-lointain, devant-derrière, droite-gauche, large-étroit, avec les corrélats phénoménologiques du clair et du sombre, du léger et du grave, etc.[31] ». Le thérapeute est attentif aux rapports de proportionnalité de ces directions significatives de l’existence qui se montrent dans les œuvres. S’il considère la puissance et le sens de la forme s’arrachant de la matrice directionnelle qu’est le fond, il apprécie également l’agencement des formes et des figures constituées entre elles : leur distribution, leur hiérarchie, leur solidarité ou leur éparpillement, leur capacité à se répondre en harmonie ou en discordance, et enfin, à générer du rythme.

Le rythme, dont Maldiney dit qu’il est « l’auto-mouvement de l’espace-temps », modifie l’architectonique de l’espace de la re-présentation. Son apparition signifie, d’une part, l’aboutissement de l’entreprise de dégagement de l’espace du dedans au cours duquel le vécu souffrant a pu s’exprimer, être éloigné de soi puis remanié. D’autre part, le rythme signe la survenue d’une figure agissante à la suite d’une « action oblique qui est un mouvement à la faveur duquel le sens s’écarte de sa trajectoire attendue[32] ». Le rythme est le mode d’être de cette figure agissante dans laquelle on voit volontiers la présentification de l’homme vigile. La soudaineté de son jaillissement fait basculer dans le Ah ! de la rencontre, celle qu’on n’attendait pas (bien qu’on ait préparé le terrain pour son arrivée) et qui est l’avènement d’une potentialité. En effet, dans le premier mouvement de déposition des affects, le fond est un déversoir qui accueille les doléances ; le mouvement est une plongée vers lui, pour en découdre avec lui. À l’inverse, l’action oblique semble se saisir de l’avenir qui bondit en quelque sorte du fond vers nous. On reconnaît dans ce surgissement le kaïros qui opère un renversement de perspective inattendue et rebat d’un même coup les coordonnées du passé et de l’avenir. Cet acte isolé propulse le présent un instant hors du temps pour resituer l’existence en l’ouvrant au pouvoir d’un nouvel horizon. Il crée l’événement en dévoilant la modification de soi dans la rencontre authentique.

« L’événement ne prend sens que dans une situation donnée pour un homme donné » nous dit Françoise Dastur, « il requiert la collaboration de celui auquel il arrive et exige d’être intégré dans une nouvelle configuration de possibles[33] ».

La reprise critique du sens et son intégration sont en effet nécessaires à l’appropriation de l’expérience telle que l’entend Binswanger. En art-thérapie, l’œuvre produite est le support à partir duquel la personne conscientise ce dans quoi elle est empêtrée comme ce dont elle s’est libérée. Selon Descola, la figure est une trace active du référent qu’elle représente « qui peut être un objet, un état ou la relation qui les lie[34] ». Il propose de la traiter comme l’indice d’une action ou d’une intention plutôt que comme un symbole. « Elle est un prolongement visible dans l’espace et dans le temps du référent dont elle est comme une émanation[35] ».

La figure comme trace de l’action créatrice consigne l’essence vivante de la personne qui, d’habitude, lui échappe (elle ne se voit pas, ne s’entend pas dans le flux de sa parole ou de son action). Son auteur peut vouloir ignorer cette figure significative, elle n’en est pas moins efficiente. Cependant dès lors qu’il assume de la reconnaître, elle acquiert une « autonomie productrice de soi[36] ». Elle n’est plus un simple énoncé, elle est un énoncé qui devient sujet, qui annonce quelque chose. Kimura dirait qu’elle est un noème qui devient noèse.

Dans cette acception, la figure peut être considérée comme un actant d’un genre particulier ayant un pouvoir d’existence propre. Cet agent intentionnel[37] regarde maintenant patient et thérapeute ; il les implique dans une communauté de vécu et une attention partagée à sa présence vibrante. C’est un moment d’une intensité palpable pour celui qui l’a créé, comme pour celui qui a été le témoin de sa création. Les mots prononcés, s’il y en a, sont les extrémités qui viennent ponctuer l’événement visible. Ce partage peut être verbalisé, mais il peut tout aussi bien avoir lieu en silence dans un subtil échange infra-corporel. Explicitement ou implicitement, le thérapeute est exhorté par le patient à s’engager. Devant cet appel, ce dernier ne peut — encore une fois — rester les mains vides. En tant que semblable face à l’autre qui vient de se découvrir dans l’œuvre, il est invité à laisser transparaître ses éprouvés et, pourquoi pas, oser des associations libres issues de sa culture personnelle qui pourront assurer le patient de son appartenance à la communauté humaine. Les regards croisés s’invitent l’un l’autre au déplacement en engageant à « voir » depuis une perspective différente. « Voir est une opération créatrice qui demande un effort » nous rappelle Matisse. Dans le lacis de saillances[38] de la figuration, le thérapeute discerne les discontinuités du vécu de l’être-là dans son rapport au monde ; pour autant sa responsabilité n’est pas de déciller le patient mais de l’aider à ouvrir les yeux pour voir plus de ce qui se montre. Il importe qu’il s’avère sensible à la présence de l’existant qui vient d’être dévoilé par la figuration, à la beauté intrinsèque du geste qui l’a fait naître et qui traduit la transformation de soi vers une existence éthique car « La beauté est toujours le signe qu’un sens a été trouvé par la vie [39] ».Mais enfin, l’homme marchant à la rencontre de lui-même n’en finit jamais de s’atteindre et l’art-thérapeute n’est qu’un compagnon de route provisoire qui vise le transfert de la vigilance et qui assume d’être dépositaire de la mémoire du cheminement de son patient vers la continuité et la conséquence.

EN CONCLUSION

 

« Les images ont ce pouvoir qu’elles parviennent à rendre visibles des existants dont c’est parfois la seule modalité d’existence, mais aussi des processus et des états souvent indicibles autrement et des relations entre les existants qui acquièrent force d’évidence d’être représentées[40] ».

Dans l’espace art-thérapeutique nous considérons que la représentation est moins une scène symbolique qu’un plan de translation de l’existence. Elle est un champ d’expérience entièrement généré par une subjectivité vivante en action et en relation avec des médiations elles-mêmes porteuses de propriétés et de potentiels. L’acte créateur issu de cette rencontre rend manifestes des phénomènes, transitoires ou persistants, affirmant avec force que les hommes ont le pouvoir de fabriquer la réalité. L’imagination, qui est pour Heidegger «unité fondamentale de la réceptivité et de la spontanéité[41] », recèle en son essence une puissance de dépassement qui oriente l’activité noétique dont les créations formelles sont ici les représentants. Nous pouvons envisager ces figurations comme des indicateurs ontologiques[42] et comme de véritables agents dont l’intention est de servir l’œuvre « en souci d’elle-même[43] ». Ainsi, l’œuvre réalise la fonction prophétique que Binswanger prête à l’art et qui fait écho au projet heideggerien : elle instruit au terme d’un éloignement et d’un retour à soi dans la proximité des autres et du monde.

L’œuvre comme processus assume le plan de l’explicitation existentielle qui vise une transcendance de la situation mondaine par l’approfondissement de soi. Le rapport fond-forme y est repris en vue de la conquête d’une tenségrité pour rétablir l’unité vécue de l’existence dans sa direction vitale. Pour autant le truchement de la représentation ne dégage pas le thérapeute de la construction d’un « entre » relationnel qualitatif, indispensable à la dynamique thérapeutique. S’il décale le plan de la rencontre sur le processus de création c’est parce qu’il sait, pour l’avoir expérimenté, que l’œuvre en souci d’elle-même a sa capacité de décision propre quant à ce qu’il faut créer et que cette décision se situe toujours en faveur de la vie. Aussi le thérapeute essaie-t-il humblement d’assumer sa responsabilité d’assurer les conditions de l’expérience en veillant, d’une séance à l’autre, à ce que le flux d’action du patient reste indexé sur la réjouissance de son « je peux », sur la joie discrète qui, selon Minkowski, accompagne naturellement l’activité.

Au décours de cette expérience partagée qui vise l’historisation de soi comme être-au-monde, patient et thérapeute cherchent leurs formes. Chacun à sa manière la cherche dans ce « moi poétique […] ce moi qui se tient en arrière » selon Maldiney ; « ce moi meilleur, cette forme en retrait vigilant[44] » dont le souci serait fermement arrimé à cette question : « Quelle valeur au regard de la vie : c’est ce qui décide en tout dernier ressort[45] » affirme Nietzsche.

                                                                                                                     



Binswanger Ludwig, Introduction à l’analyse existentielle, Minuit, 1971

Kafka Franz, Préparatifs de noce à la campagne, Folio, 2017

Dubois Christian, Heidegger, Introduction à une lecture, Seuil, 2000

Dubois Christian, Heidegger, Introduction à une lecture, Seuil, 2000

Maldiney Henri, Penser l’homme et la folie, Million, 2007

Levinas Emmanuel, Éthique et infini, Livre de Poche, 1984

Maldiney Henri, Art, Folie, Thérapie, Essais de conceptualisation, L’Ouvert n°11, 1993

Kimura Bin, L’entre, Million, 2000

Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Folio Essais, 2002

Descola Philippe, Les formes du visible, Seuil, 2020

Audi Paul, Créer, Introduction à l’Esth/éthique, Verdier Poche, 2005

Minkowski Eugène, Le temps vécu, PUF, 2013

Audi Paul, Ibid.

Kimura Bin, Ibid.

Maldiney Henri, Ibid.

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Minkowski, Ibid.

Maldiney Henri, Ibid.

Montaigne Michel de, Essais, Poche 2009

Kimura Bin, Ibid.

Maldiney Henri,  « Une forme qui se signifie en se formant » postface à Klein J.-P. Penser l’art thérapie, PUF 2012

Nishida cité par Kimura Bin, Ibid.

Maldiney Henri, Art, Folie, Thérapie, Essais de conceptualisation, L’Ouvert n°11, 1993

Jankélévitch Vladimir, Liszt, Rhapsodie et improvisations, Flammarion, 1998

Dastur Françoise, Phénoménologie de la surprise, horizon, projection et événement, Revue Alter, 2016

Dastur Françoise, ibid.

Dastur Françoise, ibid.

Audi Paul, ibid.

Maldiney Henri, ibid.

Maldiney Henri, « Comprendre », Regard, parole, espace, Cerf, 2012

Chamond Jeanine, ibid.

Audi Paul, ibid.

Dastur Françoise, ibid.

Descola Philippe, ibid.

Descola Philippe, ibid.

Kimura Bin, ibid.

Gell Alfred cité par Descola Philippe, ibid.

Descola Philippe, ibid.

Audi Paul, ibid.

Descola Philippe, ibid.

Heidegger Martin, Kant et la métaphysique, Tel Gallimard, 1981

Descola Philippe, ibid.

Maldiney Henri, L’Ouvert n°11

Maldiney Henri, in Oury J. Création et schizophrénie, Galilée, 1989

Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes, Gallimard, 1997