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MOREAU F. (10/9/2022)

Mais pourquoi jouer avec un enfant en psychothérapie ?

Francis MOREAU - Pédopsychiatre

1-             Introduction

Je vais partir d’un certain contexte, celui d’une pratique de la consultation pédopsychiatrique, de la relation thérapeutique en tant qu’elle est orientée vers la compréhension du malade, et que c’est de cette compréhension qu’il est attendu un changement thérapeutique. Le cadre de la rencontre thérapeutique avec un enfant a ceci de particulier qu’il est accompagné par ses parents qui l’assurent ainsi de leur présence. Ils viennent pour leur enfant, cet enfant qui est le leur dans une relation d’appartenance qui lui donne sa place dans cette vie. L’inquiétude qui conduit les parents à venir consulter pour leur enfant, à se questionner à son égard, a ceci de particulier en psychiatrie qu’elle a d’emblée une dimension relationnelle. Nous expliquons d’abord que nous n’allons pas examiner l’enfant sur le plan somatique, même s’il s’agit de son état de santé global. Il faut préciser que je laisserai ici de côté (hors-jeu !) la dimension purement médicale de notre approche, c’est-à-dire celle qui se réfère à un savoir sur les maladies et aux symptômes qui viennent nous les signaler. La tension dialectique entre explication et compréhension, entre nécessité et liberté est cependant toujours présente dans nos entretiens. Avec l’enfant avec lequel nous créons d’abord une relation et que nous situons au centre de la rencontre, nous sommes à l’écoute des difficultés qu’il peut rencontrer et ouvert à sa façon d’être et de se sentir dans sa vie quotidienne. Il s’agit donc de s’entendre sur le sens de ce qui le trouble dans un contexte normatif de soins qui vient prolonger et compléter le cadre de soins déjà donné par ses parents.

Ce point de départ n’est pas très éloigné, bien qu’avec une finalité toute autre, du questionnement philosophique. « Certes, avance Eugen Fink dans « Le jeu comme symbole du monde », la philosophie se tient dans la proximité de tous ces phénomènes de l’existence dans lesquels est ébranlée l’immédiateté de l’accomplissement de notre vie. Elle est proche des expériences inquiétantes de la vie, proche de l’angoisse, de l’horreur, de la culpabilité, du doute et du désespoir, de la méfiance et du soupçon, de l’interrogation qui nous mine et nous tourmente. » (Eugen Fink / Le jeu comme symbole du monde, Editions de minuit, p.8). La finalité de la philosophie est conceptuelle et la hauteur de ses vues est difficile à rapprocher de celles d’un enfant. De même que la rigueur de son approche et le sérieux qui l’anime paraissent bien éloignés de l’inconséquence et du jeu qui caractérisent la vie de l’enfant. Mais peut-être la philosophie n’est-elle aussi qu’un jeu d’essence supérieure qui a également besoin de conditions de vie optimales (être à l’abri du froid et de la faim et de la maladie, avoir le privilège de vivre dans un régime démocratique où la parole de chacun a droit de cité) pour pouvoir se développer à l’instar de ce dont a besoin un enfant pour s’épanouir. « Le jeu, écrit Fink, paraît réservé, valablement, au petit enfant qui vit à l’abri de la protection familiale avant d’affronter le sérieux de la vie. Chez le petit enfant, jouer est manifestement le pur accomplissement de la vie ». (Ibid. p.9). Il peut paraître assez déroutant dans le cadre d’une consultation de pédopsychiatrie d’être confronté à la détresse de parents et d’enfants en recherche d’aide et de soutien et d’avoir pour recours essentiel l’installation d’un espace de jeu qui est conjointement un espace de soins.

C’est sur ce paradoxe que je voudrais avancer avec cet exposé. Pourquoi donner au jeu une place aussi primordiale dans la relation thérapeutique avec l’enfant ? En trouve-t-on le ressort dans ce que nous savons de l’établissement des premières relations ? Que savons-nous du rôle de l’imagination dans le développement de l’enfant ? Pouvons-nous y voir un facteur déterminant propre à nous expliquer l’efficacité des psychothérapies ? A l’instar de Pierre-Henri Castel (« Mais pourquoi psychanalyser les enfants ? » Les éditions du Cerf, 2021) peut-on voir dans celles-ci un rituel thérapeutique et social qui prendrait la forme d’un jeu symbolique ? Enfin, comme ma référence première à Eugen Fink le fait pressentir, je voudrais inscrire cette réflexion dans le cadre d’une approche phénoménologique. Il y a un écart difficile à franchir entre la complexité des thèses philosophiques avancées par la phénoménologie et l’apparente simplicité de la relation que nous pouvons établir avec un enfant, si bien que nous nous trouvons embarrassés pour expliquer ce qu’est une Daseinanalyse, a fortiori lorsqu’elle est destinée à des enfants. Certes Binswanger dans son célèbre article intitulé : « De la psychothérapie », démystifie cette approche. A la question : « Comment est-il possible que la psychothérapie puisse agir ? », il répond qu’il est possible qu’elle n’agisse « que parce qu’elle représente une certaine partie du champ des actions qu’exercent partout et toujours les hommes les uns envers les autres ; peu importe que cette action soit engourdissante par la suggestion, stimulante par l’éducation ou purement existentielle par la communication » (in « Introduction à l’analyse existentielle », p. 121, Les éditions de minuit, 1971). Il ajoute plus loin : « La possibilité de la psychothérapie ne repose donc pas sur un secret ou sur un mystère, comme on pouvait l’entendre, en somme sur rien de nouveau ou d’inhabituel, mais au contraire sur un trait fondamental de l’être-homme en tant qu’être-dans-le monde, l’être-avec-et-pour-l’autre » (Ibid. p. 122). Nous ne sommes pas très loin des facteurs communs (aux psychothérapies) dont parlait Saul Rosenzweig dans son article de 1936 (« Some Implicit Common Factors in Diverse Methods of Psychotherapy ». American Journal of Orthopsychiatry, 6, 412-415, reproduit dans l’ouvrage collectif, « L’essence du changement » de Barry L. Duncan, Scott D. Miller, Bruce E. Wampold et Mark A. Hubble, Editions De Boeck, 2012). On retrouve là aussi une démystification des approches théoriques sophistiquées qui nous conduit à revenir à l’essentiel de la relation humaine avec des facteurs dûment éprouvés et validés par la recherche scientifique. A ce propos, la citation placée par Rosenzweig au début de son article mérite que l’on s’y arrête. Il s’agit d’un passage d’Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll dont l’idée revient à Lester Luborsky qui l’a appelé « le verdict du Dodo ». Dans le deuxième chapitre de ce livre intitulé « La mare aux larmes », Alice, ayant de nouveau changé de taille pour redevenir petite, glisse dans la mare des larmes qu’elle a versées lorsqu’elle faisait 9 pieds de haut. Une foule d’animaux finit par s’y retrouver aussi ; ils sont mouillés et de mauvaise humeur et se demandent comment sécher. Après qu’ils eurent écouté, sans résultat, la longue histoire de la souris qui, fort de l’ascendant qu’elle prétendait avoir sur eux, leur avait promis qu’ils sécheraient ainsi, l’oiseau Dodo leur propose une course cocasse dont il ne donnera aucune explication préalable (la meilleure manière de l’expliquer, c’est de le faire dit-il). Il sollicitera donc seulement leur engagement à courir et tracera les limites d’un terrain dans lequel la course doit se dérouler. Tout le monde se met à courir et au bout d’une demi-heure, chacun étant sec, le Dodo déclare que la course est terminée. Les animaux l’entourent alors pour lui demander qui a gagné et, après une longue réflexion, (voilà la citation choisie par Rosenzweig en épigraphe de son article), le Dodo décrète : « Tout le monde a gagné et tout le monde aura un prix ».

Eu égard aux psychothérapies dont Rosenzweig donne ici une image concurrentielle, cela ne veut pas dire que toutes les thérapies se valent, mais qu’au-delà de leur différence, elles possèdent des facteurs communs qui leur donne une efficacité équivalente et pour laquelle elles méritent d’être récompensées. La morale de cette histoire destinée à des enfants semble nous conduire vers un idéal communautaire loin de la rivalité et de l’individualisme qui caractériserait le monde adulte de la compétition. Mais ne s’agit-il pas, dès lors que l’on étend le champ de notre préoccupation à l’enfance, de prendre en considération qu’il s’agit d’abord dans nos interventions à destination des enfants de les inviter à faire partie de notre monde comme nous attendons qu’ils nous invitent en retour à faire partie du leur. Alice, dont les problèmes identitaires pourraient être comparés à ceux des enfants que nous rencontrons en consultation, se désespérait ainsi de ne plus savoir qui elle était et de ne trouver personne pour le lui dire : « Ils auront beau passer la tête là-haut et me crier : « Reviens auprès de nous ma chérie ! », je me contenterai de regarder en l’air et de dire : « Dites-moi d’abord qui je suis et, s’il me plaît d’être cette personne-là, j’irai vous trouver ; sinon, je resterai ici jusqu’à ce que je devienne une autre petite fille ». « Et pourtant, dit Alice en fondant en larmes, je donnerais tout au monde pour les voir montrer la tête là-haut ! Je m’ennuie tant d’être ici toute seule. » Binswanger, s’interrogeant sur la responsabilité du médecin dans l’échec thérapeutique retrouve cette dimension propre à l’être-avec : « Nous médecins, devrions bien plutôt nous demander si la faute ne repose pas quelquefois sur nous. Nous ne voulons naturellement pas faire allusion ici à une faute sur le plan technique, mais à une faute bien plus profonde, l’incapacité d’éveiller ou d’attiser chez le malade « l’étincelle divine » qui ne peut être éveillée ou attisée que dans une communication authentique d’existence à existence et dont la clarté et la chaleur sont seules, au fond, capables de libérer l’être de l’isolement aveugle de l’idios cosmos, comme dit Héraclite, c’est-à-dire de la simple vie dans son corps, de ses rêves, de ses penchants privés, de son orgueil et de son exubérance et de l’élever et de le délivrer pour qu’il puisse participer au koinos cosmos, à la vie de la koinonia athentique ou de la communauté. » (De la psychothérapie, p. 131).

2-             Intersubjectivité du jeu chez le tout petit

Après ses remarques préliminaires, nous allons nous tourner vers l’établissement de la relation au début de la vie afin d’y déceler ce que nous pouvons en traduire en termes de jeu. Dans un article paru en français dans la revue Devenir, Colwyn Trevarthen et Kenneth J. Aitken se livrent à une synthèse riche et détaillée de plus de 680 articles relatifs à l’observation et à la recherche expérimentale concernant le nourrisson (« Intersubjectivité chez le nourrisson : recherche, théorie et application clinique » in Devenir, 2003/4 ; Vol.15). « Même un nouveau-né peut montrer du plaisir à jouer avec les mouvements expressifs d’un adulte bienveillant » est-il dit d’emblée. « Cette preuve d’intersubjectivité intentionnelle ou « état initial psycho-social » est fondamentale pour notre compréhension du développement mental humain. Elle est également cruciale pour repérer ce qui revient à l’inné et ce qui revient à l’environnement dans les diverses pathologies psychosociales de l’enfant » (Ibid. p.1). Il faut donc postuler une conscience réceptive innée aux états subjectifs des autres personne ou encore une intersubjectivité innée.

Lors d’études faites à partir de séquences d’interaction adulte/nourrisson âgé de quelques mois, les chercheurs furent surpris par les similarités de timing et d’expression trouvés entre d’une part, les conversations en face à face ou le jeu dans lesquels les parents essayaient d’engager leur bébé et d’autre part, les conversations informelles et le comportement ludique entre adultes. La situation de jeu par laquelle nous invitons l’enfant à communiquer avec nous lors d’une consultation en pédopsychiatrie trouve ici tout son sens, bien loin du « sérieux » des relations entre adultes qui s’appuient sur un discours thématique pour communiquer entre eux. Et nous devons lui donner sa juste place si nous voulons établir une relation avec notre petit patient qui lui, le plus souvent, ne dispose pas de cette aisance à se décentrer de la relation.

La capacité du nourrisson à apprécier et à désirer une conversation avec un parent peut se retrouver avec n’importe quelle personne, y compris un bébé du même âge, ce qui n’est naturellement pas le cas pour ce qui concerne les relations d’attachement qui s’expriment dans le cadre de la relation maternelle. On peut ainsi parler de sociabilité naturelle du nourrisson à laquelle fait écho le feed-back maternel. « La preuve la plus éclatante qu’il existe véritablement une proto-conversation (terme introduit par MC Bateson dans les années 70 pour désigner l’interaction mère-enfant) provient des imitations et des « provocations » de nouveau-nés observés au cours d’interactions réciproques avec des adultes, lorsque ces derniers cherchent à rendre leurs comportements attirant pour le nouveau-né et contingent à sa participation. A peine nés de quelques heures, les nouveau-nés montrent des capacités d’expression communicative adaptée pour une régulation psychologique « soi-autre ». Ils peuvent apprendre de nouvelles expressions par imitation » (Ibid. p. 25). Par « provocation », on entend la capacité d’initiative du bébé qui reprend le geste d’imitation de l’adulte et en attend une réponse, le poussant ainsi à répondre. Ces gestes expressifs qui se veulent explicites sont répétés de manière à ce que la conversation ainsi entamée ne s’interrompt pas. On peut remarquer que cette conversation s’accompagne d’une volonté de contrôle propre à la relation intersubjective : il y a adaptation et ajustement à ce que l’autre est censé attendre (ce qu’on ne retrouve pas dans une interaction avec un objet). Ce qui s’annonce ainsi c’est la capacité de montrer par des actes coordonnés, expressifs, que l’intention de communiquer est bien réelle et partagée. Ce qui est visé au fond, c’est de recevoir l’accord, l’assentiment ou la valorisation de l’autre. Cette attente vis-à-vis d’autrui peut se solder d’une réussite ou d’un échec, d’une approbation ou d’une désapprobation et le nourrisson y sera très sensible.

Cet ajustement à la contingence d’autrui (par exemple la fréquence du sourire ou la rapidité des réponses) se fait plus spécifique à partir de 4-5 mois et le nourrisson a alors tendance à généraliser ses attentes. Il différencie autrui en fonction de la qualité de réponse qu’il attend de lui et des rapports plus ou moins contingents qu’il a pu établir jusque-là avec lui. Il s’adapte aux particularités relationnelles de son partenaire. D’autre part, sur le plan de la cohérence attendue, on peut observer qu’un bébé de 2 mois va sourire au jeu de coucou même s’il n’est pas raconté dans le bon ordre, tandis qu’à 4-6 mois, il ne va sourire que lorsque le jeu se produit de façon structurée et manifestera une attention significative lorsque le jeu est volontairement désorganisé. Ainsi que le remarque Philippe Rochat dans son livre consacré à l’observation des bébés, ceux-ci vont vers 4 à 6 mois développer des attentes particulières sur la façon dont l’interlocuteur devrait se comporter. « Dans une expérience, rapporte-t-il, le bébé assiste à des séquences de « visage immobile » (soit neutre, soit joyeux, soit triste) alternant avec des interactions normales. Il a été observé une diminution du regard porté vers l’expérimentatrice pour les bébés de 4 et 6 mois, mais pas pour les bébés de 2 mois qui n’ont pas détourné le regard devant le visage immobile affichant une expression joyeuse. En ce qui concerne le sourire, les bébés de 6 mois ont montré une récupération sensiblement réduite du sourire au retour de l’interaction normale, dans toutes les conditions de visage immobile (neutre, joyeuse ou triste). Contrairement aux nourrissons de 2 et 4 mois, ceux de 6 mois ont résisté au réengagement et à la réciprocité à la suite de n’importe quel épisode de visage immobile. Cela suggère à nouveau qu’ils forment des attentes différentes auprès du partenaire social en fonction de l’expérience inhabituelle de l’épisode de visage immobile qui l’a précédé. Tout se passe comme si le bébé se disait : « Maintenant je me méfie, on ne m’y prendra plus… » (Philippe Rochat/ Le monde des bébés, p. 189-190, Odile Jacob, 2006). Cela montre qu’à cet âge, les bébés commencent à mettre en rapport comportements présents et interactions passées.

Retenons de ces observations quelques termes importants pour la définition que nous voulons donner à la psychothérapie des enfants : l’accordage réciproque qui définit les attentes que l’on peut avoir les uns par rapport aux autres. La déception de ne pas être compris qui est à la mesure de ces attentes. Le besoin de cohérence qui correspond dans la relation au souci de se comprendre, la répétition qui vient valider le message, l’engagement nécessaire à cette rencontre pour laquelle on peut ne pas être disponible ou enclin à ce qu’elle se réalise, la réciprocité qui garantit l’alliance sur le sens à donner à la situation, sont autant de traits de cette grammaire de base qui seront pleinement repris dans la relation thérapeutique.

Qu’en est-il du côté de l’adulte ? Comment celui-ci favorise-t-il la relation avec le bébé ? Comment s’y prend-il pour accueillir un enfant dans un monde partagé ? On peut dire que la proto-conversation qu’établit l’adulte avec le tout petit, sans doute induite aussi par celui-ci, est faite de vocalisations, d’expressions et de gestes qui cherchent à se synchroniser aux émotions éprouvées par le bébé. Celui-ci n’en est pas moins acteur et il guide pour sa part l’adulte à renouer avec un style de communication émotionnelle que le sérieux de sa condition l’entraînait à ne plus utiliser. Trevarthen remarque ainsi « qu’un bébé placé au milieu d’un groupe d’adultes et d’enfants conviviaux, peut entraîner l’ensemble vers un mode de « parentage intuitif » animé. Ce mode d’expression ludique est néanmoins reconnu à tout âge. Dissanake (2000) a décrit cette complicité de sentiments intimes et d’expressions comme le lieu où naissent et fleurissent tous les arts temporels(Ibid. p. 20). L’étude du Motherese, c’est-à-dire de ce discours singulier que nous adressons aux bébés pour être avec lui, montre qu’il a des caractéristiques rythmiques, mélodiques et vocales. « Cette musicalité pré-verbale ou « sous-verbale » serait la base fondamentale pour la communication des motivations et des sentiments » (Ibid. p.32). Dans le cadre de ce qu’on appelle l’intersubjectivité primaire où la motivation consiste à communiquer avec autrui et qui diffère de cette autre motivation qui consiste à faire quelque chose avec l’objet (les deux motivations s’intégreront à partir du 9ème mois avec l’apparition de l’attention conjointe dans ce qu’on appelle l’intersubjectivité secondaire), il s’agit, en grande partie, d’une communication « non référentielle, en ce sens qu’elle décrit la vitalité d’un contact humain et non une réalité ou un objet » (Ibid. p. 35). A travers la participation à cette forme de vitalité, comme le dirait Daniel Stern (Daniel Stern/ Les formes de vitalité, …), une forme d’élan ou d’engagement positif à partager le jeu de l’adulte, le bébé rejoint ainsi la communauté à laquelle il appartient et dans laquelle le parent s’inscrit et qui lui transmet ainsi toute sa vitalité. On sait toute l’importance de l’entourage dans l’accueil réservé à l’enfant et de la relation de confiance qui va s’édifier ainsi et se manifestera par une capacité à jouer, à se taquiner, à faire-semblant, à adresser des signes de connivences, à faire l’intéressant ou le clown, à retenir l’attention, et à la tromper, etc. Ce sentiment de sécurité qui va alors s’établir entre les membres du groupe familial et social ne peut être détaché de son envers qui en signe la vulnérabilité. La dépression maternelle par exemple se signale à l’enfant, non par ses motifs, mais par un comportement qui devient aréactif et désynchronisé, par une insensibilité et une perte de la musicalité du discours. « La musicalité de la communication de la mère envers son enfant est le reflet de la sécurité émotionnelle maternelle ou de son sentiment d’appartenir à une communauté. La mère constitue un pont relationnel d’intimité reliant le nouveau-né à la communauté et son bonheur avec l’enfant dépend de combien elle se sent « à l’aise » en général ». (Ibid. p.42). Le dialogue tonique que la mère et son bébé entretiennent est fait de questions et de réponses comportementales à l’image d’une narration qui a un début et une fin et dont le contenu est émaillé d’assertions et d’attentes de confirmation, de doutes et d’éclaircissements. Il se constitue ainsi un langage commun qui semble être fait pour mettre à l’épreuve la capacité du nourrisson à soutenir la place qui lui est conférée dans la famille. L’élaboration de cette culture intra-familiale conduit à une langue vernaculaire qui n’est pas forcément accessible à quelqu’un d’extérieur même s’il appartient à la même communauté. Tout le sens de l’écoute en psychothérapie réside d’abord pour le thérapeute dans l’apprentissage de cet « idiome » ; tout le sens du cadre psychothérapeutique est de donner l’occasion à l’enfant et à sa famille d’oser une traduction des impasses de ce discours intime et ainsi d’instruire le thérapeute. Citant Rommetveit, Trevarthen remarque que « même entre adultes, le langage n’est pas toujours employé à des fins pratiques, pour réaliser des intentions, ni simplement régi par des règles. Le langage est social parce qu’il est inter personnel, émotif, relationnel et intersubjectif. Il n’est pas concerné par la vérité d’un contexte, ses contraintes ou ses possibilités, ni les règles conversationnelles. Il exprime les impulsions et les émotions d’une relation, dans la réalité du présent, ou dans l’imaginaire » (Ibid. p. 73). La relation que l’on entretient avec l’enfant lorsqu’on le rencontre dans l’espace d’un bureau de consultation montre à quel point il est souvent peu concerné par la vérité du contexte dont les parents et le thérapeute ont la charge. Ce que cherche avant tout un enfant, c’est de trouver à jouer, ce qui est pour lui « le pur accomplissement de la vie » comme le disait Fink dans « Le jeu comme symbole du monde » (op. cité, p.8). Rapporter l’existence d’un père aux faits qu’on peut lui reprocher dans la réalité, comme le fait une mère qui ne veut pas laisser son fils de 5 ans dans l’ignorance, s’oppose diamétralement aux propos de l’enfant qui lui dit que son père, qu’il n’a jamais vu, a tout fait pour lui. Deux logiques s’affrontent : celle du jeu et celle de la réalité des faits. La mère s’attache à donner une lecture sérieuse des difficultés qu’elle rencontre avec son enfant : il présente des troubles de l’oralité et il est suivi depuis plusieurs mois par une orthophoniste spécialisée dans la rééducation de ces troubles. (« On travaille sur quoi avec Clémentine (l’orthophoniste) ? » demande-t-elle à son fils qui déclenche alors un affrontement terrible entre deux bêtes féroces. Il est vrai qu’il faut compter jusqu’à 10 pour qu’il daigne prendre une cuillère de yaourt… en fait non, il s’agit d’une gorgée de yaourt au moyen d’une paille tarabiscotée ! Quel sens peut avoir le jeu quand il y a une telle rupture avec la simplicité et l’évidence de l’existence ? On peut remarquer qu’il théâtralise la scène, sans doute de la même façon que nous nous adressons avec emphase à un bébé pour bien lui montrer qu’il s’agit d’un jeu et que nous pouvons jouer à être nous-mêmes, que tout cela n’est pas si grave et que nous pouvons faire « comme si ». Le jeu permet de décontextualiser la situation actuelle pour lui redonner souplesse et mobilité, mais il faut que l’intention des joueurs soit une approbation à partager un même monde sans qu’un jugement négatif vienne bannir l’un ou l’autre et rompre le dialogue. Une fois le thème exposé, le jeu permet à des expériences correctives de pouvoir prendre place. Des scénarios alternatifs permettent, grâce à l’imagination, de penser pleinement celui dans lequel nous nous sentions pris. « Les sentiments projetés dans la relation, écrit Trevarthen, semblent évoluer de façon automne – comme si l’adulte et le nourrisson suivaient les expériences d’un partenaire imaginaire – un ou plusieurs « autres » différents d’eux. Cette expérience émotionnelle fictive est clairement visible dans la poésie des berceuses et des comptines chantées aux nourrissons. La captation du nourrisson par la théâtralisation du discours et de la chanson maternelle est peut-être le précurseur de l’imagination fabuleuse qui motive le jeu symbolique des tout-petits » (Ibid. p. 98).

3-             Le jeu chez l’enfant : enquête et validation expérimentale

Mais suivons maintenant l’enquête minutieuse à laquelle se livre Paul Harris pour penser le rôle crucial du jeu symbolique et de l’imagination dans le développement cognitif et affectif de l’enfant (Paul L. Harris/ L’imagination chez l’enfant, Editions Retz, 2007). Afin de valider ces thèses et de poursuivre son questionnement, Harris en cherche la validation à l’aide d’expériences faites auprès des enfants dans le cadre d’un laboratoire de psychologie de développement. S’écartant des thèses de Piaget qui font du jeu symbolique une forme dévoyée ou primitive de la pensée relative à l’enfance, il soutient que l’action de « faire semblant » perdure à l’âge adulte à travers notre capacité à nous immerger dans des histoires et qu’elle nous permet d’accéder, grâce aux alternatives à la réalité qu’elle nous permet d’avoir, à plus de logique et de rationalité.

Dans les séquences de jeu que l’on peut observer chez le tout-petit, une identité imaginaire peut être attribuée de façon temporaire ou non, selon le cadre que l’on donne au jeu, à un objet (une boîte en carton devient une baignoire) et cela entraîne toutes sortes de cause et d’effet (par exemple, l’ours sort mouillé de la baignoire et il faut le sécher) qui peuvent s’enchaîner dans une trame narrative. Une fois l’hypothèse du jeu établie, les partenaires reconnaissent qu’il s’agit de faire semblant. Dès que le jeu cesse, les choses reviennent à leur place et tout rentre dans l’ordre. Dans nos consultations, il est courant d’entrer en contact avec l’enfant par le biais du jeu. Habituellement, celui-ci attend patiemment que ses parents en aient terminé et il est en attente de cette relation de jeu qui va lui permettre d’agir.

Dans le cas du jeu de rôle, l’enfant incarne quelqu’un d’autre (un conducteur de bus, un pirate), mais il peut aussi assigner ce rôle à une poupée ou à un jouet. Il incarne alors ce personnage avec ses caractéristiques (le ton de la voix par exemple) et son point de vue, de manière à ce qu’il puisse aussi faire face à des situations inattendues. L’enfant adopte l’attitude que quelqu’un d’autre, le personnage en question, adopterait dans cette situation, c’est-à-dire qu’il présume ce qu’il serait censé faire. Il nous montre ainsi, et il l’expérimente lui-même, qu’il est capable d’agir et de ressentir sans être immergé dans la réalité ; on pourrait dire sans lui appartenir totalement car nous nous trouvons, d’une certaine façon, dès la naissance, plongé dans la réalité sans que l’on ne puisse rien y faire. Il s’agit d’une réalité partagée avec autrui, au sein d’un flux temporel sans début ni fin, mais que l’on vient interrompre par la décision prise de jouer, c’est-à-dire d’avoir une prise sur le monde, de se l’approprier. Par là même, l’enfant se donne l’occasion de penser ce monde dans lequel il est jeté en le mettant hors-jeu momentanément. Les contraintes, mais aussi les possibilités réelles que nous y rencontrons ne servent alors plus de guide pour déterminer ce que nous pouvons faire et c’est la représentation des partenaires de jeu qui est alors requise pour guider l’action. La tasse n’est plus vide comme elle l’est réellement, mais remplie de thé et on peut alors risquer de la renverser. « Les enfants qui se livrent fréquemment à des jeux symboliques, remarque Harris, seront plus sensibles au rôle que la représentation joue, de façon plus générale, dans notre vie mentale » (Ibid. p. 50). D’autre part, le jeu de rôle possède en commun avec la prévision d’être guidé par une simulation imaginaire concernant le fait d’être un pirate dans un cas, concernant ce qui pourrait arriver dans l’autre.

On connaît le rôle important que peut prendre, dans les soins que l’on donne en psychiatrie, la capacité à prévoir ou à anticiper à partir de signes annonciateurs l’apparition de troubles psychiatriques. Notre capacité à simuler ce qui peut nous arriver nous permet une liberté, de pouvoir prendre la distance adéquate vis-à-vis de symptômes envahissants. En se mettant à la place d’un autre, l’enfant prend le point de vue du personnage qu’il joue. « Ce même mode altéro-centrique, écrit Harris, peut être observé chez les lecteurs adultes et régule la facilité avec laquelle il s‘approprie l’information narrative. (…) Selon la théorie de la simulation, il existe un lien étroit entre le procédé qui sous-tend le jeu de rôle et celui qui permet de résoudre les tâches de théorie de l’esprit. Dans chaque cas, les enfants doivent voir le monde à travers les yeux d’autrui et mettre de côté temporairement la réalité présente. Etant donné ce lien conceptuel, la théorie de la simulation prédit que les différences individuelles dans la fréquence à laquelle l’enfant s’adonnera au jeu de rôle seront en corrélation avec la performance dans les tâches de la théorie de l’esprit, en particulier dans l’évaluation des croyances » (Ibid. p. 64-65).

On voit ici la formidable capacité d’adaptation et de compréhension auxquelles conduit le jeu. On pourrait en conclure, et c’est un fait souvent constaté en pédopsychiatrie, que l’incapacité à jouer ou le peu d’imagination ont partie liée avec les difficultés relationnelles rencontrées par nos petits patients. Elles témoignent aussi de la rigidité propre aux pathologies psychiatriques et responsable des difficultés d’adaptation rencontrées. Jouer permet de ne pas adhérer à un seul point de vue et de pouvoir s’imaginer celui des autres.

Mais Harris va encore plus loin en retrouvant dans le dispositif du jeu symbolique les prémisses du raisonnement formel, ou encore ce qu’il appelle l’attitude « analytique » pour l’opposer à l’attitude empirique, c’est-à-dire un raisonnement qui s’appuie sur la logique interne des relations entre les propositions et non sur les contenus de notre expérience personnelle. Chaque discours a ses conventions qui président à son déroulement que celui-ci soit un jeu où il s’agit de s’allier pour se défendre d’un monstre ou qu’il s’agisse d’un problème de logique qui nous demande de respecter l’énoncé de départ. « Considérons un problème arithmétique simple, dit Harris : on dit à un enfant qu’une citrouille coûte 50 centimes et qu’un homme en achète une douzaine. En partant de ces deux prémisses, l’enfant peut déduire ce que l’homme devra débourser pour acheter douze citrouilles. Pour résoudre ce problème, l’enfant devra mettre de côté certaines considérations empiriques. Il peut douter qu’une citrouille coûte réellement 50 centimes, par exemple ; ou que quiconque désire en acheter une douzaine. De telles préoccupations sont sans importance pour la solution arithmétique qui doit se fonder sur les prémisses telles qu’elles ont été exprimées, qu’elles soient familières ou non » (Ibid. p.110). On peut remarquer que ce savoir quotidien que nous avons des choses et qu’il nous faut momentanément suspendre au bénéfice du raisonnement n’est autre que celui que nous échangeons les uns les autres dans la conversation ordinaire lorsque nous partageons nos expériences et nos idées personnelles. Par ailleurs, il s’agit de nos croyances en première personne, celles que nous sommes prêts à défendre, alors que, s’agissant d’un jeu symbolique ou d’un problème arithmétique, il s’agit de stipulations introduites comme si elles étaient vraies et que les partenaires de jeu respectent par convention. On peut interrompre le jeu ou ne pas rendre le devoir d’arithmétique, mais nous restons engagés vis-à-vis de nos croyances quotidiennes car avec elles nous prenons position dans l’existence et nous y assumons notre place, une place qui nous est prescrite. Dès leur plus jeune âge, les enfants sont soumis à des directives qui les amènent à concevoir leur capacité de choisir non pas comme une pure possibilité, mais comme ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire, en un mot à concevoir leurs possibilités d’être comme un avoir à être. « Chaque nouvelle obligation, note Harris, est comprise grâce à un concept de contrainte préexistant et bien organisé. Les contraintes en question peuvent avoir pour origine les ordres d’un adulte, un accord entre amis, des considérations de prudence ou même les lois de la physique. Dans chacun de cas, les enfants expriment la contrainte en termes de ce quelqu’un doit faire ou de ce qu’il faut faire » (Ibid. p. 165). Harris en conclue que « la façon dont les enfants comprennent les contraintes et les obligations est le produit de l’amalgame de deux concepts : le concept d’un agent qui est libre d’accomplir ou non une action donnée, et celui d’un agent qui a un but en tête et dont l’action va avoir des conséquences particulières, positives ou négatives selon les cas. Le sens d’une contrainte ou d’une obligation naît dans la mesure où l’enfant réalise que si un résultat donné veut être obtenu (ou évité), un agent libre de ses choix doit alors choisir de faire une certaine action plutôt qu’une autre » (Ibid. p. 166). L’imagination enfantine, celle qui préside aux jeux symboliques, permet ici, dans le cas du jugement moral, de comparer une séquence réelle à une séquence possible ou contrefactuelle.

Dans cet espace particulier qu’est l’espace psychothérapeutique, on peut remarquer que la confrontation avec la réalité, les obligations et le jugement moral qui lui sont liés sont temporairement mis entre parenthèses. Non pas qu’ils soient abolis, mais la finalité de l’échange est axée sur la compréhension et la description plutôt que sur la prescription. De ce fait, l’accent estmis sur l’alliance thérapeutique et l’empathie dès lors qu’il s’agit de trouver des facteurs communs aux différentes psychothérapies. La compréhension à laquelle ouvre la situation psychothérapeutique est facilitée par cette mise de côté temporaire de la situation réelle qui cesse par là même de nous empêcher de penser. C’est aussi une compréhension partagée et plus un rêve solitaire, dans un espace symboliquement reconnu dans l’espace social.

4-             La consultation pédopsychiatrique : trouver, retrouver sa place dans la communauté.

Dans un livre récent, Pierre-Henri Castel, tirant son parti de l’absence de scientificité de la psychanalyse choisit de lui faire faire ce qu’il appelle un « tournant pragmatiste » en s’attachant à en montrer la dimension de rituel social. L’efficacité de la psychanalyse des enfants tient à sa capacité de rendre à la société des enfants dont les troubles ont pour effet de les rendre étrangers à leur entourage. Le savoir-faire du psychanalyste consiste donc à réparer le lien brisé entre l’enfant et sa communauté (familiale, scolaire) en parvenant à communiquer avec lui. Il s’agit de le resocialiser. « Car la tâche à laquelle se confronte l’agent du rite thérapeutique, dans toute société, est de fixer le mal : de faire en sorte qu’il soit localisé et non diffus, représentable explicitement et donc objet potentiel d’une reconnaissance, et non enveloppé sur lui-même et obscur, pour l’articuler enfin aux ressources morales collectives qui prennent en charge le malheur, qui permettent enfin de l’exprimer (symboliquement) en sorte qu’on soit entendu et de trouver le genre de secours qu’il est possible d’espérer » (Pierre-Henri Castel/ Mais pourquoi psychanalyser les enfants ? Les éditions du Cerf, 2021, p.33). Cette démarche a pour ambition d’expliciter ce qu’est une psychanalyse d’enfants à partir de sa pratique avec l’enfant, donc à partir du jeu, et non de la faire dériver de considérations théoriques très éloignées de sa réalité concrète. Nous remarquerons, mais c’est sans doute le modèle théorique même de la psychanalyse qui est ici concerné, que la réflexion est limitée à l’enfant et non au groupe familial et social auquel il appartient. Toutefois, le but premier de Castel est d’intégrer une telle pratique dans le réseau de significations sociales qui lui donnent sens. Par sa pathologie, l’enfant manifeste sa difficulté à relever de cette société dans laquelle il a pourtant sa place et les soins institués pour lui ont pour mission de la lui restituer. Pour cela, Castel s’appuie sur un article d’Andras Zempleni et Jacqueline Rabain, paru en 1965 dans Psychopathologie africaine qui relate l’approche holistique de la société Wolof au Sénégal vis-à-vis de la maladie mentale chez l’enfant qui est désigné sous le vocable : « la personne qui est mauvaise » (nit ku bon). Ce qui les caractérise, ce n’est pas une liste de symptômes qui leur seraient assignés, ni une souffrance psychique qui leur appartiendrait, mais leur difficulté à entrer en relation avec les autres comme s’ils avaient honte, leur manque de participation au groupe social et le doute où l’on est de savoir s’ils sont tristes ou en colère. Cette impuissance à entrer dans la relation peut les mettre en danger de mort. « La mort, cite Castel, peut survenir n’importe quand, à n’importe quel endroit, sans préparation : « On les trouve morts et pourtant ils n’étaient pas malades. » La mort, cette possibilité de « partir » ou de « repartir » qui a tant à voir avec le mystère de l’existence, est le deuxième trait, à côté de l’attitude asociale, caractérisant « la personne qui est mauvaise ». « En un sens, conclut Castel, se retirer, c’est se soustraire aux autres, non par une fuite dans l‘intériorité au sens psychologique (comme nous serions tentés de le penser), mais en s’ouvrant à l’autre dimension de l’univers moral et religieux wolof. Se retirer en soi-même, c’est en fait rejoindre dans et par la mort, le « lieu des ancêtres », ou bien, et c’est justement indécidable et donc angoissant, attester d’une possession obscure par un démon. » (Ibid. p. 39). Ce mal dans la société wolof touche d’abord la famille et son lignage au contraire de nos sociétés individualistes où le mal est situé chez l’enfant (on peut remarquer qu’il est quelquefois malaisé, dans nos consultations, de repérer la souffrance, volontiers dénommée « psychique » chez un enfant souriant accompagné de parents désemparés, souvent plus par le décalage qui existe entre le comportement de leur enfant et les normes sociétales qu’il serait censé avoir acquis plutôt que par cet enfant lui-même !). Faire partie du groupe, accepter d’être une personne comme les autres, d’être à la hauteur de l’idéal attendu jusqu’à y perdre son intériorité et sa liberté, c’est tout ce qu’on demande à un enfant et qu’on ne retrouve pas dans « la personne qui est mauvaise ». « Car, je vous le demande, écrit Castel, qu’est-ce qu’un enfant qui regarde l’adulte droit dans les yeux ? Qui se fâche quand on lui demande de faire une commission, voire qui réagit à l’ordre de l’adulte avec un air de stupeur scandalisé ? Qui pleure et qui attire l’attention sur lui quand un étranger fait son entrée dans la case ? Qui ne retourne pas les dons de nourriture, qui ne s’engage dans aucune réciprocité quand on veut jouer avec lui, et qui ne répond pas aux taquineries par d’autres taquineries ? Est-ce là une personne ? (…) Qu’est ce qui fait donc obstacle à ce qu’il devienne notre partenaire, notre interlocuteur, notre pair, au lieu de s’absorber en soi-même et de laisser tomber la conversation à sa manière inopinée et bizarre ? » (Ibid. p. 49). On peut remarquer que ce qui est ici demandé à l’enfant pour être une personne et qui fait défaut à l’enfant déviant, anormal, c’est à la fois la capacité de jouer, mais aussi de respecter des règles du jeu qu’il n’a pas lui-même édictées. Dans le dialogue que nous initions avec un bébé, nous ne lui demandons rien d’autre que de répondre de façon adaptée aux soins que nous lui donnons, et ces soins sont en principe le reflet des principes établis par un groupe social à un moment donné (comment faut-il l’allaiter ? à quel âge doit-il être propre ? sont des questions dont les réponses sont toujours liées à ce qu’il est licite de faire). C’est lorsqu’il y a discord avec ce que Castel nomme un « enfant-problème » qu’il est fait appel au rituel thérapeutique ou à sa version occidentale, la consultation thérapeutique. Dans la société wolof, la responsabilité de la socialisation de l’enfant revient au groupe, à ce en quoi il croit (la référence à l’ancêtre, la présence de démons) et non à l’enfant, comme on le voit dans nos sociétés, comme si se socialiser était « son problème » (cf. ibid. note 1, p.57). Ce sont les repères signifiants de la tribu qui vont servir de ressources pour résoudre le problème que vient poser l’enfant au groupe social auquel il appartient. Loin d’une explication psychologique des troubles, le rituel rend l’enfant à la société qui l’appelle à y participer en tant que personne de manière à ce qu’il trouve à s’y exprimer. Castel retrouve ici les thèses développées par Edmond Ortigues dans « Qu’est-ce qu’une guérison rituelle ? (E. Ortigues/ « Qu’est-ce qu’une guérison rituelle ? », in Le temps de la parole, Presses universitaires de Rennes, 2012), selon lesquelles, « l’univers mythico-symbolique est en rapport étroit avec les contradictions de la société (en fonction de ses attentes normatives, de l’état de la division du travail social, de l’impact de l’histoire sur la morphologie et sur ses institutions de base, la parenté, la coutume, etc…). Ces contradictions ne sont donc pas autonomes. On les tient pour expressives des conflits spécifiques à un « malaise dans la culture » localement défini » (Ibid. p. 70). Alors que pour Lévi-Strauss, dans son article sur « L’efficacité symbolique », le psychanalyste fait une interprétation purement individuelle des propos de son patient qui s’oppose à l’interprétation mythico-symbolique du chaman, le but poursuivi par Castel est de rapprocher la pratique psychothérapeutique chez l’enfant de celle du chaman, en ce sens qu’elle permet à l’enfant de retrouver par le biais expressif du jeu, du dessin, une manière d’être une personne avec et pour les autres. Le matériel symbolique qui est utilisé pour cela est un réservoir de possibilités, un potentiel disponible, ouvert à la découverte de moyens d’expression. « Chez Lévi-Strauss, reprend Castel, le chaman et le psychanalyste sont dans un rapport inverse. Le premier parle en convoquant un mythe collectif, le second se tait en accueillant le récit d’un mythe individuel qui n’entretient pas de rapport rigoureusement déterminé avec le système social des croyances. Dans la conception que je reprends, et cherche ici à approfondir, le chaman (ou le marabout wolof) et le psychanalyste (d’enfant) sont dans des rapports homologues. Il n’y a aucune possibilité pour qu’un mythe soit au sens fort « individuel », ni soumis, par conséquent, comme en sautant par-dessus l’échelon de la culture et la société déterminées auxquelles l’individu appartient, à des lois structurales transculturelles ou trans-sociales » (Ibid. p. 70).

Castel isole ainsi 4 caractéristiques propres au rituel thérapeutique qu’il nous invite à transposer dans nos consultations pédopsychiatriques. Il s’agit d’abord de formaliser le mal dans des catégories que tout le monde comprend, y compris l’enfant. Puis de le penser comme quelque chose de séparé, pour ensuite le fixer afin d’éviter qu’il ne fasse retour. Castel nous suggère de le transformer en une ressource, voire en une promesse d’accomplissement, ce qui nous paraît quelque peu contradictoire avec l’idée d’éviter qu’il ne fasse retour ! Et enfin, le fait qu’en définitive, le mal qui a frappé l’enfant, sa famille et au-delà d’eux le groupe social, reste un mystère, un quelque chose = x, comme le formule fréquemment Castel, sur lequel s’entend le groupe, dont personne ne détient la clé, ce qui revient à dire : dont personne n’est responsable, ce qui permet au groupe de continuer à vivre en exorcisant le mal comme une chose extérieure à lui dont sa mission, en tant que groupe, est de se défendre. Comme le dit plus loin Castel, le thérapeute traditionnel s’oppose au thérapeute moderne comme quelqu’un « qui peut le faire » et non comme quelqu’un « qui sait le faire » ; il ne s’agit pas d’arraisonner par le savoir, mais de rendre possible et ouvert au « mystère de l’être » (cf. Heidegger).

En définitive, la psychanalyse de l’enfant ainsi hissée à la hauteur d’un rituel thérapeutique propre à nos sociétés nous garde de nous ranger du côté de ce qui est dit ou su, mais nous rend sensible à ce qui est montré, non au sens d’une représentation close, mais dans celui d’un sens en devenir, ouvert vers le futur de la personne. Devenir une personne, écrit Castel, « c’est devenir sensible aux attentes normatives qui nous permettent de nous ajuster parfois les uns aux autres, comme de circonscrire les lieux où l’incompréhension est insurmontable (..) Être pleinement socialisé, c’est alors réagir de façon fiable à ce qui est exprimé, pas à ce qui est dit ou véhiculé par ses signes représentatifs (comme si on les décodait à la lumière de règles auxquelles on aurait été au préalable introduit par des représentations) » (Ibid. p. 420). Le tournant pragmatique auquel nous convie Castel s’appuie sur la notion de jeu qui tranche si bien avec la place que nous donnons à la communication au sens d’une transmission la plus univoque possible d’informations et qui nous apparaît, dès lors que nous nous occupons d’enfants, comme un instrument de pouvoir pour une lutte évidemment très inégale. Entendre la parole de l’enfant, l’initier par le moyen du jeu ou du dessin est la seule façon de lui donner une place d’égal à partir de laquelle nous pourrons coopérer avec lui et restaurer ce qui l’empêche de la prendre. Ainsi ce jeune garçon de 12 ans, déscolarisé depuis 3 ans, qui n’accepte de venir me voir qu’en présence de sa mère. Il n’a vu son père qu’une fois et celui-ci lui a dit qu’il ne pouvait pas assumer sa place de père. Ces troubles ont débuté lorsqu’il a perdu sa marraine brutalement quand il avait 8 ans. Sa seule façon de pouvoir entrer en contact avec moi est de construire de grandes tours de kapla qu’il finit par détruire dans un grand fracas de planches qui s’éparpillent sur le sol, désordre qui ne suscite plus la désapprobation de sa mère qui a compris que l’on pouvait accepter une expression aussi en décalage par rapport à son âge. Avec lui, je coopère à ce temps passé ensemble pour en saluer la capacité d’expression et sa volonté d’aller de l’avant. Ce partage social dans le cadre d’une consultation de pédopsychiatrie permet à ce malheur privé de s’exprimer. « Dans la société wolof, ou chez les Kuna, écrit Castel, on a vu combien le groupe d’appartenance du patient est convoqué pour remédier à la crise, dans la mesure où c’est le groupe lui-même qui est remis en cause via le malheur qui frappe un de ses membres. Dans un univers moral moderne, régi par l’auto-imputation des actes et par l’autocontrainte, chacun, par contraste, doit y faire face seul » (Ibid. p. 413). On voit bien par là ce que ces prescriptions disent du « malaise dans la civilisation » lorsqu’elle prône une autonomie et un individualisme généralisés. Grâce au sens retrouvé du jeu néanmoins, à l’image de la conversation que nous nouons avec des tout-petits ou de la mobilisation à laquelle nous convie les plus grands, nous pouvons recréer une relation et rencontrer l’enfant au sein d’un monde commun où chacun a sa place. « Le jeu, écrit Castel, on devrait dire plus modestement l’offre de jeu que nous faisons aux enfants-problèmes, n’est absolument pas un simple procédé adapté aux tout-petits pour leur inculquer les règles de la vie collective, et encore moins une métaphore là où manquerait le concept scientifique. C’est la figure de base de la communication-coopération, c’est l’institution du partenariat originaire, qu’il faut comprendre comment le moment fondateur où l’on « se donne du jeu ». « L’exemple du squiggle montre alors combien tout ce qui est représenté-imagé au cours de cette interaction délicate n’était pas du tout caché dans la tête de l’enfant, d’où un jeu avec du papier et un crayon l’aurait mystérieusement extrait. En soi, la production ludique et donc les péripéties des accords et des désaccords sur la forme émergente constituent l’établissement coopératif d’une communication, autrement dit d’une remédiation thérapeutique » (Ibid. p. 421).

Avec cette définition du jeu comme « institution du partenariat originaire » il semble que la boucle soit bouclée. Nous retrouvons en effet cette capacité première du bébé, éclairée par la sollicitation que lui adresse son partenaire qui l’ouvre à cette communication-coopération dont nous parle Castel. Dans cette relation, le parent fait le pari que l’enfant va le comprendre et il le fait, d’une certaine manière, comme-s’il allait le comprendre en attendant de lui une réponse qui signe la réciprocité et la confirmation de la relation. Ils appartiennent tous deux d’être-avec-et-pour-l’autre, comme le disait Binswanger, voyant là le facteur de base sur lequel reposait la psychothérapie.

5-             Les facteurs communs de la relation thérapeutique

Dans son travail d’exégèse sur la masse de travaux consacrés à la relation thérapeutique (John C. Norcross/ La relation thérapeutique, in L’essence du changement, opus cité), John C. Norcross rapporte les résultats de son groupe de travail qui avait pour mission de répondre, entre autres, à la question : « Qu’est-ce qui fonctionne en général dans la relation thérapeutique ? ». Le groupe de travail a identifié quatre éléments manifestement efficaces dans la relation thérapeutique : l’empathie du thérapeute, l’alliance, la cohésion, critère qui relève de la thérapie de groupe, et la collaboration et le consensus quant aux objectifs du traitement.

C’est la définition que donne Carl Rogers à l’empathie (The necessary and sufficient conditions of therapeutic personality change, in Journal of Consulting Psychology, 21, 95-103. 1957) qui a été retenue dans la plupart des recherches : « L’empathie est la capacité et la volonté du thérapeute de comprendre les pensées, les sentiments et les efforts des clients de leur point de vue (Ibid. p. 98). Deux autres facteurs sont liés pour Rogers à l’empathie et ne peuvent en être facilement distingués : le regard positif et la congruence ou l’authenticité du thérapeute. Par regard positif, on entend « cette qualité du thérapeute qui se caractérise par une acceptation chaleureuse et sans conditions du vécu du patient. Cela se comprend comme le fait d’attacher une grande valeur, avoir de l’assertivité et une bienveillance profonde et non possessive » (John C. Norcross/ La relation thérapeutique, p. 158). Quant à la congruence ou à l’authenticité, elles désignent « l’intégration personnelle du thérapeute dans la relation et sa capacité à communiquer sa personnalité au client de manière appropriée » (Ibid. p. 159).

Le caractère central de l’empathie pour les thérapies dites « humanistes » a été repris, ainsi d’ailleurs que le principe rogérien de la non-directivité, dans les principes directeurs de la relation thérapeutique propre à la psychothérapie phénoméno-structurale. Nous devons cette formalisation pratique à Roger Mucchielli qui, après Binswanger et Minkowski, a posé de façon remarquable, les bases de l’approche phénoménologique de la psychothérapie. (Roger Mucchielli/ Analyse existentielle et psychothérapie phénoméno-structurale, Editions Dessart, 1967). Dans l’usage qu’il fait du concept d’empathie, Mucchielli prend soin de la différencier d’une approche utilitariste qui consisterait à en faire un moyen pour pénétrer le monde du malade dont on pourrait ensuite s’extraire pour considérer les informations ainsi prélevées et les soumettre à interprétation. Dans une conception qui n’est pas sans rappeler les préceptes édictés par Martin Buber pour différencier la relation d’un Je à un Tu de son dévoiement dans une objectivation du Cela (« Le monde en tant qu’expérience relève du mot fondamental Je-Cela. Le mot fondamental Je-Tu fonde le monde de la relation ». Martin Buber/ Je et Tu, Aubier, 2012, p. 38), il montre combien il importe de rester dans la relation créée entre le malade et son médecin, comme l’on pourrait dire que l’on tient une promesse. S’agit-il de suivre ici une règle morale ? Sans doute, mais il s’agit aussi d’un respect du mode de déploiement du phénomène de la relation. Cette acceptation chaleureuse et inconditionnelle dont parle Rogers évoque l’accueil que réservent des parents à l’enfant qui vient de naître. De même, la capacité de communiquer de façon authentique avec son bébé fait certainement partie des traits normatifs que l’on attribue à la parentalité. Il est vraisemblable que la relation thérapeutique trouve son fondement dans ce type de relation à laquelle on convie le bébé dès sa naissance, dans la société dont il va faire partie. Le dévouement qui est à la source d’une telle relation caractérise la qualité des soins que nous pouvons donner à une personne quelle qu’elle soit. On en perçoit aisément les modes déficients qui pourraient être par exemple, ne pas être disponible, ne pas écouter, être indifférent, être hostile… On pourrait ainsi décrire de façon très pragmatique comme le fait Norcross, ce qui ne fonctionne pas dans la relation thérapeutique ! Si l’effort que fait le thérapeute pour comprendre son client est un critère de l’efficacité de la thérapie qu’il met en place, ce principe « est en opposition avec les thérapeutes qui répondent essentiellement en fonction de leurs propres besoins ou agendas » (Norcross, opus cité, p. 154). En fait, que nous parlions de la relation parent-enfant ou de la relation thérapeute-patient, nous sommes toujours confrontés à un savoir que nous possédons en commun et dont l’idéal se mesure et s’éprouve dans le jeu de la relation. Il n’est jamais posé une fois pour toutes et dans ce sens ne nous appartient pas complètement au contraire d’un projet qui aurait pour finalité le monde des choses.

L’alliance thérapeutique « fait référence à la quantité et à la force de la relation de collaboration entre le client et le thérapeute » (Ibid. p. 154). L’importance d’un accord et de la force de celui-ci sur l’efficacité de la thérapie se retrouve également en pharmacothérapie, notamment dans le cas de la dépression. En psychothérapie, la mise en place d’une alliance forte dés le début du traitement a un enjeu manifeste pour la réussite de celui-ci. Mais cette alliance et c’est ce que nous voyons aussi avec les critères d’efficacité suivants : la cohésion et la collaboration, n’est pas réduite à l’association thérapeute-patient. Avec la cohésion qui fait référence aux forces qui poussent les membres du groupe à rester ensemble (la maladie mentale, à l’inverse, est un facteur de désunion qui pousse les familles à rompre les liens qui les unissent) et la collaboration qui exprime l’implication des participants dans la relation d’aide (on en voit l’impact, dans ce que le patient mesure dans l’ambiance d’un service où il se sent bien ou mal accueilli ou dans ce qu’il saisit de la cohérence qu’il sent entre les professionnels qui prennent soin de lui), on retrouve l’idée d’une cohésion du groupe dans son ensemble comme on peut en voir l’illustration dans le rituel thérapeutique propre aux sociétés traditionnelles. L’utilisation de mots comme « nous » et « faisons » (traduction de l’anglais « let’s ») contribuent au sentiment de participation du patient au soins qui lui sont proposés. « Thérapeute et client, écrit Norcross, voyagent ensemble vers une destination commune » (Ibid. p. 158), formule qui n’est pas sans rappeler la définition que propose Daniel Stern de la psychothérapie comme « d’un cheminement à deux ».

6-             L’art de la psychothérapie

Si l’on tente de rapprocher la psychothérapie de la création d’un espace de jeu et d’une capacité retrouvée à jouer, à partir de l’expérience que nous en avons avec l’enfant, nous ne pouvons la réduire à une technique d’une part, et nous ne pouvons la considérer comme la seule action du thérapeute. Pour jouer il faut être au moins deux et prendre conscience d’un espace qui nous échappe d’une certaine façon et qui est à découvrir, car il n’appartient à aucun des joueurs. Il sera là si l’on veut bien y jouer ou plutôt si on s’y laisse prendre. Notre détermination à ce qu’il se finisse bien (après tout ce n’est qu’un jeu !) est certes importante et l’empathie que nous y montrons à l’égard de notre partenaire ou de nos partenaires le montre, mais l’issue de ce jeu reste toujours incertaine. Il y a des jeux qui se terminent mal ou même tragiquement et on ne peut pas dire que quelqu’un en ait vraiment prévu la fin ou l’ait initiée. Le jeu semble exister pour lui-même et son mode de causalité circulaire où l’on ne distingue plus ni la fin ni le début nous conduit à penser qu’il a une essence propre indépendante des joueurs qui y participent. Toutefois, et c’est là où nous mène la possibilité d’un espace thérapeutique, nous pouvons redoubler ce jeu, le reprendre dans un cadre où nous pourrons de nouveau lancer les dés et faire accéder le jeu à sa présentation. Cette nouvelle entrée en présence lui rendra son dynamisme, son mouvement qui contaminera les joueurs dans une même communion vitale (nous pensons à la délimitation du terrain introduite par l’oiseau Dodo dont nous avons parlé dans notre introduction et qui redonne leur mobilité aux animaux qui restaient là, écoutant servilement le discours de la souris comme devant leur apporter la solution à leur problème, transis de froid, sans imaginer d’autre moyen d’en sortir).

Avec cette définition de la psychothérapie comme l’instauration d’un nouvel espace de jeu conduisant au changement, à la disparition du problème initial et au rétablissement, nous retrouvons de multiples analogies avec la dimension de rupture à laquelle conduit l’œuvre d’art telle que la conçoit Gadamer dans son livre : Vérité et méthode (1960). Nous nous appuierons pour la commenter sur les analyses de Marlène Zarader dans « Lire Vérité et méthode de Gadamer » (Vrin, 2016). Ce qui rend possible le passage du jeu à l’art qui vient en accomplir l’essence, c’est l’ouverture à l’autre, au spectateur. Dans le jeu, on joue pour soi ; dès qu’il s’agit d’art, on joue pour les autres. Cette distinction majeure conduit Gadamer à dire que l’œuvre n’existe pas en elle-même, mais ne trouve son sens que dans le regard ou l’écoute qu’on lui apportera. Et ceux-ci, mêmes s’ils ne conduisent pas à des variations infinies, dépendent de l’ouverture qu’on leur accordera à une époque donnée. Une œuvre d’art, un texte, une partition sont ainsi en attente du sens qu’on leur donnera, des interprétations qu’on en fera qui dépendent du contexte historique au sein duquel elles auront lieu. Cette rupture avec le jeu instaurée par sa re-présentation sur la scène artistique permet de l’exposer au regard, à l’écoute et ainsi de s’en déprendre. D’une certaine manière, il n’en va pas autrement dans l’espace thérapeutique, lorsqu’une famille déplace le jeu familial dans laquelle elle se trouve prise et y expose ses difficultés face au regard et à l’écoute du psychothérapeute. On pourrait même dire qu’à l’instar d’acteurs de théâtre, les protagonistes s’effacent derrière ce jeu devenu spectacle à l’adresse d’un nouveau venu, le thérapeute, ou l’équipe thérapeutique, auxquelles ils confieront leur manière de comprendre les choses pour mieux en saisir la vérité, ou mieux, pour la transformer. Si l’on poursuit ce fil métaphorique qui rapproche la psychothérapie d’une activité artistique, on peut remarquer qu’au lieu de penser la famille ou le malade comme une entité à part et ainsi de les objectiver en nous faisant le sujet pensant de ce nouvel objet, il est loisible, d’appréhender ce qu’ils viennent nous dire comme la part d’un dialogue qui leur est assigné dans ce cadre particulier de notre société où peut s’envisager de telles pratiques, manifestant ainsi notre engagement personnel à . En tant que thérapeute, nous prenons part à cette conversation, manifestant ainsi notre engagement à renouer alors avec sa dimension intersubjective. La réalité et la description que l’on peut en faire perdent de leur suprématie au profit d’un dialogue qui vient les vient les questionner pour leur donner une nouvelle assise. « La présentation (ou représentation), écrit Gadamer, par le jeu fait émerger ce qui est. Par elle est dégagé et porté au jour (mené à la lumière) ce qui autrement ne cesse de se voiler et de se retirer » (Vérité et méthode, p. 130, traduction modifiée par Marlène Zarader). On retrouve ici un des préceptes du rituel thérapeutique dont nous parlait Pierre-Henri Castel : il faut dégager et fixer le mal pour éviter qu’il ne fasse retour. La raison, aux accents heideggeriens, qu’en donne Gadamer est de le soutirer au retrait dans lequel se tient d’abord et le plus souvent l’être dans la quotidienneté. Pour cela nous avons besoin d’un espace séparé, d’un espace de jeu, non pas pour faire abstraction du quotidien au nom d’un savoir spécialisé qui serait censé en donner la représentation savante, un diagnostic par exemple, pour l’objectiver, mais, au contraire, pour y renvoyer en lui accordant « une dignité ontologique qu’il n’avait pas auparavant » comme l’écrit Zarader dans son commentaire de Vérité et méthode (opus cité, p. 85). Gadamer oppose ainsi la conscience esthétique qui ne verrait dans l’œuvre d’art que sa seule dimension esthétique, tel un sujet qui isole ainsi un objet d’élection, à sa propre conception de l’art qui, elle, se réfère à un jeu sans sujet. Au lieu de nous séparer du monde pour nous renvoyer à un vécu personnel, à un monde fictif qui est celui de l’art, la conception gadamérienne qui fait de l’art un jeu érigé en spectacle nous permet au contraire, d’accéder à la chose même et de voir le monde en sa vérité. « L’art, écrit Zarader, comme le culte, comme le sacré, comme le jeu, suppose un écart qui est constitutif de son être propre. Il revendique une autonomie par rapport à la réalité au sens courant du terme. (…) Au lieu de nous arracher au monde, au réel, à l’univers de la connaissance pour nous transporter ailleurs (dans l’imaginaire, la fiction, le vécu intérieur), l’art nous y arrache pour nous y renvoyer. L’art se sépare de la réalité, il se retourne même en quelque manière contre elle (il la traite comme n’étant rien), il fait que la réalité n’y soit plus pour lui permettre d’être autrement » (opus cité, p.85). Nous voyons tout le parti que nous pouvons tirer de cette conception de l’art pour penser la psychothérapie telle qu’elle se pratique avec les enfants comme une occasion d’irréaliser la réalité (comme si elle n’était rien) pour mieux s’y retrouver et en éprouver la vérité.

Ainsi ce garçon de 5 ans ½ en proie à des angoisses terribles, incapable d’en parler et qui rendent sa scolarité pratiquement impossible. Il ne peut expliquer ce qui lui arrive et s’échappe rapidement de la conversation pour jouer avec des dinosaures qu’il s’agit de ne pas laisser échapper grâce à des barrières qu’ils viennent renverser. Être deux à jouer change tout et rétablit une circularité des échanges jusque là impossible. Je me confronte avec lui aux possibilités ouvertes par ce jeu ; il fait face à mes initiatives, y répond ; nous utilisons un bout de ficelle trouvé dans le sac de sa mère pour attacher un dinosaure qui a tôt fait de se libérer et finalement les animaux se retrouvent à l’école où leur est dispensée une leçon sur … les dinosaures. La séance suivante, la mère de l’enfant m’apprend qu’il envisage sereinement de reprendre l’école. Quelque chose s’est passé qui lui a permis, à travers cette séquence de jeu qui existe désormais pour nous et qui est devenu spectacle (et aussi spectaculaire !), de trouver une vérité sur laquelle il peut s’appuyer (et nous avec !).

« C’est parce que l’art est surcroît d’être, écrit Zarader, que mon rapport à lui ne me détourne pas de la réalité et de la connaissance : au contraire, il m’engage dans un contact plus étroit avec le réel, il me fait avancer, de manière fulgurante, dans l’expérience du vrai » (Ibid. p. 86).

Mais, une autre question, plus précisément herméneutique, vient à l’esprit : s’agissant du jeu comme forme d’art auquel m’a convié ce petit garçon, peut-on dire qu’il m’a communiqué quelque chose d’essentiel sur son for intérieur que j’aurais, en mon for intérieur, compris ou n’avons-nous pas plutôt participé à une situation que j’étais prêt à partager avec lui ?

7-             La psychothérapie comme dialogue herméneutique

Se séparant des conceptions de l’herméneutique qui ont eu cours jusqu’ici, Gadamer fait état de deux divergences essentielles. La première, commente Zarader, « porte sur ce qui est à comprendre : pour les herméneutiques antérieures, ce qui est à comprendre, c’est l’auteur (son état d’esprit, ce qu’il a voulu dire) ; pour Gadamer, ce qui est à comprendre, c’est le contenu et la validité de ce qu’il dit. L’herméneutique a donc bien pour objet « le miracle de la compréhension », mais celui-ci n’est pas « communion mystérieuse des âmes », il est « participation à une signification commune » (p. 313 de Vérité et méthode) (Ibid. p.247). Le deuxième point de divergence consiste dans le fait que la compréhension de la situation n’est pas le fait d’un sujet isolé, car un tel sujet n’existe pas. Le sujet est toujours sujet d’une communauté et ce qu’il cherche à comprendre est plus à comprendre comme un acte d’appartenance à cette communauté, à ces déterminations qui la constituent et que nous constituons à travers les questions qu’on lui pose : Qu’est-ce qu’être un enfant ? Que veut dire être attaché ? Pourquoi va-t-on à l’école ? Que peut bien vouloir dire venir consulter un pédopsychiatre ? Comment ces animaux disparus, sortis d’une boîte à jouets, nous renseignent-ils là-dessus ? L’idée de Gadamer est que c’est en comprenant les choses qu’on les institue en tant que choses, en comprenant la tradition qu’on la fait être tradition ou encore, pourrait-on ajouter, en comprenant ses enfants qu’on les fait être des enfants. On peut penser à l’ambition politique, communautaire d’une société prête à soutenir, comme on le voit dans le rituel thérapeutique wolof par exemple, en ce qui concerne l’enfant atteint de maladie mentale, la fonction réflexive des parents dans ses dimensions développementale (être responsable d’un enfant est une étape dans son développement d’homme ou de femme) et éthique (l’engagement intersubjectif qui préside aux soins et à l’éducation d’un enfant renvoie au fait que, dès sa naissance, il est reconnu comme une personne entière). (Carl Lacharité et V. Lafantaisie / Le rôle de la fonction réflexive dans l’intervention auprès de parents en contexte de négligence envers l’enfant, in Revue québecoise de psychologie, vol. 37, numéro 3, 2016).

Le dialogue, qui est à la base de la forme de psychothérapie que nous cherchons à définir, est fait d’incompréhensions, de déséquilibres et d’ajustements réciproques, sortes de réparations d’une continuité momentanément perdue de vue. Le fait même de dialoguer est une perpétuelle remise en cause du point de vue initial que l’on portait, en toute méconnaissance des choses, sur la situation pour laquelle il s’agit de s’entendre. « Quand un dialogue est vraiment réussi, écrit Gadamer, dans un article de 1993, « L’Europe et l’oikoumené », alors les partenaires qui se séparent ne sont plus tout à fait les mêmes. Ils sont plus près l’un de l’autre. Parler, c’est parler l’un avec l’autre, instaurant ainsi quelque chose de commun. » (Zarader, op. cité, p. 266). Cela exige une réciprocité dont nous avons vu avec Trevarthen qu’elle est présente très tôt dans la vie. A travers la proto-conversation qui se noue entre l’adulte et le bébé vient s’exprimer la présence mutuelle à un même monde. Dans cet échange, et sans doute cela est-il valable dans tout dialogue, nous faisons crédit à autrui, nous accordons un sens à ce qu’il nous dit, comme le formalise Quine avec son fameux principe de charité lorsqu’il s’agit de traduire une langue qui nous est inconnue. Nous nous situons d’abord dans un même monde. Ce n’est qu’ensuite que nous nous interrogeons sur l’opinion de l’autre qui ne deviendra alors qu’une opinion, la sienne, que je tenterai de comprendre en dialoguant avec lui et en essayant de retrouver avec lui cette entente momentanément disparue. « L’écoute est constitutive de la parole, nous dit Heidegger. Être à l’écoute de …, c’est l’être-ouvert existential du Dasein en tant qu’être-avec tourné vers les autres (…). Premier existentialement, ce pouvoir-écouter est ce qui fonde et rend possible quelque chose comme tendre l’oreille » (SZ, §34. Dasein et parole. La langue). Le malade comme le thérapeute sont ainsi à l’écoute de la coexistence. Ils s’y soumettent comme à un horizon commun et sont à l’écoute l’un de l’autre. De ce point de vue, l’empathie est considérée comme première, comme être-avec-l’autre, et ne saurait être fédérée à une intelligence qui s’en servirait comme d’un moyen pour subvenir à ses fins. Je ne commence à interpréter ce que me dit l’autre à partir d’un savoir qui lui est étranger que lorsque cette écoute me fait défaut, lorsque je ne le comprends plus. Je n’écoute plus alors ce qu’il me dit, mais ce qu’il dit en fonction de son appartenance ethnique, de sa condition sociale, de sa maladie, etc… Ce qu’il me dit perd alors sa prétention à la vérité et devient relatif au registre qui est le sien. Faut-il alors, comme le suggère une certaine idée de l’empathie, me déplacer en ce lieu qui m’est étranger, me mettre à la place de l’autre, pour le comprendre ? « Il semble, écrit Zarader, que ce soit « une exigence légitime qu’il faille se mettre à la place de l’autre pour le comprendre » (Vérité et méthode, p. 325). Mais, répond Gadamer, que comprenons-nous alors ? Un objet mis à distance, sous prétexte d’en préserver l’altérité. Or, procéder ainsi, c’est nécessairement déposséder l’autre – par exemple le texte – de sa prétention à la vérité. Je ne suis pas en dialogue avec ce qu’il dit, je l’ai transformé en objet d’une connaissance qu’on appelle justement « objective », et dans cette mesure je le « comprends », mais dans un sens très déterminé qui n’est déjà plus ce que Gadamer entend par compréhension – ou plutôt, qui n’est déjà plus la compréhension vraie, laquelle est participation. Ce qui apparaît ici en pleine clarté, c’est qu’il ne faut pas confondre compréhension et connaissance ». (Ibid. p. 282). Il ne suffit pas de connaître quelqu’un pour le comprendre, pourrait-on ajouter. Et cette compréhension prend sa source ou a son horizon dans cette sociabilité première, innée que l’on observe chez le nourrisson et qui trouve son épanouissement dans la réponse qu’il trouve chez autrui. Celle-ci signe et confirme leur entente réciproque sur le monde qu’il partage alors et qui n’est autre qu’un jeu partagé.

L’alliance thérapeutique et la capacité d’engagement qu’elle suppose de part et d’autre renvoie à cet être à l’écoute l’un de l’autre. Elle peut certes donner lieu à des modes privatifs, comme ne-pas écouter, s’opposer, tenir tête ou tourner le dos… De fait, cette capacité d’écoute à laquelle nous renvoie l’empathie est inséparable de notre être-avec-l’autre. Entendre, comme le dit Heidegger, est inséparable de « vibrer ». Ce n’est pas une gratification que l’on accorde à l’autre, mais c’est une attention qui n’empêche en rien la neutralité, puisqu’elle est accueil inconditionnel du malade, c’est-à-dire qu’il ne se limite pas à des circonstances particulières. Nous retrouvons là le caractère de généralité que Martin Buber donne à la réciprocité de la relation. Généralité telle que le premier exemple qu’il donne de la réciprocité propre au monde de la relation est de se retrouver à considérer un arbre dans toute sa présence (Martin Buber/ Je et Tu, p. 39). Le fait de considérer un arbre peut évidemment être un piège, car je peux me considérer le seul sujet de la relation, mais c’est précisément ce que Buber veut abolir. Non pas par une sorte d’ascèse ou d’attention particulière à la façon dont l’arbre se présente, comme s’il s’agissait d’acquérir plus de clairvoyance à l’égard des choses ; au contraire, ce que nous comprenons comme une vue supplémentaire est pour Buber une restriction de ma contemplation. Il ne faut renoncer à rien, insiste-t-il, ne pas chercher à affaiblir le sens de cette relation qui est réciprocité (Ibid. p. 40). En un mot, il n’est pas besoin de retirer à l’arbre sa capacité à entrer en relation avec nous en en faisant un objet.

8-             Pour une approche phénoménologique de la psychothérapie

Dans un article essentiel pour comprendre les liens que peuvent tisser entre elles la phénoménologie et la psychothérapie, Françoise Dastur commente l’enseignement qu’a donné Heidegger à des étudiants en médecine et à de jeunes psychiatres dans les années 60 (Françoise Dastur/ Phénoménologie et thérapie : la question de l’autre dans les Zollikoner Seminare, in Françoise Dastur/ La phénoménologie en questions. Langage, altérité, temporalité, finitude. Editions Vrin, 2004).

Pratiquer la Dasein-analyse pour un psychiatre nécessite d’abord de s’éprouver ou de se penser comme Dasein. Lire ce traité d’ontologie fondamentale qu’est Être et temps change le regard que l’on peut porter sur le monde et sur soi et en appelle à une conversion personnelle du médecin qui doit s’entraîner au regard phénoménologique. « Du médecin lui-même est exigée la chose la plus difficile, dit Heidegger (Zollikon Seminare, p. 280), à savoir le passage du projet de l’homme comme être vivant raisonnable à l’être-homme comme Dasein » (Ibid. p. 120). Etrangement, cela ne signifie pas quitter le sol familier de ce qui est bien connu pour aborder des rivages exotiques et accéder à du jamais vu ; « cela signifie pour Heidegger, séjourner auprès du même, éveiller le sens de ce qui est simple. Or cela exige, dit Heidegger à ceux qui ne sont pas simplement des auditeurs, mais des participants, « de s’engager (sich einlassen) dans la manière d’être dans laquelle vous êtes toujours déjà, de l’accomplir en propre » (ZS, p. 141), ce qui est tout autre chose qu’une simple compréhension intellectuelle de cette manière d’être (Ibid. p. 121). Nous retrouvons la distinction que faisait Gadamer entre compréhension et connaissance : nous ne pouvons nous excepter de la relation lorsque nous y participons et la traiter comme objet de connaissance, c’est aussi la réduire à un point de vue, celui de l’observateur. Nous remarquerons également la référence qui est faite à l’engagement. S’engager à… c’est respecter la promesse faite à l’autre d’une relation dans laquelle nous sommes toujours déjà engagé. C’est ce que nous montre au fond le résultat des méta-analyses sur les facteurs communs sur lesquels on peut s’entendre pour définir une essence de la psychothérapie. Tous ces critères d’efficacité que sont l’alliance thérapeutique qui fait référence à la force de collaboration entre le client et le thérapeute, l’empathie qui dépend de la volonté du thérapeute de comprendre les pensées et les sentiments de son client, la cohérence qui montre le souci constant de rester dans une relation qui a du sens pour le thérapeute comme pour le client font toutes, d’une manière ou d’une autre, référence à la capacité d’engagement du médecin dans la relation thérapeutique. Enfin, quand Heidegger parle « d’éveiller le sens de ce qui est simple », nous ne pouvons pas ne pas penser à la relation que nous avons avec des enfants qui est très éloignée de la sophistication de l’argumentaire que peuvent déployer parfois les adultes.

« Il faut souligner avec force, écrit Dastur, que cette méthode ne consiste pas simplement à devenir conscient du rapport que nous entretenons avec ce qui nous fait encontre, mais à s’engager proprement en celui-ci, à l’accomplir. (Dastur souligne dans une note que la dimension performative de la pensée de Heidegger est inséparable du projet qu’il avait, dès ses premiers écrits, d’une herméneutique de la facticité, c’est-à-dire d’une compréhension de l’existence qui demeure inhérente à l’accomplissement de celle-ci). Cette méthode qui s’oppose à la méthode cartésienne des sciences de la nature est grecque en tant qu’elle prend en garde et sauve les phénomènes » (Ibid. p. 121). Dire que cette méthode est grecque, ajoute Dastur en note, c’est dire qu’elle est philosophique et qu’elle est commandée par ce que Husserl appelait dans les Recherches logiques « le principe de l’absence de présupposition ». La méthode cartésienne, au contraire, est mathématique : au lieu de laisser purement être présent ce qui se montre, ce qui est se voit au contraire mesuré à l’aune de l’évidence mathématique » (ZS. P. 143) (Ibid. p. 121).

La mise entre parenthèse de toute référence a priori est une règle fondamentale, que nous serions tentés d’appeler une règle du jeu, une clause de départ qui met hors-jeu les préjugés qui guident notre vie pratique pour mieux en desserrer l’étreinte et nous permettre de revenir aux phénomènes. Reprise par l’analyse existentielle qui situe sa pratique dans le cadre de la phénoménologie de Husserl et de Heidegger, elle devient sous la plume de Roger Mucchielli le premier des principes directeurs qui la guident. (Roger Mucchielli/ Analyse existentielle et psychothérapie phénoméno-structurale, p. 217). La phénoménologie s’en tient aux seuls phénomènes sans se référer à une théorie explicative, ni à des causes. Le premier principe de toute méthode phénoménologique et qui va devenir le premier principe de la psychothérapie existentielle, est ce que Husserl appelle l’épochè ou acte de suspension du jugement.

« Toutes les sciences qui se rapportent à ce monde naturel, écrit Husserl dans Idées directrices pour une phénoménologie, quelle que soit à mes yeux leur solidité, quelque admiration que je leur porte, aussi peu enclin que je sois à leur opposer la moindre objection, … je les met hors circuit, je ne fais absolument aucun usage de leur validité, je ne fais mienne aucune des propositions qui y ressortissent, fussent-elles d’une évidence parfaite. Je n’en accueille aucune, aucune ne me donne un fondement, aussi longtemps qu’une telle proposition est entendue au sens qu’elle se donne dans les sciences, c’est-à-dire comme une réalité portant sur la réalité de ce monde » (Edmund Husserl/ Idées directrices pour une phénoménologie, Editions Gallimard, 1985, p. 102-103, cité par Mucchielli, opus cité, p. 40).

Nous devons, pense Husserl, chercher le sens et non pas l’explication, car l’explication cache le sens. Ce n’est pas seulement l’existence du Monde que Husserl met entre parenthèses (ce qu’avait fait au contraire Descartes) mais la tentation incessante, permanente, de recourir à des références ou à des connaissances sur le Monde, à des causes profondes, à un dualisme de l’être et du paraître. La foncière irréductibilité de la subjectivité à l’objectivité, ou plus exactement la dissolution de l’opposition subjectivité-objectivité dans la seule réalité de l’Erlebnis (expérience vécue), tel est le fondement philosophique et méthodologique de la démarche de Husserl (Ibid. p. 41). Nous devons cependant remarquer que l’explication en termes causalistes peut aussi ouvrir le sens : c’est ce qui se passe dans le cas d’un diagnostic posé ou des connaissances relatives à la neuro-cognition qui permettent au malade comme au médecin de mieux expliquer l’impact de la pathologie et de ses conséquences sur la capacité du malade à se rétablir. Par exemple, objectiver le mode d’appréhension autistique de la réalité propre au patient, c’est ainsi rendre à la relation sa réciprocité en cessant de méconnaître, naïvement pourrait-on dire, la différence qui sépare le patient de l’idée qu’on s’en fait et qui nous empêche de le comprendre. De même, savoir grâce à l’approche statistique qu’un trouble sévère de l’attachement prédispose à de sévères troubles de l’adaptation sociale, voire au suicide, permet de considérer la relation thérapeutique dans laquelle nous pouvons nous trouver engagé avec le patient d’une toute autre façon que si de telles déterminations nous étaient inconnues.

9-             Conclusion

Nous voilà arrivés au terme de notre problématique qui était de retrouver dans le jeu même de la relation tel que nous l’apprend la relation que nous avons avec les enfants et tel qu’ils l’expérimentent dès leur plus jeune âge l’essence même de la psychothérapie. Ce qui fait la force de celle-ci et que nous apporte le regard phénoménologique c’est qu’il nous permet de renouer, au-delà des situations de souffrance que nous sommes amenés à rencontrer, avec le pouvoir de l’imagination. Aux prises avec la dureté d’une existence qui nous étreint, nous pouvons consentir à faire un pas de côté et nous mettre à jouer, non pas pour nous distraire et remettre à plus tard les soucis qui sont les nôtres, mais pour, en les déréalisant et en les désactualisant, les mobiliser dans une relation où ils retrouvent leur sens et peut-être leur vérité. Comme pour une œuvre d’art, un tableau ou une histoire fictive, la psychothérapie a pour effet, grâce à la magie du « comme si » de sortir de cette préoccupation accaparente du quotidien pour en saisir ce qu’on n’y avait jamais vu. Si Husserl reconnaît le privilège qu’a l’imagination sur la perception en opposant la passivité de la perception à la spontanéité de l’idéation et de la fiction (nous reprenons ici les propos de Françoise Dastur dans son livre A la naissance des choses) et son importance pour cette science eidétique qu’est la phénoménologie, il en dégage aussi les conséquences pour penser la liberté humaine (et l’on en voit l’intérêt pour les pathologies mentales dans lesquelles on pourrait voir des pathologies de la liberté par l’impossibilité à agir et à ne plus souffrir qu’elles supposent) à travers le concept de neutralité. C’est avec le mode d’être de la fiction « qu’apparaît la liberté proprement phénoménologique, qui n’est pas tant une possibilité de rendre présent l’absent (présentification) que celle de s’abstenir de toute position (neutralisation). A la série des modifications positionnelles qui renvoient toutes à la proto-doxa de la certitude qui a pour corrélat la proto-forme de l’être réel s’oppose la modification de neutralité, qu’il ne faut confondre ni avec la supposition, ni avec le doute, ni avec la négation qui sont encore des thèses : c’est elle qui est impliquée dans l’épochè et qui commande la réflexion transcendantale par lequel le phénoménologue s’institue en spectateur désintéressé de la pure phénoménalité du monde. Or, ce qui s’avère ici, de l’aveu même de Husserl, « déroutant », c’est que l’imagination n’est pas seulement un type particulier de présentification, mais aussi une « modification de neutralité » et en tant que telle une « modification universelle » qui peut s’appliquer à tous les vécus au sens où tout vécu est susceptible de devenir l’objet d’une « simple représentation » (Françoise Dastur/ A la naissance des choses, Encre marine, 2005, p. 38). On voit tout le parti que nous pouvons prendre de telles remarques pour penser le rôle déterminant de l’imagination et du jeu pour la psychothérapie. En redonnant sa juste place au jeu de l’imagination, elle permet grâce à la relation qui s’est instauré avec ce partenaire momentané qu’est le psychothérapeute la reprise d’une spontanéité créatrice, d’une liberté que la maladie était venue empêcher entraînant inadaptation et rigidité. A l’image des meubles de scène présents sur une scène de théâtre qui, bien qu’il s’agisse de meubles réels (conscience positionnelle) n’en sont pas moins des meubles imaginaires (conscience neutre) (Ibid. p. 41), nous avons, grâce au jeu de l’imagination, la possibilité de considérer la réalité de façon neutre et dépassionnée, dégagée de ces enjeux réels et d’en percevoir la vérité en variant les points de vue que l’on peut avoir sur elle.

Un dernier aspect sur lequel je n’ai rien dit, mais qui, à mon sens, fait partie intégrante de la psychothérapie est sa dimension improvisée. La création collective qu’elle implique doit faire face à la rigidité des règles apportées dans le cadre thérapeutique et dont la raison d’être est sans doute d’éviter à la souffrance de se faire sentir. La fonction de la thérapie est de pouvoir retrouver une liberté, de changer les règles jusque-là admises comme intangibles en trouvant un plaisir inattendu à les transgresser. A l’image des jeux conversationnels que l’on peut partager avec un bébé, l’inventivité est requise pour en garder tout l’intérêt. Le contrôle de l’excitation, la cohésion de l’ensemble, le retour à un état d’équilibre, la capacité à interrompre le jeu sont des constantes que l’on retrouve à la fois dans le jeu avec un tout petit et à la fois lors d’une séance de psychothérapie.