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CABESTAN P. (14/10/2023)

 

La perte de l’évidence naturelle

Entre égologie transcendantale et analytique existentiale

EFD, le 14 octobre 2023, Philippe Cabestan

Bibliographie

W. Blankenburg (1928-2002), La perte de l’évidence naturelle (Der Verlust der natürlichen Selbstverständlichkeit), 1971, trad. fr. J.-M. Azorin et Y. Totoyan, Paris, PUF, 1991.

W. Blankenburg (publication posthume par Martin Heinze, en 2007, d’un choix d’articles de Blankenburg) Ausgewählte Aufsätze. Band I. Psychopathologie des Unscheinbaren (psychopathologie de l’inapparent).

W. Blankenburg (publication posthume par Martin Heinze et Julian Schwarz, en 2017, d’un deuxième choix d’articles), Ausgewählte Aufsätze. Band II. Psychopathologie des Könnens (psychopathologie du pouvoir).

C. Abettan, Phénoménologie et psychiatrie. Heidegger, Binswanger, Maldiney, Vrin, 2018.

Philippe Cabestan, « Perte de l’évidence naturelle et épochè dans la schizophrénie », Tomber malade, devenir fou, Paris, Vrin, 2021, p.173-204.

F. Dastur, « Pour une phénoménologie de l’inapparent », Revue de phénoménologie ALTER, hors-série, 2023.

M. Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.

M. Heidegger, Être et temps (Sein und Zeit), trad. fr. F. Vezin, Paris, Gallimard, 1986.

E. Husserl, Les Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique, trad. fr. J.-F. Lavigne, Paris, Gallimard, 2018.

E. Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. fr G. Granel, Paris, Gallimard, Tel, 1976.

Stefano Micali et Thomas Fuchs (Hg.), Psychiatrie und Phenomenologie, Verlag Karl Alber Freiburg/München, 2014.

C. Romano, Au cœur de la raison, la phénoménologie, Paris, Gallimard, 2010.

Herbert Spiegelberg, The phenomenological movement, 1960.

A. Tatossian, Phénoménologie des psychoses, Argenteuil, L’art du comprendre, 1997.

            Lors de la première séance de ce séminaire, Guy Risbec a explicité certains aspects de l’ouvrage de Blankenburg en privilégiant un point de vue psychiatrique. Compte tenu de ma formation, je vais pour ma part aborder La Perte de l’évidence naturelle d’un point de vue plus particulièrement philosophique ou phénoménologique et me concentrer plus particulièrement sur la manière dont Blankenburg aborde la schizophrénie en s’efforçant de conjoindre les perspectives husserlienne et heideggérienne.

D’une manière très générale, quand il est question de Husserl et de Heidegger, du fondateur de la phénoménologie et de l’auteur de Sein und Zeit, on n’hésite souvent entre mettre en avant soit la continuité, leur parenté ou proximité philosophique soit, au contraire, la discontinuité, la rupture, le fossé qui les sépare. D’un côté, on rappelle que Husserl lui-même avait coutume de dire dans les années vingt que « la phénoménologie, c’est moi et Heidegger, et personne d’autre » (Herbert Spiegelberg, The phenomenological movement, 1960) ; on rappelle également la dédicace de Sein und Zeit : « À Edmund Husserl, en témoignage de vénération et d’amitié (Edmund Husserl in Verherung und Freundschaft zugeeignet). De l’autre, on souligne leur profonde divergence de vue dont Husserl pris conscience tardivement et non sans amertume en 1929 en lisant attentivement SZ[1].

Il n’est pas question aujourd’hui d’instruire à nouveau ce moment décisif de l’histoire de la phénoménologie et si nous l’évoquons c’est parce que ce différend, comme nous allons essayer de le montrer, habite de manière particulièrement prégnante l’ouvrage de Blankenburg (1928-2002), La perte de l’évidence naturelle. En effet, Blankenburg tente d’articuler à son tour et non sans difficulté la phénoménologie transcendantale et l’analytique existentiale. Il n’est sans doute pas le premier et nous avons ici eu plusieurs fois l’occasion d’évoquer le cas de Binswanger, sa découverte de la phénoménologie husserlienne, l’importance de sa lecture de Sein und Zeit et son retour à Husserl[2]. Mais, comme nous allons le voir dans un premier temps, Blankenburg ne suit pas exactement le chemin emprunté par Binswanger. Peut-être est-il même plus husserlien que Binswanger. Voire trop husserlien ? Il nous semble, en effet, que l’ouvrage de Blankenburg pose une question plus fondamentale que celle de son degré de fidélité ou d’infidélité à Husserl. Comme j’aimerais le montrer dans un deuxième temps, on peut se demander si Blankenburg, dans son interprétation phénoménologique de la perte de l’évidence naturelle, ne se heurte pas à son tour à une difficulté fondamentale de la phénoménologie transcendantale et à ce que Michel Foucault, dans Les Mots et les choses, appelle « l’étrange doublet empirico-transcendantal » (p.329)

I. Le projet phénoménologique (p.35-65)

Dans un chapitre décisif pour notre propos, intitulé : « Le projet phénoménologique » (p.35-65), Blankenburg précise ce qu’il entend par phénoménologie en distinguant « La phénoménologie à l’intérieur de l’attitude naturelle » (p.35), « La phénoménologie au sens de Jaspers » (p.38), et la « Phénoménologie dans l’orientation husserlienne », p.40. Reprenons brièvement chacune de ces conceptions, ce qui nous permettra de mieux saisir la perspective qui est celle de Blankenburg. La première, donc, est la « Phénoménologie à l’intérieur de l’attitude naturelle » qui se situe au niveau préscientifique du monde de la vie ou monde du vivre (Lebenswelt). Elle ne mérite pas aux yeux de Blankenburg le titre de phénoménologie dans la mesure où elle prétend à une description dite pure des phénomènes (p.36) alors même que la notion d’expérience et la distinction entre fait et essence demeurent interrogées. La deuxième est « La phénoménologie au sens de Jaspers » (p.38-40). Cette phénoménologie est sans doute moins éloignée de la phénoménologie husserlienne que la première mais on peut regretter qu’elle reste attachée à une démarche empirique et ignore « la phénoménologie eidétique et transcendantale ». La troisième, enfin, est la « Phénoménologie dans l’orientation husserlienne ».

La présentation de cette dernière procède selon trois étapes. (1) Tout d’abord, Blankenburg rappelle à la suite de Husserl la nécessité de la réduction phénoménologique tant pour l’analyse intentionnelle de ce qui est tenu pour normal que pour l’analyse intentionnelle de ce qui est tenu pour anormal comme le délire, l’hallucination ou la perte de l’évidence naturelle (p.41). Puis (2) Blankenburg souligne l’importance de la réduction eidétique qui permet de surmonter la coupure entre l’a priori et l’a posteriori, la connaissance empirique et la connaissance des essences, dans la mesure où la connaissance empirique doit se subordonner à la connaissance eidétique : avant toute enquête sur les émotions il convient d’élaborer un concept d’émotion (cf. Sartre, Esquisse). Dans cette perspective, Blankenburg reprend le concept husserlien d’ontologie régionale — qui est présenté, entre autres, au début des Idées directrices pour une phénoménologie, §8-9 — selon lequel tout phénomène, de par son mode d’être, relève d’une région de l’être telle que la région de la nature physique ou la région conscience[3]. Enfin (3), Blankenburg envisage la réduction transcendantale au regard de laquelle tout donné est décrit comme un constitué dans l’ego transcendantal. La phénoménologie est alors une égologie qui distingue radicalement entre l’ego transcendantal et l’ego empirique qui est lui-même un objet intramondain constitué.

Il semble jusque-là que Blankenburg se range résolument du côté d’une conception husserlienne de la phénoménologie. Toutefois, il tient à préciser (p.46) qu’il ne renonce nullement à la Daseinsanalyse. Il écrit à ce propos : « L’être-dans-le-monde — non pas en tant que structure ontologico-formelle mais en tant qu’événement se réalisant dans des modifications multiples et à décrire de façon détaillée — reste aussi pour nous le point de départ. L’élargissement et le fondement plus profond, que le problème husserlien de l’intentionnalité a reçu de Heidegger, ne sont pas abandonnés. Le thème principal, maintenant comme avant, est le transcender du Dasein (..). Cependant, en revenant au projet phénoménologique de Husserl, est possible une démarche plus libre de présupposés. Pour cela il n’est pas nécessaire, comme Binswanger le fait, de revenir de l’analyse du Dasein à celle de la structure de l’expérience au sens étroit du mot. Ce qui est décisif est bien plutôt la reprise de la problématique phénoménologique de la constitution »[4].

— D’une manière générale, ce qui est frappant dans ce propos c’est tout d’abord la volonté de Blankenburg de concilier Husserl et Heidegger, l’intentionnalité husserlienne et l’être-dans le monde heideggérien, la problématique de la constitution et la transcendance du Dasein. Ainsi, Blankenburg comme Binswanger tient l’être-dans-le-monde pour « un point de départ ».

— Mais, à vrai dire, ce point de départ n’en pas un dans la mesure où l’être-dans-le-monde est pour Blankenburg de l’ordre du constitué. Il est donc possible d’en analyser la genèse. Ainsi, à rebours de sa conception heideggérienne, le Dasein n’est plus saisi en tant que structure ontologico-formelle mais en tant qu’événement.

— En tant qu’événement, l’être-dans-le monde peut se réaliser selon des modalités variables. Blankenburg fait sienne ici l’idée binswangérienne de variations (Abwandlungen) possibles des déterminations existentiales de l’être au monde alors qu’il s’agit encore une fois pour Heidegger comme pour Boss d’une structure ontologico-formelle qui, en tant que telle, est invariable.

— Enfin, tout en prenant pour point de départ l’être-dans-le-monde heideggérien, Blankenburg plaide pour un retour au « projet phénoménologique de Husserl ». Ainsi, contrairement à Heidegger, Blankenburg demeure fidèle à l’idéalisme transcendantal et à la problématique husserlienne de la constitution qu’il s’agisse de la constitution du soi, du monde ou du corps (p.48).

Manifestement, en dépit de la reprise de certains concepts proprement heideggériens, Blankenburg, à l’instar de Binswanger, se tient dans une perspective essentiellement husserlienne[5]. Ainsi, au terme de ce chapitre méthodologique, Blankenburg précise qu’il aborde la folie, alias l’aliénation schizophrénique, non pas à partir de l’expérience propre au monde de la vie mais à partir de l’expérience phénoménologique au sens de Husserl au regard de laquelle le monde de la vie est le corrélat intentionnel de la conscience. Dans cette perspective transcendantale, il ne s’agit pas de constater simplement que x se comporte étrangement mais il convient de dégager les conditions de possibilité de cette impression d’étrangeté. De manière analogue, dans le cas d’Anna Rau, il s’agit de comprendre de quelle manière la non-évidence est constitutive de son être-au-monde (p.101). Or, comme nous allons le voir, la phénoménologie husserlienne semble offrir en l’occurrence plus de ressource que l’analytique existentiale, notamment avec la notion de réduction phénoménologique.

II. L’interprétation phénoménologique de la perte de l’évidence naturelle

Deux interrogations : (1) la perte de l’évidence naturelle et l’épochè transcendantale phénoménologique sont-elles « comparables » ? ; (2) En quel sens la perte de l’évidence naturelle relève-t-elle d’un trouble affectant le sujet transcendantal ?

(1) La clef de l’interprétation de la perte de l’évidence naturelle se trouve pour Blankenburg dans  « l’épochè transcendantale-phénoménologique au sens de E. Husserl » (p.108), c’est-à-dire dans l’épochè en tant que rupture avec l’attitude naïve-naturelle et les évidences de la quotidienneté dans le monde de la vie. Notre psychiatre écrit à ce propos que l’épochè « nous transpose, pour ainsi dire, dans ce point d’Archimède, à partir duquel le problème de l’évidence naturelle et de sa perte peut être mis en chantier » (p.108). Autrement dit, même s’il n’est pas donné au psychiatre-phénoménologue d’éprouver en première personne la perte pathologique de l’évidence naturelle, l’épochè husserlienne lui offre cette expérience extra mondaine irremplaçable à partir de laquelle il lui est possible de confronter deux expériences « comparables », qui présentent donc une proximité manifeste tout en étant différentes. Ainsi, il semble possible de comprendre l’incompréhensible au sens de Jaspers, c’est-à-dire l’aliénation schizophrénique et la métamorphose de l’être-au-monde qu’elle implique en tant que « modification de l’ancrage de la conscience dans le monde du vivre » (p109). Et on voit ainsi de quelle manière Blankenburg, grâce à l’épochè transcendantale-phénoménologique, surmonte la difficulté d’une description phénoménologique du schizophrène par un psychiatre qui ne l’est pas. En d’autres termes, si la voie réflexive d’une description en première personne ne peut-être empruntée par le psychiatre, cela ne signifie pas qu’une phénoménologie de la psychose soit impossible.

Cependant, force est de reconnaître que la perte de l’évidence naturelle diffère profondément de l’épochè phénoménologique. Du reste, Blankenburg lui-même s’attache à souligner tout ce qui les distingue l’une de l’autre. Par exemple, alors que l’épochè présente un caractère volontaire et la perte de l’évidence naturelle a un caractère involontaire (cf. p.112 et sq.). De même alors que le phénoménologue doit surmonter diverses résistances pour pouvoir mettre le monde entre parenthèse, le schizophrène, à l’inverse, ignore ces mêmes résistances, etc. Toutefois, nous voudrions ici mettre en avant une différence qui nous semble décisive au point peut-être de remettre en question le projet même d’élucidation de la perte de l’évidence naturelle par Blankenburg. En effet, l’épochè phénoménologique, telle qu’elle est présentée par Husserl — par exemple dans les Ideen — porte sur la thèse générale qui caractérise l’attitude naturelle ; et l’épochè consiste à suspendre ou mettre entre parenthèse la réalité du monde et donc à s’interdire tout jugement sur l’existence spatio-temporelle du monde (Ideen, §32). Et on retrouve cette même conception de l’épochè transcendantale comme mise hors-jeu de la validité d’être du monde dans la Krisis, §40, qui est à vrai dire le texte de Husserl auquel Blankenburg se réfère de manière privilégiée.

Or, ce n’est pas l’évidence de la réalité du monde qui se trouve ébranlée chez Anna Rau. Son étonnement concerne en effet la vie quotidienne, c’est-à-dire les objets de la vie quotidienne comme les relations avec les autres dans la vie quotidienne, ce qu’elle appelle les règles du jeu (p.77). Par exemple, si Anna Rau sait ce qu’est un couteau ou une fourchette, si elle sait comment on se sert d’un couteau et d’une fourchette, comment on s’habille, comment on remercie, etc., son savoir reste abstrait au sens où il s’agit d’un savoir qu’elle est incapable de mettre spontanément en œuvre et sans devoir réfléchir aux modalités de sa mise en œuvre (p.115). Ainsi, formulé dans le vocabulaire de Heidegger que reprend Blankenburg, la perte de l’évidence naturelle concerne l’ustensilité, la maniabilité ou l’être à portée de la main (Zuhandenheit) de l’outil (Zeug) tel qu’il apparaît dans le monde environnant (Umwelt) de la quotidienneté (SZ, §15). Question : l’étonnement d’Anna Rau sur ce qu’il y a de plus évident pour le sens commun n’est-il pas radicalement différent de l’étonnement philosophique au sens de Husserl ? Éclaire-t-on vraiment l’un à partir de l’autre ?

(2) L’interprétation phénoménologique de la perte de l’évidence naturelle repose sur l’idée que « les altérations empiriquement données auxquelles nous avons affaire ici sont à interpréter dans un sens transcendantal et ‘’temporal’’ à la fois »[6]. Ainsi, afin de dégager la dimension transcendantale de la perte de l’évidence naturelle, Blankenburg envisage successivement la perte de l’évidence naturelle du point de vue du rapport au monde (p.125) ; de la temporation (temporalisation, Zeitigung) (p.137) ; de la constitution du Je et de son autonomie (p.144) ; et, enfin, de la constitution intersubjective (p.157).

La perte de l’évidence naturelle dans le rapport au monde se manifeste entre autres par le manque d’assurance concernant la manière de prendre quelque chose et de le ranger. Nous avons vu, par exemple, que faire la vaisselle est un casse-tête pour Anna ; il en va de même quand il lui faut décider quel type d’étoffe convient à tel type d’habit (p.130). Pour Blankenburg cet embarras renvoie à quelque chose qui se situe « avant » et il cite à ce propos une phrase d’Anna : « Beaucoup de gens ne savent pas s’habiller, ils savent aussi qu’ils n’ont pas de goût mais ils n’en sont pas gênés pour autant. Ça se place chez moi avant ce qui leur manque à eux » (p.131). Ainsi, contrairement à l’absence de goût qui est une détermination empirique du sujet, le « avant ça » relève selon Blankenburg de l’a priori, du fondement transcendantal du rapport au monde, de la constitution transcendantale de ce qui est rencontré. En d’autres termes, ce qui est ici en question n’est autre que le monde prédonné de l’expérience dont la constitution relève de ce que Husserl dénomme la genèse passive de l’expérience et qui offre au sujet le sol de sa constitution active comme de ses différentes activités.

Afin de ne pas parler trop longtemps, nous laissons ici l’analyse de la perte de l’évidence naturelle à partir de la temporation et le thème heideggérien du « parfait a priorique » (p.141), pour nous concentrer sur la constitution du Je ou du soi et l’autonomie du sujet (p.144). En effet, la perte d’évidence naturelle se rapporte non seulement à ce qui se rencontre dans le monde sous la forme d’instrument mais également au Je et à son autonomie. En d’autres termes, aller-de-soi et être-soi sont également concernés par la perte de l’évidence naturelle et sont même dans une relation de complémentarité (p.149). Plus précisément, Anne souffre d’une incapacité à juger, à décider par elle-même, à faire quelque chose par elle-même. Aussi a-t-elle un besoin vital d’un appui qui est, en l’occurrence, sa mère. Afin d’élucider ce manque de confiance en soi dans sa spécificité, Blankenburg oppose le manque de confiance en soi névrotique et le manque de confiance en soi dans le cas de l’aliénation schizophrénique. Reprenant alors la distinction husserlienne entre ego transcendantal et ego empirique, il écrit : « Celui qui, au sens habituel du mot, manque de confiance en soi, se fait moins confiance ; cela ne signifie pas qu’il ait moins confiance en cette confiance en tant que telle. Il ne s’agit donc pas du soi empirique ou du Je naturel, mais du soi comme fondement transcendantal de la confiance » (p.152). Autrement dit, Anna souffre d’un manque de confiance dans sa propre confiance en soi. Ici le Je transcendantal est posé comme instance de fondation de la confiance dans le monde comme de la confiance en soi.

Enfin, Blankenburg envisage la perte de l’évidence naturelle à partir de sa constitution intersubjective (p.157).

Conclusion

L’interprétation du « avant » d’Anna par Blankenburg comme cette dernière distinction entre deux formes de confiance me laissent perplexe. A vouloir transcendantaliser l’aliénation schizophrénique, Blankenburg est conduit à distinguer entre le sujet transcendantal et le sujet empirique au point d’en faire deux sujets distincts. Ce faisant, Blankenburg se heurte à une objection : comment deux sujets aux propriétés distinctes peuvent-ils former un seul ego qui est moi (cf. Romano, L’Identité humaine en dialogue, Paris, Seuil, 2022, p.158).

Par ailleurs, nous nous sommes demandé si l’épochè transcendantale-phénoménologique permettait d’élucider effectivement la perte de l’évidence naturelle et nous avons souligné, non sans un certain scepticisme à l’égard de la thèse de Blankenburg, la distance qui les sépare. Nous voudrions ajouter en conclusion un autre argument plus radical concernant la possibilité même de l’épochè transcendantale-phénoménologique. En effet l’épochè transcendantale au sens de Husserl n’est-elle pas en vérité une opération humainement impossible. Il faut rappeler ici que loin d’aller de soi l’épochè transcendantale et le tournant transcendantal de la phénoménologie husserlienne a suscité de nombreuses critiques parmi les disciples de Husserl. Heidegger lui-même, dans un cours de 1919, Vers une définition de la philosophie (Zur Bestimmung der Philosophie) soutient que « le monde est ‘’là’’ avant toute croyance » et ne saurait faire l’objet d’une croyance originaire ou Urdoxa. De ce point de vue, la suspension de cette croyance originaire est impossible faute de croyance originaire. En outre, il semble que le moindre doute suppose la continuité et la permanence indubitable du monde et qu’un doute universel soit dès lors impossible[7]. Ainsi on peut objecter à Blankenburg que le recours à l’épochè transcendantale au sens husserlien obscurcit plus qu’elle n’éclaire le phénomène.

D’une manière générale, nous nous heurtons à la difficulté de saisir la cohérence du propos de Blankenburg dont l’élucidation de la perte de l’évidence naturelle s’appuie sur Husserl comme sur Heidegger alors même que l’épochè transcendantale comme l’opposition du transcendantal et de l’empirique sont rejetées par Heidegger. Mais ces considérations ne doivent pas occulter le fait que La Perte de l’évidence naturelle fait partie des grands textes de la psychiatrie phénoménologique.

 


F. Dastur, « Pour une phénoménologie de l’inapparent », Revue de phénoménologie ALTER, hors-série, 2023, p.138.

cf. C. Abettan, Phénoménologie et psychiatrie. Heidegger, Binswanger, Maldiney, Vrin, 2018.

Blankenburg pose à cette occasion, mais de manière relativement elliptique, la question de la possibilité d’une « ‘’ontologie régionale’’ de l’anormal » qu’il laisse toutefois ouverte, p.44-45.

chapitre III, « Le projet phénoménologique », p.46.

On notera toutefois que, à la fin de notre citation, Blankenburg se sépare explicitement du fondateur de l’analyse existentielle en opposant la problématique de la constitution à la structure de l’expérience. En effet, comme on peut le voir dans un texte consacré en 1965 au délire (Wahn), Binswanger entend explorer la structure de l’expérience et l’inconséquence (Inkonsequenz) de l’expérience dans le cas du délire. Binswanger s’appuie alors sur les travaux d’inspiration kantienne de Szilasi. De son côté, Blankenburg entend rester fidèle à la notion husserlienne de constitution, c’est-à-dire sinon de création du moins de production du monde par la conscience. Dans ces mêmes pages, Blankenburg reproche en outre à Binswanger d’avoir abandonné dans ses dernières publication le problème de la biographie, auquel il accordait auparavant une place décisive comme l’atteste l’article célèbre « Fonction vitale et histoire intérieure de la vie » (1928).

Deux notes de bas de page précisent le sens de ces deux derniers adjectifs : « ‘’Transcendantal’’ eu égard aux conditions de possibilités de l’être-dans-le-monde thématique » ; temporal, c’est-à-dire « en considérant la temporation — ou temporalisation (Zeitigung ?) —  du Dasein » (p.123).

C. Romano, Au cœur de la raison, la phénoménologie, 2010, p.542et p.565.