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Lettre 1 - Novembre 1993

 

Un réseau international

L'École Française de Daseinsanalyse est membre de la Fédération Internationale de Daseinsanalyse dont le siège est à Zurich. La France rejoint ainsi l'Angleterre, l'Autriche, l'Allemagne, la Tchécoslovaquie, le Brésil et bien sûr la Suisse dans la grande aventure de la psychiatrie phénoménologique. Si le mouvement est connu aux Etats-Unis sous le terme "applied Heidegger" à travers de nombreuses Conventions et publications, le pluralisme est de règle au sein de la Fédération, ne serait-ce que par la Society for Existential Analysis représentée en Angleterre dont la référence est principalement Sartre. La Belgique, qui n'a pas encore rejoint 1e réseau, développe depuis des années, aux Cliniques Universitaires de Saint Luc de l'Université Catholique de Louvain (Professeur Jonkheere), un séminaire de phénoménologie clinique où la référence à Husserl prédomine. L'Institut de Zurich, fondé par Médard Boss, à la suite des fameux Séminaires de Zollikon organisés par Heidegger, est quant à lui nettement heideggerien. L'École Française de Daseinsanalyse souhaite pour sa part rester dans un esprit d'ouverture aux différentes approches de la philosophie qu'elle sollicite dans une perspective thérapeutique.

 

De Newton à Flaubert

Le 22 novembre 1922 peut être considéré comme la date de naissance de la psychiatrie phénoménologique. Pour la première fois dans une Société de Psychiatrie, deux psychiatres présentent des thèses phénoménologiques : Eugène Minkowski et Ludwig Binswanger. C'était au 63é Congrès de la Société Suisse de Psychiatrie, à Zurich. Laissons la parole à Binswanger : "Mesdames et Messieurs ! Nous ne pouvons plus éviter de devoir reconnaître aujourd'hui deux modes d'expérience scientifique, l'expérience discursivement inductive au sens d'une description, d'une explication et d'une domination de processus naturels; et l'expérience phénoménologique au sens d'une exhaustion ou d'une interprétation méthodiquement critique des contenus phénoménaux. C'est l'opposition Goethe-Newton, qui, aujourd'hui, loin de nous inquiéter, sur le fond, d'une intelligence plus profonde de l'essence de l'expérience, d'un "ou bien-ou bien", est devenue une "aussi bien-aussi bien". (...) l'expérience phénoménologique laisse s'énoncer le contenu du donné purement phénoménal. (...). C'est le renoncement à ce que Flaubert appelle la "rage de vouloir conclure", le renoncement qui n'est pas facile à opérer si l'on considère notre formation intellectuelle, unilatéralement naturaliste, à ce besoin passionné de tirer des conclusions, de se former une opinion, un jugement ; bref de réfléchir sur quelque chose au lieu de laisser parler la chose même ou, pour citer à nouveau Flaubert, "d"exprimer une chose comme elle est". (Binswanger, "Analyse existentielle et Psychanalyse freudienne, discours, parcours et Freud", Tel, Gallimard). L'un des principaux éléments de la méthode de Binswanger est l'intentionnalité husserlienne. "Les objets perçus ne sont point, cependant, contenus dans la perception, mais au contraire nous, percevant, sommes dirigés vers les objets, nous nous relions à eux "par le mode de la perception". Ce "être-relié-à­-quelque-chose de la conscience", depuis Brentano, on l'appelle le caractère intentionnel de la conscience ou, simplement, conscience intentionnelle" (Binswanger, Introduction à l'Analyse Existentielle (Danseinsanalyse), Éditions de Minuit). À partir des années 1930, Heidegger devient la référence principale de Binswanger. Il fonde le mot Daseinsanalyse à partir de la Daseinsanalytique de Être et Temps. Il retournera cependant à Husserl, à l'occasion de son ouvrage Mélancolie et Manie où la Mélancolie est abordée comme perturbation de la temporalité, tandis que la Manie comme une perturbation de l'intersubjectivité. L'inspiration heideggerienne sera perpétuée par Médard Boss et Gion Condrau pour finalement donner lieu à la création de la Fédération Internationale de Daseinsanalyse à Zurich. "L'approche phénoménologique, (...) s'efforce d'éviter toutes les déductions purement "logiques" et de séjourner auprès de ce qui est donné factuellement afin de s'aviser de façon toujours plus nuancée et précise des traits significatifs et des ensembles de renvois, du point de vue qualitatif, tels qu'ils s'annoncent à partir de ce donné factuel lui-même." (Médard Boss, "I1 m’est venu en rêve" , PUF). Médard Boss se réfère également à Goethe ("Ne rien chercher derrière les phénomènes ; eux-mêmes sont la doctrine!" in Goethe, "Maximes et réflexions", N°993). Si de nombreux ouvrages sur la Daseinsanalyse restent aujourd'hui à traduire, nos réunions donneront-elles l'occasion qu'existent également enfin en français les "maximes et réflexions"?

 

Une nouvelle science de l'expérience

L'École Française de Daseinsanalyse s'inscrit dans une perspective de dialogue entre psychiatres et philosophes, prolongeant ainsi des séminaires comme celui du Professeur Courtine au CNRS Herméneutique et Phénoménologie ("Figures de la Subjectivité"), celui du Professeur Debray à l'Hôpital Laënnec ("Comprendre ce que comprendre veut dire") ou celui du Professeur Jonkheere à la Clinique Universitaire de Saint-Luc ("La Phénoménologie clinique "). Sa particularité est de favoriser l’internationalisation de cette réflexion, en particulier vers des cliniques ou des universités d’Europe et d’Amérique latine. Le fondement de ces approches est bien une nouvelle science de l’expérience qu’est la phénoménologie. "Sans une révision radicale du concept d'expérience, aucun travail phénoménologique méthodologiquement fondé n'est possible" (Blankenburg, "La perte de l'évidence naturelle", PUF). "Notre méthode ne peut être que phénoménologique. Nous mettons hors-jeu toute prise de position préalable, en premier lieu toute distinction normative, ou même simplement théorique, entre normal et pathologique. La seule réalité dont nous puissions faire état est le phénomène nu, dans son intègre intégralité, c'est-à-dire les expressions du psychotique, prises en elles-mêmes et non pas à titre de symptômes ou d'indices." "Là où le sens de l'existence est en cause, nous ne pouvons partir d'une définition a priori de l'existant et voir comment le psychotique s'y articule. Nous nous demandons tout à l'inverse : Que nous apprend le psychotique du destin de la présence dans la psychose quand, au lieu de lui appliquer les normes d'une "sagesse acquise ailleurs", nous cherchons à mettre en évidence, pour le faire nôtre, le questionnement immanent à son existence en question?" (Maldiney, Penser l'homme et la folie, Millon, 1991).

Ce refus de distinction a priori entre le normal et le pathologique est lié à un autre refus plus fondamental : celui de la dualité sujet-objet. Le principe de dualité est en effet à la base de la revendication à l'objectivité, ou plus exactement de la distanciation objectivante dénoncée par Husserl, notamment dans la Crise des Sciences Européennes et la Phénoménologie Transcendantale. "La phénoménologie n'exprime le logos des choses, et surtout des êtres, qu'en leur laissant la parole. Elle pratique l'epochè : la mise hors circuit de toute thèse préalable de valeur et de réalité." (Maldiney, Penser l'homme et la folie, Millon, 1991) "En analysant un exemple psychopathologique : une expérience vécue hallucinatoire, la différence entre deux branches de la recherche (naturaliste et phénoménologique) apparaît de la façon suivante : le psychopathologue qui procède par description à partir d'un mot ou d'une signification de mot élabore immédiatement des concepts de mots dont il tire des jugements qui lui serviront à édifier de nouvelles conclusions et à établir des théories à l'aide desquelles le "symptôme" pourra être expliqué. (...) Le phénoménologue, analysant l'expérience vécue psychopathologique, considère celle-ci tout d'abord, non pas comme l'espèce (species) conceptuellement fixée d'un genre psychopathologique pour revenir y travailler par la réflexion; mais au contraire il cherche à se familiariser avec les significations que l'expression verbale du malade éveille en lui, à se voir lui-même dans le phénomène psychique anormal indiqué par le langage (...). Ainsi le fond "personnel" apparaît visiblement au premier plan dans chaque expérience vécue qui s'y déroule ; ou, en d'autres termes : dans chaque expérience vécue particulière la personne qui expérimente révèle quelque chose d'elle-même ; à travers chaque expérience vécue, nous voyons la personne qui expérimente." (Binswanger; "Analyse existentielle et Psychanalyse freudienne, discours, parcours et Freud", Gallimard). "N’avoir de cesse de s'exercer est l'unique méthode qui conduit à une nouvelle entente du rêve qui puisse à bon droit s'appeler phénoménologique ou fidèle à l'analyse du Dasein". (Médard Boss, "I1 m'est venu en rêve", PUF).