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ULLIAC G. (23/10/2004)

Délires, délire.

 

Le livre « Délire » de Binswanger m’a semblé devoir présenter de grandes difficultés tant pour les psychiatres, que peut-être aussi pour les philosophes, mais ceci pour des raisons différentes.

Pour les médecins, parce qu’il est fait état, à chaque page, référence à des notions philosophiques, qui n’entrent pas dans notre culture de base, et pour les philosophes – je présume – parce qu’ils n’ont pas l’avantage d’une expérience quotidienne et vivante avec les malades mentaux, alors qu’à chaque page plane l’ombre de la folie.

C’est pourquoi il m’a été suggéré d’illustrer notre lecture de l’ouvrage de Binswanger  par quelques exemples cliniques.

Blankenburg a bien exprimé cette problématique de la phénoménologie et de l’expérience psychiatrique : «  si le psychiatre phénoménologue, écrit-il, ne peut faire abstraction de l’implication philosophique il ne peut non plus soumettre par avance sa propre expérience aux philosophes. S’il veut atteindre l’expérience proprement phénoménologique du malade mental, il ne peut s’enfermer avec le philosophe transcendantal dans sa tour d’ivoire. Au travail spéculatif sur la littérature spécialisée, qui a été la  méthode de Merleau-Ponty et de bien d’autres, il doit préférer obligatoirement le commerce direct avec ce qui est en question : la folie et le fou. C’est là, ajoute-t-il, le « vrai positivisme » dont parlait Husserl parce que c’est là la véritable expérience psychiatrique. »

Mon intention consistera donc à faire état d’un certain nombre de descriptions cliniques de  manifestations délirantes empruntées à de grands cliniciens du XIXe, ou début du XXe siècle, époque qui offre l’avantage de donner à voir des images vivantes  de délire, non décapités par la thérapeutique, comme ils le sont aujourd’hui.

On demandera : « pourquoi cela ?  N’y a- t­-­ il pas suffisamment de magnifiques observations de malades chez Binswanger ? » c’est que – à la vérité – celles-ci présentent l’inconvénient d’être dispersées, un peu partout, dans ses différents écrits, et donc peu accessibles ; d’autre part, et surtout, elles sont produites à titre d’exemples particuliers, sans donner un panorama de la diversité et de l’articulation des états délirants entre eux.

Bien entendu, je m’en tiendrai à un point de vue strictement clinique, sans prétendre à aucune interprétation, ni à aucune visée phénoménologique. Psychiatrie du regard plus que de l’écoute, cette approche ne manquera pas de susciter plus d’une critique. Mais ce serait une folle présomption que de prétendre dévoiler le sens des délires avant même d’avoir cherché un solide enracinement dans une clinique concrète.

En tous cas, ces grands cliniciens des temps passés nous ont laissé des observations de malades pleines de relief et si vivantes qu’elles ne peuvent que frapper l’imagination et nous faire partager leur étonnement.

 

 

 

I

 

Pour entrer de plain-pied dans notre sujet, voici deux observations de Magnan (Médecin aliéniste à Ste Anne sous le second Empire) :

1°) « Il est sans cesse en mouvement, déplace tout autour de lui, cherche dans tous les coins, regarde derrière les portes, ramasse à terre des objets imaginaires qu’il secoue et rejette aussitôt, appuie et frotte le pied sur le sol comme pour écraser des insectes, passe la main devant sa figure et souffle pour repousser des fils, des poils, des cheveux, porte la main vivement sur sa cuisse et ramenant son pantalon, il le serre avec force pour écraser, dit-il, une grosse araignée noire qui se glisse entre la peau et le pantalon. Il regarde à travers la fenêtre. C’est, dit-il, la bande de la Place Maubert, déguisée en ours avec des fla-flas. Il y a une cavalcade avec des lions, des panthères qui regardent et font des grimaces ; il ya des petits enfants déguisés en chiens ou en chats ; il aperçoit Emilie, puis deux hommes qui le menacent…Il se baisse tout effrayé : ils visent, dit-il, avec leurs fusils, ils veulent le tuer pace qu’il leur a pris la fille. Il répond à ses camarades, il les appelle, il entend des disputes et veut courir. On parvient avec peine à fixer son attention, ses mains, ses pieds sont sans cesse en mouvement pour saisir ou repousser des animaux, des objets de toutes sortes. Le visage est couvert de sueurs, la peau est modérément chaude, la température donne 38°2, le pouls est large et paisible (80 pulsations), la langue humide…

2°) Autre observation à propos d’une alcoolique : « Elle a des frayeurs, elle entend la fusillade des soldats pénétrant dans la maison pour la tuer, elle se lève, prend la lumière, regarde de tous côtés, puis se rassure, se remet au lit disant à sa fille « que je suis bête je croyais qu’il y avait quelqu’un. » La lumière une fois éteinte, avec l’obscurité, les hallucinations reviennent. Elle essaye d’abord de porter son attention sur d’autres objets, elle ferme les yeux et s’efforce de s’endormir, c’est en vain, tout à coup elle entend la voix de ses parents, les gémissements et les cris de sa fille que l’on entraîne, elle s’élance hors du lit, heurte violemment les meubles, et court à la fenêtre et on parvient à grand peine à la maintenir, le délire persiste jusqu’au matin ; elle voit des fantômes, des oiseaux, des trames de fils viennent se poser sur son visage, des serpents glissent sur son lit, elle voit des incendies, elle entend un bruit épouvantable dans la rue où l’on massacre ses parents. Elle reste dans un état d’angoisse inexprimable jusqu’au jour où les hallucinations sans disparaître complètement, laissent quelques moments de repos ; La nuit suivante les mêmes phénomènes se reproduisent et la malade est amenée à l’asile le 2 février 1872.

 

-         deux remarques :

l’une pour souligner le réalisme  de ces descriptions ; pour ceux qui ont vu dans la réalité un delirium, on a véritablement l’impression de voir le malade sortir du livre de Magnan. (Le réalisme est tel que Zola s’en est inspiré pour écrire « L’Assommoir ») ;

l’autre pour faire ressortir la totale opposition entre ces deux cas et le suivant constitué d’extraits de l’observation par Sérieux et Capgras d’un délire d’interprétation, dit de Sérieux et Capgras, c’est-à-dire d’un délire paranoïaque. Cette description française date de 1906, et est contemporaine de la description allemande des délires paranoïaque de Kraepelin.

Les délires oniriques (=délirium) présentent un déroulement scénique d’images hallucinatoires, principalement visuelles, au sein d’une conscience destructurée ;

Le délire paranoïaque, lui, avance pas à pas dans l’ordre et la clarté de l’intelligence, du vouloir et de l’action. Dans ses formes typiques il n’y a pas d’hallucinations.

Les délires oniriques sont des expériences délirantes aiguës, analogues au rêve ;

Le délire paranoïaque est un trouble chronique ; c’est le cheminement continu d’une idée délirante, soudée à la personne et correspondant à l’idée de l’Aliénation proprement dite ; il correspond au Délire au sens fort de ce terme, tel que les allemands le désignent par le mot de Wahn.

 

 

 

 

II

 

 

 

Voici, maintenant, quelques extraits de l’observation n°1 de Serieux et Capgras :

Mme X…née en 1870. Dès l’enfance, vanité et méfiance étaient les traits saillants de son caractère.

Mariage à l’âge de vingt ans. Mariage de raison. Les époux ne sympathisaient pas. La méfiance de Mme X…se manifeste peu après : elle a tendance à voir dans des inconnues des maîtresses de son mari ; d’où des scènes violentes (1890). En 1891 elle aurait dit à sa belle-mère que son beau-père avait voulu l’empoisonner (elle nie le fait). En 1896 et 1897, quelques interprétations fausses la poussent à invectiver son mari. Elle exige que ce dernier et la domestique lui demande pardon à genoux. Quand elle a pris sa tasse de café  sans y faire attention, elle accuse son mari, ou la bonne de l’avoir bue. Elle reproche à son mari de s’être livré, étant au lit avec elle et sa fille âgée de sept ans, à des actes d’immoralité sur celle-ci.

En 1900 Mr X est gravement malade d’avril à décembre (phlegmon du périnée avec perforation rectale).  Mme X. alors âgée de trente ans, le soigne avec dévouement ; elle se fatigue et s’anémie. Elle interprète des phrases banales : «  Voilà ce que c’est de prendre les choses à l’envers ; « Comment va untel ? » ; Elle en conclut que son mari a eu des relations inavouables avec un jeune homme dont il était jadis l’ami intime. Le siège de la maladie, la nature des médicaments, prouvent que Mr X. est depuis longtemps un homosexuel et un avarié. C’est surtout depuis cette époque qu’elle se plaint d’être persécutée par lui. Une fois guéri, son mari commence à se livrer à des farces « d’un goût douteux et à des menaces ». Il ouvre armoire et tiroirs, bouleverse son linge et ses papiers : il veut ainsi la décider à quitter son appartement afin de lui faire abandonner toutes ses relations. A plusieurs reprises les fiacres qu’elle prend partent à une allure excessive, dans le but de provoquer un accident mortel.

On la suit dans la rue, on lui fait des signes… son mari veut la faire disparaître pour éviter ses révélations.

En 1901 : tentative de suicide.

En mars 1902 elle se réfugie chez un parent à qui elle confie son intention d’obtenir le divorce ; En présence de l’exaltation inquiétante (elle parle de suicide, de faire la noce sur les boulevards, des gens qui la filent, de l’hypnotisme auquel elle craint d’être soumise. On enferme la malade à clef et on court prévenir la famille. Mme X…saute par la fenêtre (de l’entre sol).

Elle est internée de mars à septembre 1902 (premier internement)

Serieux et Capgras poursuivent, ensuite, leurs observation très longuement, pour montrer, finalement, que toute l’expérience du monde de la malade se trouve prise progressivement dans un immense réseau d’interprétations délirantes. Par exemple, recevant une lettre disant : « nous souhaitons ta guérison », elle remarque que le point final est d’une grosseur inusitée, cela veut dire : « nous ne souhaitons point ta guérison ». Une infirmière s’appelle  « Mme Viste » or, dans le jeu de whist il y a un mort, on veut donc la faire mourir, et sa vie se passe ainsi à déchiffrer constamment les hiéroglyphes qui composent son existence.

J’ai abrégé cette observation pour des questions de temps, mais aussi parce que à la longue, elle finit par engendrer un sentiment de longueur, d’ennui et de monotonie, pour être, finalement, sans surprise, dans la mesure où tout est interprété systématiquement, en mauvaise part, toujours dans le sens le plus négatif qui soit. Curieusement Sérieux et Capgras ne relèvent pas le caractère « sans surprise » de leur malade.

Mais ce serait donner des délires paranoïaques une idée tout à fait fausse que de laisser croire qu’ils en arrivent toujours à de telles extrémités. Il convient de nuancer les choses. La plupart des délires paranoïaques évoluent beaucoup plus en demi-teinte et son accessibles à une relation thérapeutique.

 

(A titre de parenthèse, et très brièvement, le concept de «  paranoïa » demande à être clarifié dans ses divers sens :

- en psychanalyse, les mécanismes de défense paranoïaques correspondent à une certaine forme de projection, sans aucune connotation délirante ;

- un autre sens désigne des types de personnalité. Ces personnalités paranoïaques sont au nombre de deux :

= « les paranoïas de combat » : notion médico-légale relative à leur caractère offensif et dangereux – ceci en l’absence  de manifestations délirantes ;

= et les « paranoïas sensitives », de loin les plus fréquentes, qui ressemblent à bien des égards à des névrosés.

Enfin, les délires paranoïaques sont également au nombre de deux :

= le « délire d’interprétation, de Sérieux et Capgras », que nous venons de voir ;

= et, les « délires de relation des sensitifs, de Krestchmer », survenant, en effet, chez des personnalités sensitives, et dont le pronostic est beaucoup moins sombre que le précédent.

Mais refermons la parenthèse)

 

Il y a donc hétérogénéité apparente entre les délires oniriques et le Délire chronique, Délire étant pris au sens fort du terme (« Wahn »).

 

En fait, les choses ne sont pas si simples.  Par exemple voici le cas d’un patient que j’ai eu l’occasion de connaître pendant longtemps :

Mr S…Ahmed, propriétaire d’un petit commerce dans une banlieue de la région parisienne, alcoolique, violent et bourreau familial.

= Il est hospitalisé dans notre service dans un tableau de délire alcoolique sub-aigu (disons delirium pour simplifier). Mais son délire a ceci de particulier, c’est que au lieu de voir des animaux et des scènes terrifiants, comme c’est le cas en général, lui – dans l’unité de soins où il se trouvait – il voyait de joyeuses priapées où se mêlaient infirmières, médecins, aides soignantes et surtout, et malheureusement…sa femme !

= Au bout d’un temps, il retrouve ses esprits et sa lucidité, sort de l’hôpital, est suivi en consultations externes par un médecin de notre équipe ;

= Assez longtemps après, il me demande un rendez-vous et je le vois entrer dans mon bureau, sthénique, avec une colère contenue, pour me demander – demande qui était proche d’un ordre – de procéder au licenciement de l’Equipe soignante concernée, au motif de son immoralité insigne. N’obtenant pas de moi le résultat escompté, il porte plainte ensuite auprès de la DDASS, et diverses Administrations ; mais là n’est pas le problème !

= Ce qui est à remarquer c’est qu’à la suite d’un délire onirique passager – c'est-à-dire d’une psychose délirante aiguë – se sont ancrées des idées fixes post-oniriques aboutissant finalement à la constitution d’un Délire de jalousie de type paranoïaque.

Ainsi, voit-on les ponts qui peuvent unir deux formes de délires, apparemment hétérogènes ; hétérogènes au point que les allemands et les anglo-saxons disposent de deux mots pour les désigner, contrairement aux pays latins. « Pour nous, écrivait Henri Ey, psychiatres de langue française, ou encore pour ceux de langue espagnole ou italienne, il est facile de saisir la continuité des états « délirants », car nous n’avons qu’un mot (« délire » ou « delirio ») pour désigner l’idée délirante, le thème délirant, ou le délire alcoolique. Par contre, dans les pays de langue allemande (Wahn et Delirium) ou de langue anglaise (Delusio et delirium), la tradition (plus que la science) a introduit une sorte de séparation « contre nature » qui a faussé complètement le problème. »

 

 

 

 

 

 

 

III

 

 

 

Le troisième cas est une forme d’existence délirante complètement différente, également, des délires paranoïaques. C’est pourquoi Kraepelin l’a appelé « Délire Paranoïde », et l’a intégrée dans le cadre de la Démence précoce, qui deviendra ensuite la schizophrénie de Bleuler.

En tous cas, il s’agit d’une forme de retrait autistique et non d’affaiblissement démentiel, comme le croyait Kraepelin.

Tandis que les délirants paranoïaques peuvent rester totalement adaptés à la réalité, pour tout ce qui ne concerne pas leur délire, les Paranoïdes, eux, en tant que schizophrènes, mènent une existence au rebours de la vie normale, ce qui les conduit à être de moins en moins présents au monde.

Cette troisième observation est extraite d’une présentation clinique faite par Kraepelin à la Clinique Universitaire de Heidelberg.

« Messieurs, vous avez aujourd’hui devant vous un commerçant de vingt cinq ans qui se signale aussitôt à votre attention en attachant à sa boutonnière quelques feuilles d’arbres et de fougères. Il met une certaine solennité à s’asseoir et répond à nos questions en peu de mots, avec pondération et le plus souvent avec exactitude. C’est ainsi qu’il dit être venu à la Clinique il y a un an, puis entre temps retourné six semaines chez lui, pour rentrer ici une seconde fois voilà six mois. Mais il n’a pas la moindre notion des troubles qu’il présente. Tout au plus avoue-t-il, lorsqu’on le lui rappelle, qu’il est resté longtemps sans émettre une parole. Pourquoi ? Il ne le sait pas.

En revanche, il se souvient de la plupart des détails de son existence. Quoique conscient de l’endroit où il se trouve, il ignore complètement les personnes qui vivent avec lui, et les prend pour des commerçants qu’il désigne sous des noms imaginaires. Assez insouciant tout d’abord et peu disposé à s’occuper de nous, il regarde bientôt autour de lui d’un air avisé et finit par arriver petit à petit à l’agitation la plus typique : grossièreté, menaces et mots sans suite entrecoupés d’une foule de calembours stupides.

Il règle l’astronomie, raconte-t-il après cela ; il est l’empereur d’Allemagne, il a le grand duc pour beau-père, ce dernier lui ayant promis sa fille par écrit depuis 1871.

Il ne paraît pas avoir d’hallucinations sensorielles. Mais voyez avec quelle obstination il se refuse à exécuter l’acte le plus simple qu’on lui demande, et remarquez comme est raide et contracté le semblant de poignée de main qu’il me donne. On le distrait et maintes fois il s’interrompt au milieu de ses discours ; sa voix prend alors un timbre bien spécial, une sorte de cri guttural désagréable à entendre. Il est d’humeur très changeante, mais a plutôt tendance à l’excitation. Après ses jeux de mots qui prétendent à l’esprit, il éclate par exemple volontiers en un rire enfantin ; de même, lorsque dans ses allures extérieures il ne se manifeste aucune agitation évidente, il y a dans ses gestes une recherche et une ampleur excessive.

 

Pour formuler un diagnostic chez ce sujet, nous nous baserons avant tout sur les troubles si singuliers qu’il offre dans son allure générale, sur ses manières, ses jeux de mots, son négativisme et enfin la perte complète de l’affectivité et la pleine possession de lui-même. A ses yeux il n’est pas malade, et cependant il n’oppose pas l’ombre d’une résistance à son séjour parmi nous. Libre de toute préoccupation, il n’épouse aucun désir et ne se soucie nullement de son avenir. Ce tableau clinique est tout à fait caractéristique de la démence précoce, mais n’en représente pas une forme classique.»  Après avoir étudié le début de la maladie, Kraepelin décrit son état, lors de la première hospitalisation à Heidelberg : « nous constatâmes une perte complète de l’affectivité coïncidant avec l’intégrité du jugement et de l’intelligence. Il en arriva bien vite à la stupeur et au mutisme, puis les stéréotypies et le négativisme ne tardèrent pas à se dessiner. Il exprimait toutes sortes d’idées ridicules : les Français allaient venir ; on aiguisait des couteaux ; des gens auraient été tués etc. Il entendait des voix menaçantes et accusait l’électricité de pénétrer dans son lit ; il ne mangeait presque pas et voulait mourir. Recevait-il des visites, il était dans une apathie complète (…) Après quelques temps on le voit quitter son lit et suivre en chemise le médecin, sans mot dire ou en marmottant tout bas de rares paroles qui n’avaient entre elles ni lien, ni rapport et dont la signification nous échappe.

 

(…) lors de la deuxième hospitalisation éclata tout à coup une phase d’excitation ;  il claquait des mains, frappait des pieds, ne cessait d’aller et venir, parlait à haute voix et en termes très confus de princesses, de grand-duc, d’amnistie, de décorations, entremêlant  le tout de rires exubérants. Il était impulsif, cassait tout autour de lui. (…) Toujours aussi excité et dangereux, il faisait des réponses absurdes aux diverses questions qu’on lui posait. Il ne savait pas reconnaître ses voisins ; ses paroles et ses actes étaient empreints d’une recherche bien caractérisée, ses propos, ses écrits émaillés de calembours insipides témoignaient d’une grande confusion, au milieu de laquelle surgissait par intervalles des idées de grandeur. Voici par exemple un fragment de lettre : « 2 x 2 = 8. C’est le jour du Seigneur d’ici ; bonne mine sur un méchant homme ; méchante mine chez un homme bon est meilleure ; comme une première convalescence. Si je m’appelle Sancier tu fais des courbettes ; ministre-Mercier. »  Lui montrait-on un rasoir, il disait : « couteau, rasoir, barbier de Bagdad, salem alükum ». Etait-ce une pièce d’or : «  Louis d’or, Napoléon, Imperator, Eugénie, la France, l’Espagne nous irons. » Souvent il pérorait, le fenêtre ouverte, prétendait s’entretenir avec des esprits ou jouer au théâtre etc. »

 

J’aurais pu m’attarder sur d’autres cas plus exemplaires, mais celui-ci offre l’avantage d’être puisé à la source, puisque c’est  Kraepelin, qui est à l’origine de la notion de délire paranoïde.

Bleuler souligne, entre autre chose, le caractère tout à fait imprécis de ces idées délirantes. Un paranoïde lui disait, par exemple : «  J’ai en moi quelque chose comme une double tête ; c’est intérieur comme si j’étais le Christ »  ou  « les disciples au Mont des Oliviers sont dans mon bras. Il y a dans ma tête un carreau de faïence qui vient de l’Empereur Guillaume. »

Un autre disait : «  La France a tout de même raison ; en France on m’a dit  soudain qu’il n’y avait pas de Trinité, ce sont quatre hommes qui ont fait Dieu. Maintenant, je me suis rendu compte que c’était vrai, c’est pourquoi je veux ma sortie pour le  24 avril. »

 

 

 

IV

 

 

La forme d’existence délirante suivante – la Psychose hallucinatoire chronique – diffère des délires d’interprétations paranoïaques par l’importance de la pensée xénopathique, c’est-à-dire de phénomènes attribués à une action étrangère à soi. Contrairement aux psychoses paranoïaques, elles réagissent de façon favorable aux traitements neuroleptiques.

Elles diffèrent, également, des délires paranoïdes, par la systématisation de leurs conceptions délirantes et leur relative adaptation au réel (pour ce qui ne concerne pas leur délire).

Enfin elles diffèrent des délires oniriques par la lucidité du champ de la conscience, ainsi que par une prédominance des hallucinations de la sphère acoustico-verbale (les « Voix ») sur les hallucinations visuelles. (La Psychose hallucinatoire chronique est une notion française ; étudiée succinctement en 1911 par le Pr Gilbert Ballet, elle le sera beaucoup plus profondément, une dizaine d’années après par le Dr de Clérambault).

 

Voici un extrait d’un certificat d’internement rédigé le 5 janvier 1924 par le Dr de Clérambault a l’Infirmerie spéciale de la Préfecture de Police de Paris :

« S… Marie, 27 ans.

« Délire d’influence avec Automatisme Mental et Hallucinations datant d’au moins un an, semble-t-il. Etat anxieux. Prédominance hypnagogique au moins nocturne. Appels de « son nom, sentiments étrangers, idées exogènes, mots parasites, non sens ; voix, propos « alternativement flatteurs et injurieux. Influences coenesthésiques et génésiques.

« Influences motrices ;

«  Interprétations superstitieuses (diabolisme, spiritisme etc.) Moyens de défense : « chapelet, eau bénite, reliques etc.)

« Conscience partielle de la maladie. Doutes, aménité, affectuosité, expansivité.

« Probabilité d’acheminement vers une Psychose Hallucinatoire systématique. »

Dr G. G. de Clérambault.

Voici quelques passages extraits des notes de Clérambault :

Ovariotomie à l’âge de 19 ans pour kystes ovariens. A 23 ans période interprétative. A 27 ans début de l’Automatisme Mental. « Je me posais des questions. Je me demandais pourquoi on m’avait opérée, si je n’avais pas eu un enfant, si le chirurgien ne m’avait pas fait faire une fausse couche, si je n’avais pas eu un amant et un enfant dans  des sommeils chloroformiques. Je me suis demandé cela et on se le demandait autour de moi. J’ai entendu dire à cette époque : «  Tout le monde se trompe » ; ce qui signifiait que moi j’avais été trompée. Mais cette idée n’a pas duré.

Après cela on s’est mis à faire de la médisance. On faisait allusion à mon opération parce qu’il y a des femmes que cela rend hystériques. Je ne pensais pas du tout à mon opération. Mais les autres y pensaient toujours. Il n’y avait pas encore de spiritisme dans l’affaire, on ne m’envoyait pas de sensations, j’en ai maintenant. Mais je les repousse étant pratiquante. Les interprétations s’étendent à d’autres thèmes que sexuels.

A 27 ans (janvier mars 1923),  crises anxieuses et début d’Automatisme mental. Deux fois au moins elle se sent mourir, ayant le cœur serré par quelqu’un (sic) et en même temps on lui fait penser, voir, entendre des choses absurdes. Peu après, au cours d’une soirée familiale, elle s’aperçoit qu’un jeune homme de 28 ans, bien connu d’elle, cherche à l’attirer avec de « Drôles d’airs. » Ensuite on lui fait faire tout un  « drame » (autrement dit un scénario) en lui montrant des choses qu’elle ne devrait pas voir ; elle le voyait, on les lui montrait en pensées ; elle sentait en même temps « des choses lui passer sur les nerfs. » Elle se sentait influencée

« Au début j’ai cru toutes ces choses réelles, puis je me suis dit que j’avais peut-être l’esprit troublé. Je me disais que vu mon opération j’avais le cerveau dérangé ; je voulais aller voir des Docteurs.

 

En juin 1923, nouvelle crise anxieuse, avec prédominance du sentiment d’étrangeté : « J’avais l’impression que tout le monde allait mourir.

En août 1223, j’ai  senti deux fois des odeurs de gaz. En septembre  de l’électricité dans les jambes. J’ai pris un chapelet et tout a cessé. En septembre et octobre j’entendais mon nom prononcé la nuit ; la voix paraissait lointaine. On agissait sur mon cerveau par la physique, on me faisait penser et voir des choses que je n’aurais pas dû.

En septembre 1923 j’ai entendu mon nom plusieurs nuits de suite, toujours de loin. J’ai entendu des choses absurdes. Depuis un an ils lisent avec une grande facilité dans mon cerveau : on sait ma pensée, on la devine ; on répète surtout mes pensées les plus intimes, ce qui concerne ma toilette, les cabinets etc… on dira : tiens, elle fait telle chose ; tiens elle cause avec le docteur. On me fait des compliments et des critiques ; je suis une jolie fille, une vilaine fille, plusieurs voix se répondent, les unes me défendent, les autres m’attaquent ; un instant c’est une chose, ensuite  c’est tout le contraire ; on me dira aujourd’hui : tu es « folle » ; demain tu es « fine ». Les compliments sont nombreux quand je me déshabille ; j’entends également des injures ; souvent les compliments me déplaisent, ainsi quand j’entends dire de moi «c’est une belle poule ». On veut me faire passer pour une poule. On me met dans la tête des pensées qui ne sont pas de moi, et spécialement des idées d’homme dont je ne veux pas.

Il me passe aussi dans la tête des séries de mots, des bouts de phrases qui n’ont aucun sens. Cela dira, sans que je pense à rien : « Il veut se tuer…  ses droits vont lui être retirés… il sera ci ou il sera ça… on réclame ». Je ne comprends pas plus le sens qu’on ne comprend trois mots échangés entre deux passants. Souvent ce ne sont même pas des phrases, ça n’est ni du Breton, ni du Français. On me donne souvent l’illusion de reconnaître des gens etc….etc…

 

Revue le 17 janvier à Sainte Anne  par Clérambault, il lui demande : «  Vos persécutions est-ce réel ou est-ce de la maladie ? » Elle répond : « C’est de la maladie. Je vois ici des malades hallucinés. Moi aussi je suis hallucinée, mais moi je sais que mes hallucinations n’existent pas ».

 

Présentée à la Société de médecine mentale, elle ne se départ pas de sa franchise. Ses réponses sont rapides et nettes, elle sourit, elle écoute avec une grande attention et se laisse comparer à deux autres malades qui sont présentes, reconnaît des analogies, et se monte, pour elle-même, optimiste ; son attitude à l’égard du présentateur, auteur de son internement, est amicale. « Elle n’a rien d’une Paranoïaque », dit le Dr de Clérambault.

La psychiatrie de Clérambault représente le type même de l’organicisme intégral, dont le but était d’intégrer la psychiatrie dans la pathologie générale exactement au même titre que la neurologie et d’autres disciplines médicales. Le rêve de de Clérambault, comme celui de beaucoup d’autres psychiatres – de Moreau de Tours en 1820, à Blankenburg, en passant par Bleuler, Minkowski et d’autres, était de découvrir le trouble fondamental des psychoses délirantes. Il pensait l’avoir trouvé, lui, dans ce qu’il appelait l’Automatisme mental, ce qui entre parenthèses, n’a rien à voir avec nos automatismes psychologiques communs à tous et à chacun de nous. Le syndrome d’Automatisme mental consistait en un surgissement de manifestations totalement étrangères à la conscience normale ; manifestations neutres, anidéiques, athématiques, disait-il, caractères qui signifiaient – pensait –il – leur nature organique et l’expression d’une « atteinte subtile et systématique » subie par les cellules nerveuses. Cliniquement cela se traduisait par des kyrielles de mots sans suite, des jeux de mots, de l’écho et du divinement de la pensée, etc.  Le délire n’étant – en partie -  que la réaction d’un «  intellect raisonnant et intact aux phénomènes qui sortent de son sub-conscient »  C’est ce qu’il appelait les « psychoses à base d’automatisme. »

Nous voilà donc très loin de la phénoménologie.

Pas si sûr !

Minkowski, malgré tout ce qui pouvait l’opposer à de Clérambault, raconte s’être interrogé sur la question de savoir pourquoi la parole de de Clérambault exerçait sur lui une aussi grande influence.

Et voici ce qu’il écrivait : « Je sentais en moi comme un écho vibrer au son de ses paroles. D’où venait donc ce sentiment, si surprenant pour moi-même à première vue ! »  Il s’en explique : «Tous deux restons adversaires à la prétendue psycho-génèse qui fait du contenu idéo-affectif, du « roman », le primum movens de la vie, en la matérialisant d’ailleurs à volonté. »

Et il ajoute : « Quel que soit l’intérêt des conceptions neurologiques, c’est par des signes mentaux qu’on distingue une maladie mentale d’une autre, et c’est à travers ces signes que nous nous efforçons de pénétrer jusqu’à la contexture particulière de la conscience mobide qui la conditionne. C’est en me plaçant justement sur ce terrain que je découvre toute la portée de l’œuvre de M. de Clérambault . Il ne s’arrête pas à un seul symptôme, mais fait reposer sa conception des psychoses hallucinatoires chroniques sur un syndrôme fondamental. Et le symptôme dont se compose ce syndrome, comme l’écho, la prise ou le vol de la pensée, l’énonciation des actes, les dialogues intérieurs, les hallucinations psychomotrices, l’influence à distance, loin de présenter un assemblage contingent de signes disparates, semblent bien former un tout, n’être que les diverses manifestations d’une seule modification de la personne humaine. Préciser ces modifications, c’est justement le but que nous poursuivons (…) nous constatons que toutes ces manifestations parcellaires du syndrome de de Clérambault ont ceci de commun qu’elles comportent un facteur d’ordre spatial. Tout se joue dans l’espace ici ; on dirait que la personnalité humaine n’arrive plus à s’affirmer  par rapport à l’espace ; perturbée dans son intimité, elle se dédouble pour ainsi dire dans l’espace et semble ouverte à tous vents : ses pensées comme ses actes sont répétés ou volés, ou imposés à distance ». etc. etc.

 

 

 

V

 

 

 

 

Enfin, il arrive que l’on puise observer des psychoses délirantes (entre parenthèses il  manque à cette revue de tableaux la profondeur psychopathologique et les perspectives théoriques et historiques à l’origine e ces descriptions, selon les époques, selon les auteurs et leurs traditions française ou allemande. En tous cas, notre choix a été délibéré de rester au plus près du concret.)

 

 

Quoiqu’il en soit, il arrive donc que l’on puisse observer – assez rarement, en vérité – des psychoses délirantes, dont les productions sont absolument extravagantes, fantastiques, de type féerique, ou s’apparentant à de grands systèmes métaphysiques ou cosmologiques et qui – paradoxalement – restent comme une préoccupation intime du malade, sans grand retentissement sur son comportement social, souvent d’un remarquable pragmatisme, réalisant ainsi une sorte de « diplopie mentale. »

Ni paranoïaques, ni schizophrènes paranoïdes (encore que le problème ait été controversé), Kraepelin, en 1913, les a isolés sous le nom de « paraphrénies fantastiques ».

 

Voici quelque exemples de ces étranges malades pris dans son Traité :

On l’appelle, on l’informe que sa famille est morte, qu’on lui a pardonné. Le juge et la police, l’Empereur et les princesses parlent, sa sœur pleure sous terre. Des gens invisibles sont là dans la pièce et parlent ; des voix murmurantes sortent des coussins, venant du démon et de ses porteurs de torches ; son ange gardien parle ; Jésus murmure : « C’est la magie de la révélation » ; l’esprit de l’ouïe est assis dans son oreille. Les animaux aussi peuvent parler ; « j’ai des oreilles spirituelles quand les mouches me parlent ». Etc.

 

Quelquefois, fait remarquer Kraepelin, les troubles ont un caractère nettement sexuel :

« On a fabriqué un modèle du patient ; dès qu’on touche ses parties sexuelles, il est stimulé et tenté de pécher. Des aristocrates se glissent dans son pénis et en sortent de même ; une princesse est assise dedans : des impératrices et des reines supplient qu’on leur permette de jouer avec, et demandent Puis-je ? Puis-je ? »

 

Un patient affirmait qu’on se servait de lui pour la procréation ; des gens étaient élevés en lui, se développaient en lui. Il sentait qu’il était pénétré par le nez, par des blessures à travers lesquelles les gens passaient. Un organe sexuel féminin se développait sur son œil, pendant que le reste de son corps flottait dans l’air devant lui ; dans les blessures de son pénis, une fillette lambinait. »

 

« Il existe une entreprise internationale, disait un autre, qui vous débarrasse des gens par le moyen d’ascenseurs dans les hôtels qui descendent tout à coup dans des cachots souterrains. Il y a une machine à faire des saucisses avec tous les gens assassinés ; depuis six ans, il y a eu déjà des milliards de personnes tuées chaque jour ; des villes entières sont vides ; c’est un crime diabolique.  Tout le monde mange de la chair humaine ; la nourriture contient du sang humain et des organes génitaux féminins ; on fait du fromage avec les os et la cervelle ; il y a des Prussiens et des prêtres derrière tout cela ; » Etc.

D’autre part le patient descend de nobles parents, il est l’enfant qu’on a volé à la Reine Douairière, on l’a enlevé d’un berceau d’or pour le porter à un cordonnier et à sa femme, il est le fils du Prince Charles Duc de Habsbourg, et selon son rang empereur de Berlin, Président de la République de Hesse. » Etc.

 

Pour donner toute la mesure de cet extraordinaire phénomène de la « diplopie mentale » j’ai en mémoire un souvenir qui m’avait frappé. Je fus, autrefois, amené à prendre en charge une malade paraphrène de cinquante /soixante ans, célibataire, habitant un modeste pavillon de banlieue dans les Yvelines. Outre un délire fantastique cosmologique, elle présentait des idées de grandeur : immensément riche, elle était proche parente de la famille royale de Belgique ; tout un réseau de souterrains, partant de la cave de son pavillon, la reliait au palais Royal de Bruxelles.

Une demande de tutelle fut demandée ; elle fut donc convoquée par le Juge des Tutelles, et ce qui devait arriver arriva : prise dans l’étroit corset de questions rapides et précises, ne laissant d’autre liberté que des réponses réflexes, elle se montra parfaitement adaptée. Il suffit à son infirmière d’évoquer en deux mots la famille belge pour déclencher une explosion de productions délirantes devant le magistrat ébahi.

 

 

 

 

 

VI

 

Ainsi, nous avons vu s’opposer les expériences délirantes aiguës (= délires confuso-oniriques, bouffées délirantes, etc.) au Délire chronique, Délire étant pris au sens fort du terme.

Avant de terminer, voilà que la question de leurs rapports se pose à nouveau. C’est qu’en effet il semble impossible de définir le Délire chronique, à moins de le réduire à une simple idée fausse, ou encore de le banaliser en un simple développement compréhensible de la personnalité (« l’arbre tombe du côté où il penche »), si la recherche ne s’oriente pas sur la base d’implantation des fictions délirantes.

En fait, il semble bien que le Délire naisse d’une expérience de bouleversement des rapports du sujet à son monde ; expériences qui ne sont pas sans parenté et sans analogie avec les expériences aiguës, dont il a été question.

L’idée est ancienne. C’est le « fait primordial » du délire dont parlait Moreau de Tours dans son livre : «Du hachisch et de  l’Aliénation mentale » (1845) ; Falret : « la disposition générale de l’esprit et le fait initial » (1854) ; Karl Jaspers « l’expérience délirante primaire », c’est-à-dire des états qui ne dériveraient d’aucun fait psychologique et au delà desquels la compréhension ne peut remonter » (1913) ; Charles Blondel (1914) « La conscience morbide », c’est-à-dire un bouleversement ineffable dont le délire n’est qu’un effet secondaire et une déformation ; de Clérambault et sa notion  « d’Automatisme mental » ou « phénomènes basaux du délire » ; Lacan et la notion de « moments féconds du délire » ; Nacht et Racamier « les états matriciels du délire ». Etc.

Donc, la même idée – mais avec des variantes – ne cesse de courir tout au long de  l’Histoire de la Psychiatrie.

Expériences souvent extrêmement fugaces, trop brèves et trop inexprimables pour être remarquées par des tiers ; elles sont, comme le disait Moreau de Tours, ensevelies sous la construction noétique du travail de systématisation délirante, de telle sorte que leur existence même peut échapper au clinicien, si celui-ci, disait Henri Ey, ne sait pas remonter aux sources mêmes de la production du délire.

Parfois elles peuvent être plus visibles, voir spectaculaires. Pour terminer, en voici un exemple :

« C’est dans le courant de cette année, le premier janvier très exactement, que je sentis pour la première fois : La Peur. Je dois dire que l’irréalité avait encore augmenté  (1), et que le vent avait pris une signification particulière…je supposais que le vent portait un message et que je devais le deviner. Mais quoi ? Je l’ignorais encore.

Lorsque, le  jour du Nouvel An, pendant la cure de silence (2) j’éprouvais pour la première

(1)   La malade souffrait depuis un certain temps de dépersonnalisation.

(2)    Nous sommes en Suisse, dans un Sanatorium pour tuberculose pulmonaire.

 

fois la Peur . Elle m’est littéralement tombée dessus sans que je sache comment…Tout à coup, la Peur, la peur terrible, immense, m’envahit… Bientôt je compris que c’était le vent qui me faisait peur, puis les arbres, si grands et noirs dans le brouillard, mais surtout le vent. Je saisis enfin la signification de son message : le vent glacé du Pôle nord voulait briser la terre, la faire sauter…

Ma perception du monde me faisait sentir d’une manière plus aiguë la bizarrerie des choses. Dans le silence et l’immensité, chaque objet se découpait au couteau, détaché dans le vide. A force d’être lui seul, sans aucun lien avec l’entourage, il se mettait à exister. Il était là, en face de moi, et il me faisait une peur immense. Alors je disais : « la chaise se moque de moi, elle me chicane ».  Tout paraissait mort, inanimé, minéral, absurde. Je me sentais rejetée du monde, en dehors de la vie, spectateur d’un film chaotique qui se déroulait sans cesse devant mes yeux et auquel je ne parvenais pas à participer. »

Par la suite, le délire s’élabore : «  Le système me donnait des ordres de plus en plus pressants… Un jour, j’écrivis une lettre de supplication à l’auteur inconnu de mes souffrances, au Persécuteur, pour lui demander de me dire ce que j’avais fait de mal, que je sache enfin ! Comme je ne savais pas à quelle adresse je devais envoyer ma lettre, je la déchirai. Et quelques temps après, je découvris que le Persécuteur n’était autre que la Machine électrique, c'est-à-dire le système qui me punissait. Je le concevais comme une vaste entité mondiale, englobant tous les hommes, etc. »

 

On doit donc se poser, ici, la question de l’opposition ou de la parenté :

-         des processus idéo-délirants, et des expériences délirantes ;

-          du « delirium » et de la « folie » ;

-          des délires primitifs et des délires secondaires ;

-          de l’articulation profonde entre une négativité : celle d’un désordre de la conscience  avec une positivité : celle d’un travail d’élaboration et les claires convictions  d’une forme d’existence psychotique.

En d’autres termes, celle des rapports du rêve et de la psychose.

 

 

Pour conclure, j’évoquerai cette curieuse pensée de Kraepelin selon laquelle l’idéal, pour un psychiatre, serait d’être capable de porter un diagnostic chez un sujet dont il ne comprendrait pas la langue. Une telle psychiatrie aussi dépourvue de sens, ne peut que laisser insatisfait, malgré la précision et la justesse de ses descriptions. Ce fut la psychiatrie d’une certaine  époque emprunte de scientisme, plus occupée d’expliquer que de comprendre.

En découvrant que les symptômes avaient un sens, la psychanalyse a projeté un prodigieux éclairage sur la compréhension du monde délirant. Du même coup, les découpages nosographiques des délires ont perdu beaucoup de leur intérêt, au profit de celui pour le rapport spécifique de la psychose avec l’histoire vécue du sujet et sa problématique personnelle. Cependant, la clinique des Délires montre, incontestablement, une diversité dans les faits dont j’ai essayé de donner quelques exemples, et dont la psychopathologie ne peut pas ne pas tenir compte. Le Délire peut être considéré comme un genre, qui implique des modifications structurales d’espèces différentes.

Malgré tout ce qu’on lui doit, la psychanalyse elle aussi, à son tour, en laisse plus d’un insatisfait. C’est que son épaisseur théorique vient s’interposer, trop souvent, entre le psychiatre et le malade lui-même. Henri Ey, dans sa verve polémique, lui reprochait – contrairement aux conceptions phénoménologiques – de retrouver une certaine forme d’atomisme psychologique. « Par exemple, disait-il, ces interminables analyses casuistiques de pulsion, sous pulsion, contre pulsion ou ces démontages de mécanismes complexuels qui aboutissent à un morcellement d’éléments ou à une mosaïque de pièces et de morceaux. »

Binswanger, l’ami de Freud, l’ami de toujours, faisait grief à la psychanalyse – sans que les deux hommes ne se soient jamais fâchés pour autant – d’une « formidable simplification et d’une réduction, disait-il, de l’être-présent-humain, aux catégories de la connaissance objectivante. »

C’est pourquoi, de cette limitation, de cette impossibilité d’étreindre une totalité, résulte l’insatisfaction de certains psychiatres et, sans doute aussi, comme le disait Roland Kuhn, les récriminations des patients de demeurer incompris, de ne pouvoir s’exprimer auprès de leurs médecins et de leur rester étrangers.

Voilà pourquoi, certains d’entre nous, viennent ici à la recherche d’une autre ouverture.

 

 

Sorbonne, 23 octobre 2004.

(Séminaire de l’Ecole française de Daseinsanalyse.)