Le programme de la journée d'études est disponible ici

 

 

 

 

 

 

 

 


NAUDIN J. (16/06/2012)

De la salive

[DOCUMENT DE TRAVAIL :  ne peut être cité sans autorisation de l’auteur]

Jean Naudin : Cette adresse email est protégée contre les robots des spammeurs, vous devez activer Javascript pour la voir.

 

De la salive.

De la salive, nous en aurons bien besoin aujourd’hui pour parler. Pour bavarder à propos du corps qui en bave. Le corps souffrant. Nous allons bavarder, postillonner, saliver, cracher, baver, en baver. Jusqu’à la nausée. Il faut avoir le cœur bien accroché pour venir quand même avec un titre pareil : le corps souffrant. Il nous faudra beaucoup d’humilité : les mots ne sont jamais à la hauteur du corps qui souffre. Il leur manque toujours à peine prononcés quelque chose du corps qui les a produits. Chaque mot prononcé est pour si peu de temps, si peu de temps encore un peu humide, la salive qui l’a vu naître aussitôt l’abandonne et le mot asséché quitte la chose. Revenir à la chose même. L’impossible mot d’ordre qui nous préoccupe tous.

Corps ou cœur souffrant ? A propos de la salive, il nous faut bien commencer par dire un mot du mal au cœur. Pourquoi a-t-il fallu pousser la conscience de soi jusqu’à l’écœurement du corps propre pour faire entrer en évoquant la nausée le roman dans l’existentialisme ? Ce roman en dit long sur l’enracinement corporel de notre existence. Le discours philosophique à propos de l’angoisse en dit souvent trop peu sur l’expérience corporelle du sujet qui l’éprouve mais le roman place effrontément sous notre nez cet être suspendu à la chose que la phénoménologie a coutume depuis Husserl d’appeler réduction. Sartre le fait dans la nausée en allant et venant de la bouche à la main.

Comment se fait-il qu’au moment même où j’écris dans le train qui me conduit à Paris je ponctue mon discours sans y prêter attention de ces virgules que sont les jets de ma salive à l’intérieur de ma bouche ?  Que vivait donc Sartre au moment-même d’écrire : « Ma salive est sucrée, mon corps est tiède; je me sens fade » ? Ma, mon, je me, je me sens. Le sentiment de Soi est, comme le dit Roquentin, « venu à la façon d’une maladie, pas comme une certitude ordinaire, pas comme une évidence. Ça s’est installé sournoisement, peu à peu, je me suis senti un peu bizarre, un peu gêné. Voilà tout… ». Le sentiment de soi se fait réflexivité lorsque le sujet prend conscience de l’enracinement du Je dans le me qui donne tout son poids d’évidences au corps propre que le sentir prend depuis l’origine d’assaut. Tant et si bien qu’il coule de source. Tantôt infime, tantôt s’étendant platement comme un lac, parfois surgissant en jets et rebondissant en remous, comme le fait le creux d’une virgule sur l’aspérité du mot. Que dit Roquentin ?

«  J'existe. C'est doux, si doux, si lent. Et léger: on dirait que ça tient en l'air tout seul. Ça remue. Ce sont des effleurements partout qui fondent et s'évanouissent. Tout doux, tout doux. Il y a de l'eau mousseuse dans ma bouche. Je l'avale, elle glisse dans ma gorge, elle me caresse - et la voila qui renaît dans ma bouche, j'ai dans la bouche à perpétuité une petite mare d'eau blanchâtre - discrète - qui frôle ma langue. Et cette mare, c'est encore moi. Et la langue. Et la gorge, c'est moi. Je vois ma main, qui s'épanouit sur la table. Elle vit - c'est moi…. La chose, qui attendait, s'est alertée, elle a fondu sur moi, elle se coule en moi, j'en suis plein. - Ce n'est rien: la Chose, c'est moi. L'existence, libérée, dégagée, reflue sur moi. J'existe ». Suspendons-nous comme le fait Sartre avec Roquentin à la chose-même qui se tient dans la salive comme la racine dans la terre : l’existence. Il y a dans le flux de la salive quelque chose d’intime qui par son rythme l’apparente au flux de l’existence.

Vu de loin ou de plus haut, dans la prise de distance que présupposent la grammaire et la conscience réflexive, cela prend la forme d’un petit mot comme : ma ou mon, possessifs qui renvoient à la personne qui parle en soulignant le fait qu’en parlant elle s’approprie le Je, un être toujours déjà enraciné dans un corps de chair. Le jet interne de ma salive me rappelle tacitement que je suis celui qui s’approprie le monde. L’expansion de son flux me rappelle que le dedans que je suis peut être rempli d’une chose. Le fait qu’il faille déglutir pour l’évacuer me dit que du dehors au dedans il y a un passage par lequel ce qui était au dehors devient mon corps propre. Je m’interroge sur la nature passive ou active de ce jet : dans l’instant même, il se donne et il prend à la fois. La salive surgit passivement dans ma bouche comme dans une grotte mais je peux tenter d’en réguler le flux. Il y a de longs moments dans la conscience où il n’y a pas de point de rupture franc entre l’activité et la passivité.

Moi qui tiens cette grotte pour un palais, pourquoi suis-je si gêné quand je bave ou quand je postillonne ? Est-ce parce que je sens que je perds le contrôle de ce qui peut être perçu comme une projection de mon intimité ? Quand il s’imagine vu du dehors, l’Ego qui salive en excès se voit déchu, il bave comme bavent les animaux et les jeunes enfants, bref ceux à qui manque la parole. Saliver n’est pas baver. Avec la salive l’homme s’ouvre à toute une culture du goût : la salive exprime le désir. La bave elle, exprime la colère, On salive de plaisir, on écume de rage. La salive renvoie symboliquement à un désir bien contrôlé. La bave à un débordement, un manque de contrôle. On imagine le furieux sortant de ses gonds et écumant de rage. Celui qui bave dans une société qui glorifie le contrôle et l’autonomie du Soi est stigmatisé, on le fuit, il le sait. S’il n’est pas méchant, il sera au minimum collant. On fuit également les bavards et ceux qui ont mauvaise haleine. On n’aime guère les inconnus quand ils s’approchent de trop près de notre sphère intime et y laissent des traces de la leur. Dans notre culture on se tient à la bonne distance d’autrui quand on se situe au-delà de la limite que constitue la juste distance d’un jet de salive et d’une haleine forte. L’homme quand il est dérangé ignore parfois ces règles de convenance. Quand il les reconnait, il se sait dérangeant et c’est une tâche importante pour le psychiatre de repérer ce qui dans la psychose est manque d’insight et déni de la maladie et ce qui est simplement reconnaissance de ses effets sociaux et peur de la stigmatisation.

Du haut de son autonomie, dans sa body buffer zone, sa sphère d’appartenance immédiate, l’homme salive dignement en goûtant et bave avec mépris en crachant. Si goûter, comme le dit Minkowski, m’isole, je rejette activement autrui en crachant. La salive entretient avec le goût et le dégoût, le désir et l’effroi un rapport intime de complicité, lequel se situe bien en deçà du langage. Comme qui souffre pleure, qui désire salive, qui prend peur déglutit, qui méprise crache, qui est en colère écume. Il s’agit moins de réactions que d’un véritable comportement interne motivé par l’irruption du non-moi dans le moi, irruption qui ébranle non la salive seule mais avec elle la bouche, le nez, la langue, les papilles, la vue, le cerveau  et mon corps tout entier.

Ce que Tellenbach appelait le sens oral est un sens unitaire, multimodal. C’est par lui que nous nous faisons une idée de l’atmosphère et faisons du monde qui nous entoure un monde familier en nous l’appropriant. Le goût est une forme primitive du discernement. Au regard du sens oral, la salive est avec l’air le milieu qui l’unifie. La fluidité de la salive est indispensable à la familiarité de notre monde. L’espace que baigne la salive est le premier de ces espaces transitionnels décrits par Winnicott. Du dedans la salive vient au dehors mais elle est encore dedans. Je sens le dedans de ma bouche comme un creux qui se remplit, une chose qui peut garder un temps ce qu’elle reçoit, et qui dans une certaine mesure le fait activement. La salive dans ma bouche est un fluide à l’interface du dedans et du dehors. Elle baigne du même coup les faces interne et externe de ma chair et emporte avec elle ce que j’introduis du dehors dans ma bouche. Ce qu’elle emporte avec elle, je peux le goûter, le cracher ou le déglutir. Il y a dans le fait d’avaler ce qu’emporte la salive une étape très brève qui est plus qu’une incorporation passive, mais l’ébauche d’une autorisation. On n’autorise le passage qu’à ce que l’on pense bon, ou tout au moins ne pas être mauvais. La salive en quelque sorte se tient à la disposition des processus d’affirmation préréflexive de soi pour annoncer dans le gosier ce qui est bon et ce qui est mauvais pour le moi.

Ce que je garde dans ma bouche je le garde le temps qu’il faut pour le goûter. La salive elle-même est réputée ne pas avoir de goût, ou plutôt si, elle en a un : elle a un goût fade, le umami des japonais, la salive a un goût de tofu. Elle est cette chose informe qui épouse les formes creuses et anticipe comme toujours déjà possiblement diversifié l’horizon atmosphérique du goût. Un mauvais goût persistant dans la bouche trouble en profondeur la familiarité du monde. Il en faut peu s’il perdure pour qu’on se pense empoisonné. L’expérience délirante tourne parfois autour de la salive seule, elle s’atmosphérise depuis le sentiment de ne plus être intégralement soi de l’intérieur.

Peut-on avancer que le flux de la salive est une des évidences premières constitutives de l’intentionnalité d’horizon ? Et ne comprend-on pas ainsi la plainte de ceux qui manquent de salive ! Allez sur les forums animés par les usagers en oncologie ou en rhumatologie. Et fiez-vous à ce qu’ils disent : avoir la bouche sèche et la langue rôtie est particulièrement douloureux, douloureux comme toute douleur et douloureux d’une façon singulière. Toute douleur qui insiste nous reste en travers de la gorge, comme le dit Plessner, l’angoisse qui bientôt l’accompagne tient à ce que l’être tout entier se ferme et se replie sur l’organe. Mais l’hypo-sialorrhée ajoute à cela le fait qu’on ne peut pas s’en plaindre : non seulement au début des troubles on ne pense pas légitime de parler de sa salive, mais encore lorsqu’ils sont installés, le manque de salive rend le fait de parler, et donc de se plaindre, particulièrement douloureux. Dieu a même inventé une maladie, le syndrome de Gougerot-Sjögren, qui loin de se réduire à une bouche sèche se manifeste aussi par un œil sec. Le sujet ne peut plus aisément ni se plaindre, ni pleurer. Lorsque ce syndrome est complet, les personnes qui en souffrent n’ont pas plus de larmes pour pleurer que de salive pour parler. L’impossibilité de s’abandonner passivement à la plainte et aux larmes est une torture.

Nous parlerons je suppose beaucoup aujourd’hui de la douleur et nous parlerons sans doute aussi des larmes. Mais restons-en ici à la gorge qui se serre, le jet de salive qui se tarit annonce bientôt les larmes : lorsqu’elles montent aux yeux le sujet comprend qu’il capitule, lui qui s’est senti épuisé, inutile, abandonné, dévasté. Mais la personne qui a les yeux et la gorge pathologiquement secs ne peut plus répondre, ni à la douleur et à ce qui la cause, ni au désir et à ce qui l’excite.

Lorsque nous parlons, nous remplissons notre bouche avec des mots. Parce que nous l’ouvrons aussitôt, rythmiquement, les mots sortent tout faits, balbutiants, détachés les uns des autres comme de petites bulles qui éclatent bientôt au vent. S’il n’y avait pas la salive les mots resteraient attachés, attachés à la langue. La langue ferait bloc comme une langue morte et l’homme angoissé serait contraint à bégayer. Il faut de la salive qui s’écoule, comme il faut aussi du souffle, pour que puisse couler le discours au rythme du vivant. Le jet de ma salive me rappelle tacitement que je suis celui qui s’approprie le monde en désirant. L’intentionnalité dont je cherche à parler en parlant de la salive est pulsionnelle.

La salive pousse les mots dans ma bouche, pousse quand j’ai envie de parler, pousse quand j’ai envie de dire. Il y a des lois qui accordent mon désir au rythme du monde, qui tantôt le réfrènent, tantôt le soutiennent, des lois internes propres à la diversité des pulsions et des lois qui m‘ont été enseignées pour vivre avec les autres. Le désir qui pousse au baiser n’est pas celui qui pousse à manger ni celui qui pousse à la parole. Mais la salive et le souffle sont les éléments dont ils sont faits avant même que soit produit du sens. Désirer et saliver sont plus que synonymes : l’un remplit toujours déjà l’autre. On salive d’envie comme de plaisir. Rien qu’à y penser, on en salive d’avance. Saliver c’est avoir du plaisir en anticipant le plaisir. Comme processus d’auto-affection, l’acte de saliver est un processus d’auto-remplissement par le plaisir. L’eau vient à la bouche quand le soi s’apprête à se fondre avec le non-soi en un seul jus. La salive est un liant, un milieu, un jus dans lequel se dissolvent la passivité de l’objet qui se donne et l’activité du sujet qui le prend. Les contours de l’objet et la façon dont il m’affecte se dissolvent l’un dans l’autre dans l’être-affecté. L’acte de goûter suspend le cours naturel des choses pour faire valoir en propre la durée dans laquelle il se dissout. Comme le dit Minkowski, goûter est en soi un acte à mi-chemin ­entre l’intériorité de la vie et l’extériorité du monde. Il tient dans son creux tout le style de notre être-au-monde.

Ceux qui manquent de salive prennent conscience de ce tout que nous faisons naturellement avec la bouche : manger, goûter, éprouver, différencier, parler, souffler, dire, raconter, chanter, respirer, aimer, vouloir, vouloir dire. Aucun être humain ne supporte longtemps sans chuter de ne plus avoir de salive et par là-même de ne plus pouvoir aisément parler et goûter. Ne plus avoir de salive revient en fin de compte à ne plus pouvoir être que de façon entravée.

Lorsque la salive vient à manquer, l’une sur l’autre des faces de ma chair commencent à râper. Le passage se rétrécit. La gorge se fait étroitesse, gène, angustia, angoisse. Par la petite porte, le manque de salive nous donne accès au corps souffrant en nous le révélant comme un corps qui résiste, un corps figé qui résiste doublement à l’anticipation de sa venue au monde et à l’appropriation de ce qui vient du dehors. Notre corps se grippe comme n’importe quelle autre mécanique. Mais il fait mal en se grippant.

Jeune interne, j’étais frappé par ce que les effets secondaires des psychotropes étaient parfois plus gênants que la maladie en elle-même. Les effets cholinergiques assèchent la bouche, crispent les muscles, ajoutent à la crampe de l’existence une crampe dans les mollets et des mâchonnements. Ils font corporellement obstacle au libre exercice de la subjectivité. Ils contribuent à l’étroitesse du monde. L’étroitesse était-elle un passage nécessaire pour accéder au sentiment de la réalité ? Mes maîtres le disaient parfois. Il y a là quelque chose de l’ordre d’un rappel au sentiment de soi dont la plainte hypocondriaque n’est jamais qu’un exemple.

Le temps s’arrête quand la salive se tarit, la tension est maximale, les larmes la relâchent et la salive coule à nouveau. Avec les larmes et la salive vient toujours la détente. Il arrive que la douleur s’éternise, qu’elle ne connaisse pas de soulagement. Mais la plainte quand elle touche l’autre mobilise la salive à nouveau. On connait bien l’effet structurant du récit qui permet de raconter le mal, de le tenir ainsi plus à distance tout en permettant au sujet de retrouver sa place dans le monde. On n’a pas assez donné d’importance aux phénomènes moteurs et sensitifs passifs qui garantissent l’élocution. Parler s’accompagne d’un sentiment minimal de soi qui se construit dans la conscience préréflexive d’en être la source. Cette source n’est pas faite d’une intention de signification pure et déliée du matériel, la face matérielle de la parole renvoie à la source corporelle du moi, celle-là même qui fait venir l’eau à la bouche. Soigner par la parole passe par le réveil du désir.