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ABETTAN C. (19/01/2013)

L’HYSTÉRIE : UNE PATHOLOGIE DE L’ATTESTATION ?  - Camille ABETTAN

(Notes de travail)

 

Résumé : L’hystérie, dans sa description classique, réalise un tableau clinique polymorphe convoquant une grande variété de symptômes entre lesquels il est parfois difficile d’établir un lien de continuité, ce qui en complique parfois le diagnostic. Ce travail tente mieux caractériser, à l'heure où la clinique a évolué et où cette évolution incite à modifier les repères cliniques habituels (disparition de la grande crise de Charcot…), le mode de présence de l'hystérique en utilisant les ressources offertes par la phénoménologie. La notion d’attestation, proposée par Paul Ricœur pour dire l’être-vrai du soi, se révèle particulièrement salutaire pour rendre compte de la présence hystérique par sa capacité à fédérer la multiplicité hétérogène des symptômes autour d’un sens unitaire. Elle permet de mettre en évidence l’absence d’un rapport à soi valide chez l’hystérique ; en explicitant de façon inédite les modalités et les enjeux de la compréhension de soi à l'œuvre dans la construction de son identité, elle montre en particulier à quels niveaux la compréhension de soi est défaillante chez l'hystérique, et comment la clinique s'organise autour de cette particularité. Elle permet également de souligner l'importance d'une réflexion épistémologique préalable au choix des méthodes mises en jeu dans l'étude des troubles de la personnalité.

 

HYSTÉRIE, VÉRITÉ ET RAPPORT À SOI

La description clinique classique de l’hystérie insiste sur le fait que ce qui caractérise le mode de présence de l’hystérique, c’est l’inauthenticité par rapport à soi et par rapport aux autres. Le vocable utilisé pour rendre compte de cette impression clinique d’inauthenticité convoque traditionnellement les notions de vrai et de faux. Ainsi, Henri Ey, dans son très classique Traité de psychiatrie, écrit que l’hystérique construit « un faux personnage qui vit une fausse existence » [1] tant et si bien que « le masque du personnage masque complètement la personne » [1] jusqu’à pouvoir parler de véritable inconsistance de la personne.

Cependant, utiliser les notions de vrai et de faux pour qualifier le rapport à soi ne constitue pas une évidence. En effet, le vrai et le faux semblent être des concepts issus de théories de la connaissance construites pour modéliser la connaissance scientifique que l’on peut avoir des objets du monde ; or il semble évident que le rapport que l’on peut entretenir avec soi diffère de celui qu’il est possible d’avoir à avec des objets. Il faut donc préalablement conquérir un concept capable de rendre compte du vrai dans le rapport à soi, puis secondairement confronter ce concept à l’expérience psychiatrique, et en particulier à l’exemple de l’hystérie.   

 

PAUL RICŒUR ET L’ATTESTATION

La nécessité du détour herméneutique

L’œuvre de Paul Ricœur paraît fournir les outils théoriques permettant de rendre compte du vrai dans le rapport à soi. Dans Soi-même comme un autre Ricœur introduit la notion d’attestation pour dire l’être-vrai du soi ([2], p. 350). De l’aveu même de Ricœur, la notion d’attestation est le « mot de passe de tout le livre » ([2], p. 335).

La notion d’attestation est conquise au terme d’un double parti pris méthodologique. Premièrement elle prend place dans une démarche phénoménologique, qui construit ses concepts en vertu du mot d’ordre husserlien de « retour aux choses mêmes ». Deuxièmement, elle se rattache au versant herméneutique de la phénoménologie, que l’on peut résumer brièvement.

Classiquement, le rapport à soi ne fait pas problème car il est pensé sur le mode de l’immédiateté. La connaissance de soi est vue comme la première connaissance que le sujet puisse avoir, elle est présentée comme une évidence dont la certitude fonde tout le reste de la connaissance. Cet accès direct et immédiat à soi a été remis en cause par Heidegger [3], qui, à la conscience comme présence immédiate à soi, substitue l’être-au-monde, qui signifie une présence au monde encore plus originaire que la présence à soi. Cet être-au-monde est marqué par un rapport initial de pré-compréhension et d’interprétation vis-à-vis de ce qui apparaît dans le monde. Le soi ne fait pas exception, et la nécessité d’un détour herméneutique dans l’accès à soi vient dire ce passage non escamotable par l’interprétation pour progresser dans la connaissance de soi. Le soi, pour se constituer, doit alors se conquérir « dans le miroir de ses objets, de ses œuvres, et finalement de ses actes » [4].

 

Compréhension de soi et identité narrative

Mieux se comprendre, ce n’est alors pas se réfugier dans l’introspection, mais c’est essayer de composer un récit capable d’unifier dans un sens unitaire les divers éléments de sa propre histoire. C’est la notion (bien connue) d’identité narrative, introduite par Ricœur dans la dernière partie de Temps et récit [5], mais développée essentiellement dans Soi-même comme un autre. Ricœur insiste sur le fait que ce qui caractérise l’identité humaine, c’est son ambiguïté en terme de permanence temporelle. Cette ambiguïté, c’est celle de l’idem et de l’ipse, qui désignent deux significations majeures de l’identité (on trouvera un examen de ces questions dans Soi-même comme un autre [2], ainsi que dans Parcours de la reconnaissance [6]). L’identité-idem a pour modèle le caractère, et assure sa permanence par le biais d’éléments constants et non-changeants (la couleur des yeux, la taille etc.). L’identité-ipse a pour modèle la fidélité à la parole tenue dans la promesse. Toute l’ambiguïté des personnes, c’est que leur identité tient à la fois de l’idem, et de l’ipse.

La mise en intrigue caractéristique du récit permet de rendre compte du soi sans escamoter cette ambiguïté temporelle. « Répondre à la question "qui ?" […], c’est raconter l’histoire d’une vie […] L’identité du qui n’est donc elle-même qu’une identité narrative » ([5], p. 442-443). L’avantage de l’identité narrative, c’est de permettre d’associer des éléments constants et stables, et des éléments imprévus, qui peuvent toujours s’intégrer à l’unité du récit, constituant ainsi un modèle d’identité dynamique.

Cette dualité de l’identité rejaillit sur le problème de la vérité en jeu dans la compréhension de soi, dans la mesure où identité-idem et identité-ipse ne se prêtent pas de la même manière à l’épreuve du jugement de vérité.

L’herméneutique philosophique contemporaine a rénové l’abord de la notion de vérité, en montrant comment cette notion excède la seule connaissance acquise grâce à une méthode de vérification qui assure à cette connaissance un fondement absolu la préservant de façon garantie de l’erreur. Pour Hans-Georg Gadamer [7], il y a des expériences de compréhension au cours desquelles un sens est saisi par le sujet sans qu’aucune garantie puisse être donnée de l’exactitude de ce sens. Cependant, cette absence de garantie absolue contre l’erreur ne signifie pas qu’alors toute proposition de sens soit défendable (condamnant alors au relativisme), puisqu’il est toujours possible d’opposer à une proposition de sens une autre proposition de sens apparaissant plus défendable et jouissant d’une plus grande validité

De la même manière, le récit que l’on peut se faire de l’histoire de sa vie, à partir duquel va émerger une identité narrative constituant un soi, peut être plus ou moins valide, et il est toujours possible d’arbitrer entre plusieurs interprétations possibles en forme de récits, et ainsi de défendre la plus grande validité de telle interprétation par rapport à telle autre. Ainsi, concernant l’identité-idem, il n'y a pas de spécificité de la problématique de la vérité par rapport à l’interrogation plus générale de l’herméneutique phénoménologique [7, 8]. Il s’agit de la problématique du sens des objets, des œuvres et des actes passés.

Concernant l’identité-ipse, en revanche, une simple transposition des analyses forgées dans l’optique de rendre compte de la notion de vérité en herméneutique  semble inadéquate. La dimension d’ipséité, par rapport à la mêmeté, recèle une certaine spécificité et ressortir d’un registre épistémologique différent, que Ricœur nomme attestation (vide infra), et qui est de l’ordre de la croyance et de la confiance. L’herméneutique du soi semble ici impliquer une notion de vérité très différente de la notion commune de vérité, et qui tient au fait que la temporalité de l’existence humaine, et en particulier dans sa dimension de devenir, empêche toute certitude garantie. Le soi n’étant pas un objet substantiel, sa permanence dans le temps fait problème et le mode épistémique de son devenir est de l’ordre de la confiance.

Cependant, il est possible malgré tout de distinguer, dans le champ de l’attestation, des niveaux de fiabilité (à une attestation peut toujours être opposée une attestation plus fiable) ; c’est cette possibilité de rendre compte de l’attestation en termes de fiabilité qui paraît justifier l’inscription de l’attestation dans la problématique de la vérité.

 

Les quatre niveaux de l’attestation

L’attestation se déploie selon un quadruple niveau de lecture.

D’un point de vue épistémologique, l’attestation insiste sur le fait que ce à quoi aboutit l’interprétation de soi ne peut pas être de l’ordre d’une connaissance accessible à la méthode de la vérification, échappant ainsi au statut de vérité garantie, contrairement à la connaissance scientifique se rapportant aux objets intra-mondains. Concernant sa propre identité, le sujet ne peut dépasser le niveau de la conviction, ou de la croyance. La notion d’attestation vient dire l’impossibilité foncière de prouver son identité, et de s’assurer de façon garantie et absolue que la compréhension que l’on a de soi est vraie (au sens de vérifiée) ; que je sois un sujet qui possède telle et telle qualité, et auquel convient tel et tel qualificatif ou propriété, je ne peux que l’attester, mais jamais le prouver une fois pour toute jusqu’à en faire une connaissance vérifiée et garantie. Corollaire significatif, l’opposé de l’attestation n’est pas l’erreur, mais le soupçon.

Deuxièmement, l’attestation est traversée par une véritable visée ontologique ; l’ensemble des éléments qui servent de substrats à l’interprétation de soi fait signe vers un sujet qui existe sur le mode de l’ipséité, qui fonctionne comme un véritable centre d’initiative et auquel convient une ontologie de l’acte et de la puissance. C’est ce que Ricœur nomme l’engagement ontologique de l’attestation ([2], p. 347 sq.). 

Troisièmement, l’attestation s’ancre sur un sol profondément phénoménologique, dans la mesure où elle propose de rattacher l’interprétation de soi à un sujet qui se caractérise par un vécu marqué par son caractère de propriété (que révèle de manière irréductible la notion de corps propre), caractère que n’épuise pas la dimension du sujet publiquement observable, et qui fait du sujet un « centre de perspective insubstituable sur le monde » ([2], p. 72).

Enfin, et quatrièmement, l’attestation possède une dimension pratique et éthique, qui constitue la partie plus novatrice, et la moins intuitive de l’analyse de Ricœur, dans la mesure où ce quatrième plan de l’attestation place la notion de vérité dans l’interprétation de soi non plus exclusivement sur un plan aléthique, où il s’agit de considérer les propriétés attribuables à tel ou tel individu en terme de vrai et de faux, mais l’ouvre au domaine de l’action et à la prise en compte d’autrui, vus comme déterminants pour juger de la réussite de l’interprétation de soi. Autrement dit, il s’agit de considérer que la réussite de l’interprétation de soi ne se juge pas exclusivement sur le plan des énoncés auxquels l’interprétation de soi aboutit, mais qu’elle doit prendre en compte les actions accomplies au terme de, et en lien avec le sens dégagé par l’interprétation de soi. Autrui est alors celui qui, d’un point de vue moral, m’oblige à agir conformément au sens dégagé dans l’interprétation de moi-même. Cela est particulièrement éloquent dans le cas où la présence d’autrui s’actualise sous la forme du psychiatre, ou plus généralement du psychothérapeute. Le travail d’interprétation de soi réalisé en liaison avec le thérapeute, oblige à agir de façon cohérente avec le sens dégagé, et en continuité avec lui.

 

La vérité de l’herméneutique du soi semble alors convoquer l’inter-dépendance de l’interprétation que chacun fait de l’histoire de sa vie au moyen de l’identité narrative, et de l’attestation. L’identité narrative permet de manifester un soi à partir des expériences passées, et de faire des hypothèses portant sur l’avenir, à partir de variations imaginatives. Elle fonctionne comme une incitation à l’action. L’acte posé permet d’actualiser la position du soi. La vérité de l’interprétation de soi englobe ces deux niveaux, celui de la pensée, et celui de l’acte, et a à voir avec leur interaction.

 

RETOUR AU CAS DE L’HYSTÉRIE

La notion d’attestation permet de rendre compte de façon tout à fait pertinente du mode de présence hystérique, en explicitant à quels niveaux ce mode de présence est défaillant.

Globalement, on peut reconnaître dans l’hystérie la capacité à constituer et à suivre une histoire. L’hystérique peut donc théoriquement accéder à une identité narrative. Et pourtant, l’observation révèle que l’hystérique est incapable de fournir une histoire claire de sa vie, ce qui souligne la différence qui peut exister entre constituer une histoire, et constituer sa propre histoire. Pour H. Ey, « l’hystérique est bien comme l’enfant qui ne parvient pas à constituer la trame de son existence, l’ordre chronologique de ses souvenirs » [1].

Plusieurs points nous semblent remarquables dans l’interprétation de soi qui caractérise l’hystérique.

 

Un défaut d’engagement ontologique

Il nous semble premièrement que la présence hystérique se caractérise par une absence de prolongement ontologique de l’attestation.

Cette absence de visée vers un « fond d’être à la fois puissant et effectif » ([2], p. 357) (qui nous paraît dire autrement ce que la clinique psychiatrique nomme « l’inconsistance de la personne ») permet de rendre compte de la traditionnelle « suggestibilité » caractéristique de la présence hystérique ; ce qui est dit ou fait ne fait pas signe vers un centre d’initiative duquel il procéderait. La présence de l’hystérique ne s’ancre pas dans une histoire manifestant une identité propre et au travers de laquelle le sujet s’atteste dans sa dimension d’ipséité. 

La « belle indifférence » constitue un argument supplémentaire en faveur de notre hypothèse. Dans la compréhension de soi par le récit, elle prend la forme d’une absence de congruence entre les éléments du récit, et la façon dont le récit est exprimé (par exemple, le récit d’une expérience triste se fera de façon indifférente). On peut considérer, suivant en cela les analyses de Jean-Marc Ferry sur l’identité narrative ([9], p. 106 sq.),  que la vérité d’un récit tient d’avantage à l’authenticité expressive, qu’à l’exactitude des faits rapportés. Il nous semble que l’importance accordée à l’authenticité expressive vient insister sur le fait que l’histoire racontée doit être avant tout une histoire vécue ; pour être vraie, elle doit être une histoire à travers laquelle un sujet s’atteste comme celui qui a vécu telle ou telle chose, et non simplement comme celui qui a connaissance de tel ou tel événement. La valence émotionnelle qui accompagne le récit fonctionne comme ce qui relie l’événement à moi. On comprend alors que la vérité de l’interprétation de soi-même dans le récit de soi convoque à la fois la précision descriptive des événements racontés et leur authenticité expressive. Sans cette dernière, la vérité de l’interprétation de soi est tronquée, amputée de son appartenance à l’histoire de quelqu’un en particulier.

La présence hystérique se caractérise donc par le fait que l’attestation est privée de son prolongement ontologique, qui fournit d’ordinaire l’assurance, plus forte que tout soupçon, que ce qui est manifesté fait signe vers un sujet existant sur le mode de l’ipséité.

 

Une déficience du niveau éthique et pratique

Ce qui frappe également dans le mode de présence de l’hystérique, c’est le hiatus entre le récit produit par la mise en intrigue, et l’acte. Ce qui est attendu de la mise en intrigue des éléments de sa propre histoire, c’est d’unifier le divers dans l’unité d’un récit duquel se dégage un sens qui inclinera vers tel acte plutôt que vers tel autre, en vertu d’une continuité de sens et d’une adéquation entre le raisonnement de la mise en intrigue et l’action. Dans l’hystérie au contraire, l’acte décidé au terme de la thématisation réflexive opérée grâce à la mise en intrigue peut être en totale contradiction avec le sens dégagé par le récit.

Remarquons que pour que cette discordance puisse être notée, il faut qu’un tiers (le thérapeute, le psychiatre…) constate ce hiatus, et donc assiste préalablement à la mise en intrigue progressive et à la construction du récit. Cette mise en intrigue devant autrui ouvre au fait que la construction de l’identité narrative peut être considérée, quand elle implique autrui dans son procès, comme un acte, engageant à ce titre la responsabilité du sujet.

En effet, chez Ricœur, le rapport de la narration à la vie vécue est envisagé de manière pédagogique : la narration nous aide à dégager une unité de sens intelligible à partir du divers de l’expérience. Cependant, au lieu d’envisager l’application de la narration à la vie vécue, il est possible de considérer leur coïncidence. C’est par exemple ce que propose Sophie-Jan Arien en proposant l’idée de constitution performative du soi [10, 11]. Cette constitution performative du soi renvoie à l’idée selon laquelle « la tentative de se dire et de se raconter performe pour ainsi dire l’ipséité, la fait advenir du fait même de cette tentative » ([10], p. 446). En suivant cette direction, la mise en intrigue acquiert un statut performatif, réalisant une véritable attestation narrative de soi, qui « ne découlerait pas tant du rassemblement, plus ou moins empêché, des événements épars d’une vie dans une narration nourrie d’expériences littéraires, ni même du fait de se reconnaître comme personnage de son propre récit de vie, que du fait que celui qui se raconte, en se racontant, s’engendre » ([11], p. 107).

Dans cette perspective, l’interprétation de soi dans et par le récit de sa propre histoire « fait advenir [le soi] comme personnage de l’histoire qu’il se raconte du fait qu’il se la raconte, mais également le lie à cette histoire. Dès lors, le simple fait de s’attester, dans le for intérieur, dans une histoire à travers laquelle on se (re)présente à soi-même et à autrui constitue toujours déjà une forme d’exigence de fidélité "à soi". Mieux : lié à son histoire, chacun est aussi engagé par elle devant autrui qui la reçoit » ([11], p. 107).

Si nous considérons l’interprétation de soi dans le récit comme un acte (un acte de discours), le problème du passage de la narration à l’action s’éclaire dans la mesure où l’acte de s’interpréter soi-même dans le récit fonctionne comme un moyen terme permettant le passage de l’un à l’autre, sans avoir à faire intervenir un jugement d’adéquation entre le sens qui émerge du récit et l’action à accomplir, jugement dont les liens avec le sens dégagé par le récit d’une part, et avec l’action d’autre part, sont toujours soit très théoriques, soit très énigmatiques.

 

Dans le cas de l’hystérie, le hiatus existant entre le sens dégagé par la mise en intrigue d’une part, et les actes et comportements d’autre part, interroge la place d’autrui dans l’interprétation de soi chez l’hystérique. Dans un mode de présence non défaillant, le rapport à autrui est constitutif de l’ipséité du sujet (c’est tout le sens de la dialectique ipséité-altérité mise en œuvre par Ricœur dans Soi-même comme un autre) ; cette implication tient d’une part à l’imputation qui me place dans la position d’un sujet responsable, et d’autre part à l’injonction d’ordre moral à laquelle autrui me convoque et qui m’oblige à tenir parole ([6], p. 180). Dans l’hystérie, cette injonction est défaillante ; la production du récit de sa propre histoire, considéré comme acte de discours, place l’hystérique dans la position de sujet responsable ; mais le second moment, le moment de l’injonction morale, qui oblige à répondre, c'est-à-dire à agir de façon cohérente avec le sens dégagé par la constitution de mon histoire, est défaillant, expliquant ainsi cette étrange impression ressentie d’avoir affaire à un sujet bel et bien responsable, et qui pourtant badine avec cette responsabilité.

 

Une sphère imaginative exclusive

On peut même aller plus loin, en mettant en exergue, outre un rapport vicié entre narration et action, une tendance à se tenir presque exclusivement dans la sphère de l’imaginaire, sans passage à l’acte. Ricœur a bien décrit comment la construction de l’histoire de sa vie et l’émergence par ce biais d’un sens unitaire impliquent une série de variations imaginatives qui permettent de faire des hypothèses, et comment à un moment donné le sujet doit s’avancer hors de la sphère imaginative vers autrui par le biais de l’action (ce que Ricœur appelle le « me voici ! ») afin de s’attester en propre. Dans l’hystérie, l’injonction éthique du « me voici ! », qui clôt temporairement la série des variations imaginatives et m’oblige à agir, n’apparaît pas. L’hystérique se cherche, et construit, pour s’identifier, un récit. Mais rien ne vient contrebalancer la profusion des variations imaginatives ; les images alors convoquées tiennent lieu d’identité, sans qu’à aucun moment cette « identité imaginative » n'aboutisse à une décision débordant cette constitution imaginative en s’avançant hors de la sphère narrative, et permettant de s’attester en propre. Cette prééminence des variations imaginatives aboutit à l’observation classique selon laquelle l’hystérique a tendance à se complaire dans la mythomanie.

 

Dans la présence hystérique, autrui agit comme un simple pouvoir de réflexion des variations imaginatives, vis-à-vis desquelles l’hystérique attend un strict renvoi. Ce pouvoir de réflexion est totalement découplé du pouvoir d’injonction qui oblige à répondre de son histoire, et à agir en liaison avec l’histoire racontée. Le passage de la narration à l’action et la dimension éthique de l’attestation sont défaillants, et leurs limitations amputent la richesse de l’attestation.

 

 

CONCLUSION

On voit avec l’exemple de l’hystérie que la vérité de l’interprétation de soi occupe une place au croisement du domaine de la représentation, de l’éthique, de l’ontologie et de l’action. L’hystérie combine les défaillances dans les différents niveaux auxquels appartient l’attestation, et se caractérise par un rapport à soi et une compréhension de soi qui éveillent le soupçon quand à leur validité. Faire de l’hystérie une pathologie de l’attestation, c’est rassembler en une même forme de présence ce qu’analytiquement la nosographie psychiatrique découpe en suggestibilité, mythomanie, théâtralisme, falsification de l’existence, inauthenticité etc., et ainsi dévoiler des directives inédites capables de guider la psychothérapie. C’est en même temps montrer la pertinence et l’aptitude de la notion d’attestation à rendre compte de l’être-vrai du soi, en reliant le concept à l’expérience vive.

Mais on peut, pour finir, penser que si une notion comme celle de l'attestation est requise pour rendre compte de façon adéquate de l'hystérie, alors on tient une des clés permettant de comprendre le désintérêt actuel de la psychiatrie pour l'hystérie et son démembrement progressif dans la littérature et les classifications contemporaines. En effet, on aura compris que la façon dont un sujet s'atteste en propre sur le mode de l'ipséité, si elle est l'objet explicite de l'approche phénoménologique et herméneutique de Ricœur, ne peut être saisie par une approche basée sur la collection de critères. Si l'hystérie désigne bien une défaillance se situant au niveau de l'attestation, on comprend alors que, guettée avec des outils critériels, elle demeure en effet imperceptible et inapparente, évanescente et pour tout dire mystérieuse, presque douteuse et mythologique. Ce qui ne signifie pas pour autant qu'elle ait purement et simplement disparue.     

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE                 

1 Ey H, Bernard P, Brisset C. Manuel de Psychiatrie. 6ème éd. Paris : Masson ; 1989 ; p. 178.

2 Ricœur P. Soi-même comme un autre. Paris : Seuil, coll. Points Essais ; 1996.

3 Heidegger M. Être et temps. Trad. française par E Martineau. Paris : Authentica (édition hors commerce) ; 1985.

4 Ricœur P. De l’interprétation. Paris : Seuil, coll. Points Essais ; 1995. p. 53.

5 Ricœur P. Temps et récit 3. Le temps raconté. Paris : Seuil, coll. Points Essais ; 1991.

6 Ricœur P. Parcours de la reconnaissance. Paris : Gallimard, coll. Folio essais ; 2005.

7 Gadamer HG. Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique. Trad. française par P. Fruchon, J. Grondin, G. Merlio. Paris : Seuil ; 1996.

8 Greisch J. Herméneutique et relativisme. Communio 1987;  XII-5 : 101-120.

9 Ferry JM. Les puissances de l’expérience, tome 1, Le sujet et le verbe. Paris : Cerf ; 1991.

10 Arien SJ. Ipséité et passivité : le montage narratif du soi (Paul Ricœur, Wilhelm Schapp et Antonin Artaud). Laval théologique et philosophique 2007. (63-3) : 445-458.

11 Arien SJ. De la narration à la morale : le passage par la promesse. Cités 2008 (33) : 97-108.