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DASTUR F. (17/5/2003)

JOURNEE ALFRED KRAUS

 

17 MAI 2003

 

Françoise Dastur

 

Temporalité et Mélancolie

 

Parmi les représentants de l'analyse existentielle, nombreux sont ceux qui ont vu dans la psychose, et tout particulièrement dans la mélancolie, un trouble fondamental de la temporalisation de l'existence. Je voudrais commencer par évoquer brièvement les analyses que Binswanger, Tellenbach et Kimura ont ainsi consacrées à la mélancolie, avant de situer par rapport à celles-ci la conception que Alfred Kraus, qui s'est lui aussi beaucoup intéressé à la mélancolie, propose dans un de ses articles parus en français : « La temporalité dans la constitution prémorbide des mélancoliques », texte paru en mai 1986 dans Actualités psychiatriques n°5.

 

Commençons par évoquer brièvement la conception binswangérienne de la mélancolie, telle qu'elle est présentée dans son grand livre de 1960 intitulé Mélancolie et Manie[1]. Dans ce texte qui inaugure par rapport aux œuvres antérieures ce que l'on a pu nommer un « retour à Husserl » dont il reprend le point de vue transcendantal, Binswanger présente la mélancolie et la manie comme des défaillances différentes de la constitution temporelle[2], le mélancolique « tissant » ou « organisant » la rétention avec la protention de manière si « relachée » qu’il n’atteint aucun présent, alors que chez le maniaque ce relâchement de la structure temporelle se caractérise à l’inverse par la disparition de toute rétention et protention et par le fait qu’il vit seulement dans le « momentané ». Une telle caractérisation de la différence entre manie et mélancolie comme différence de temporalisation pourrait, comme le note Binswanger, conduire à une analyse existentielle de ces psychoses, à l'image de celle que donne Tellenbach de la mélancolie. Les travaux de Tellenbach, qui publiera en 1961, soit un an après Manie et Mélancolie, son livre sur La mélancolie, sont en effet largement évoqués par Binswanger[3]. Or Tellenbach ne fait pas de différence essentielle entre la Schwermut, l'accablement, l'humeur sombre existentielle et la mélancolie au sens clinique du terme. Binswanger note que la conception qu'il soutient dans son livre est « diamétralement opposée à celle de Tellenbach »[4]. Car la Verstimmung ou dysthymie, c'est-à-dire l'altération de l'humeur qui s'assombrit dans le sens de la tristesse chez le mélancolique ne se laisse jamais comprendre, précise Binswanger, à partir de la disposition affective ou de cet existential que Heidegger nomme Befindlichkeit[5]. L'altération est selon lui plus profonde : il ne s'agit pas en un mot d'une altération de la temporalisation, c'est-à-dire du « jeu » réciproque des extases temporelles entre elles, mais d'une altération de la constitution apriorique du temps. C'est la raison pour laquelle, selon lui, la dysthymie mélancolique n'est pas l'origine de la mélancolie, mais au contraire son expression[6]. Le trouble de la temporalisation repose donc sur le relâchement général de la synthèse temporelle, de ses « fils de trame », dont le style propre à la mélancolie est celui de la perte, précisément parce que la protention est infiltrée de moments rétentifs, ce qui veut dire que l'avenir est perçu comme déjà réalisé, indépendamment des démentis que peut apporter l'expérience réelle[7]. Distinguer l'humeur sombre existentielle de la mélancolie au sens clinique est essentiel à l'entreprise poursuivie ici par Binswanger en tant que celle-ci est méthodologique : car son travail est « en quête d'une méthode, d'une voie qui permettent d'approcher l'essence des modifications d'humeur mélancolique et maniaque comme telles et leur antinomie, l'essence et non pas seulement l'intensité de ces modifications »[8].

C'est la raison pour laquelle il affirme que ces « altérations » de la structure intentionnelle de l’objectivité temporelle que sont la mélancolie et la manie ne peuvent pas être comprises à partir de l’intropathie, c’est-à-dire à partir du vécu lui-même et de son sens. Il faut donc pour en rendre compte s'engager dans une « élucidation » phénoménologique qui ne se situe plus au niveau perceptif, mais dégage le niveau plus abstrait de la constitution de la conscience elle-même. C'est ce qui permet de comprendre l'autoaccusation mélancolique du type de celle de Cécile Münch, malade de Binswanger qui a perdu son mari dans un accident ferroviaire : « si je n'avais pas fait telle ou telle chose, mon mari serait encore en vie »[9]. Dans le discours du « si j'avais » ou du « si je n'avais pas » il s'agit de possibilités vides, de pures protentions qui se retirent dans le passé : la protention s'autonomise en effet dans la mesure où elle n'a plus de « à propos de quoi », de Worüber. Le mélancolique n’est plus capable de « présentation » précisément parce que pour lui « la rétention se confond avec la protention », ce qui implique que la continuité tout entière de la temporalisation, et donc le flux même de la pensée, sont altérés[10]. À cet égard, souligne Binswanger, la mélancolie est bien plus grave que nous ne le supposons habituellement au vu de sa curabilité, car elle consiste en une altération de la forme même de la subjectivité et non pas seulement de son contenu. On peut à partir de là distinguer plus précisément les différences constitutives sur lesquelles reposent donc les modalités d'humeur maniaque et mélancolique et qui sont des différences dans la défaillance de la constitution temporelle. Pour le mélancolique, comme nous venons de le voir, il s'agit du relâchement de l'organisation de la structure intentionnelle de l'objectivité temporelle qui conduit à « tisser » les moments rétentionnels avec les moments protentionnels dans l'autoreproche mélancolique et les moments protentionnels avec les moments retentionnels dans le délire mélancolique[11]. Le mélancolique vit ainsi dans un passé ou un avenir altéré dans sa constitution intentionnelle et n'atteint donc aucun présent, est en défaut de présentation.

 

Si nous nous tournons maintenant vers Hubertus Tellenbach, nous voyons au contraire que dans son grand ouvrage de 1961 sur La mélancolie, ce dernier se tourne non pas vers la phénoménologie transcendantale de Husserl, mais plutôt vers l'analyse existentiale de Heidegger. Car le courant de pensée auquel il se rattache, comme Blankenburg et van Baeyer, avec lesquels il forme le groupe de Heidelberg, représenté aujourd'hui par Alfred Kraus, combine les apports issus de Husserl et de Heidegger et a recours à la philosophie pour éclairer l'expérience clinique. Il ne peut être question ici de rendre compte de tous les aspects du remarquable travail de Tellenbach, mais simplement de souligner en quoi sa perspective diffère effectivement de celle de Binswanger. Il faut tout d'abord noter qu'il ne s'attache qu'à une forme particulière de mélancolie, la mélancolie dite unipolaire, par opposition à celle dite bipolaire dans laquelle alternent accès mélancoliques et accès maniaques. Il faut ensuite souligner qu'il tente d'élaborer, par l'examen systématique des malades guéris, la structure du type mélancolique qui peut servir de terrain préalable à la psychose. Sa description du typus melancholicus met l'accent sur l'attachement à l'ordre et l'hypertrophie du sens du devoir propres au mélancolique. Ce type de personnalité est caractérisé par une double perturbation de la possibilité de la réalisation de sa propre ipséité que Tellenbach nomme respectivement includence et rémanence[12]. Par includence il faut comprendre le fait pour le mélancolique de s'enfermer dans des limites qui sont celles de l'accomplissement régulier de ses tâches, et c'est là ce qui caractérise le typus melancolichus du point de vue de ses caractéristiques spatiales. Du point de vue de sa situation temporelle, c'est la relation du mélancolique à l'avenir qui est modifiée de façon décisive, de sorte qu'apparaît un blocage du mouvement vital de base. L'accablement, la Schwermut, naît de cet échec dans l'atteinte à une authentique autoréalisation. C'est le fait de rester-en-arrière de soi-même que Tellenbach nomme « rémanence », laquelle se caractérise par le sentiment d'être en faute par rapport à ses propres exigences ou à celles d'autrui. Dans la mesure où une situation pathogène (déménagement, promotion, départ à la retraite, maladie, mariage, naissance, deuil, etc.) favorisant l'includence et la rémanence se présente, le type mélancolique peut se transformer en maladie mélancolique. L'intérêt de la description que fait Tellenbach du type mélancolique réside donc dans la mise en lumière de la structure d'includence-rémanence qui manifeste que cette personnalité n'est en mesure d'assurer sa sécurité subjective qu'en limitant l'espace de son action et en liant constamment le présent avec le passé.

 

Or c'est en s'appuyant sur cette structure particulière de temporalisation par laquelle le temps pour le mélancolique perd son caractère de champ de possibilité d'actualisation du soi pour prendre le caractère contraignant d'une dette non remboursable que Kimura Bin, qui s'inscrit lui aussi dans le courant de pensée du groupe de Heidelberg, est amené dans son étude sur « La temporalité de la schizophrénie », texte rédigé en 1976, à proposer l'hypothèse selon laquelle les phénomènes psychopathologiques peuvent être ramenés à deux formes opposées de structure temporelle. Ce que l'on peut nommer « la phénoménologie du soi » de Kimura se développe en rapport étroit avec les analyses heideggériennes de la temporalité du Dasein dans la mesure où selon Kimura « vivre le temps veut dire la même chose qu'être son propre être là »[13]. Ce que la psychopathologie peut selon lui mettre en évidence, c'est précisément la multiplicité de la constitution temporelle ontologique de l'ipséité. C'est ainsi que le temps vécu par le type mélancolique a une inclination prépondérante vers le passé ou plus précisément vers ce que Heidegger nomme l'être-été (Gewesensein). Mais à cet égard Kimura n'est pas pleinement en accord avec les analyses de Binswanger. Contre ce dernier qui voit dans l'autoaccusation du mélancolique un phénomène d'infiltration du moment protentionel dans le moment rétentionel, Kimura met l'accent sur le fait que c'est l'entièreté de la temporalité qui est vécue par le mélancolique comme irrévocable. De même le caractère déterministe du délire mélancolique n'est pas selon lui dû à la substitution du moment rétentionnel de la perte à celui de la protention, mais il s'agit plutôt d'une perte de l'anticipation des possibilités existentielles dans un temps vécu comme arrêté du fait de l'endettement antérieur. Ainsi l'expérience du mélancolique peut être considérée comme l'expression d'un processus phénoménologique fondamental caractérisé par l'irrémédiabilité et le déjà révolu, et Kimura choisit de désigner ce mode d'être par l'expression latine post festum qui signifie « après la fête » ou « trop tard », par opposition à ce qui se passe dans les accès maniaques ou les bouffées délirantes, où, comme le notait déjà Binswanger dans son étude de 1933 sur La fuite des idées, le sujet s'adonne à la joie de la fête existentielle et ne vit que dans le pur présent, les dimensions du passé et de l'avenir ne jouant plus alors aucun rôle.

Or les expériences psychopathologiques liées à la schizophrénie montrent selon Kimura une structure de temporalité diamétralement opposée à celle de l'attachement conservateur au statu quo ante et à la structure d'includence-remanence décrite par Tellenbach. Kimura donne l'exemple d'un patient qui, hospitalisé à plusieurs reprises, refuse de prendre les médicaments qui lui sont à chaque fois prescrits et explique qu'il ne supporte pas de voir son comportement décidé par le médecin bien qu'il sache « rationnellement » que ne pas obéir aux ordres du praticien l'expose à une nouvelle hospitalisation. Kimura souligne que pour ce patient la prise de médicaments signifie l'enfoncement de son présent dans l'avoir-déjà-été, à savoir dans sa détermination de malade mental. Contrairement à ce qui se passe dans la protention authentique, qui prend appui sur l'ensemble du passé, la protention de ce type de malade vise à se réaliser en tranchant brusquement avec le passé pour se devancer dans une liberté vide. C'est cette structure de temporalité dominée par l'anticipation de l'avenir que Kimura exprime par l'expression ante festum.

Kimura s'appuie essentiellement sur l'analyse existentiale heideggérienne pour mettre en évidence la différence des deux structures temporelles post festum et ante festum. La structure temporelle post festum renvoie dans l'analytique existentiale à la facticité de la Geworfenheit, de l'être-jeté, qui fait du Dasein un être qui n'a pas posé son propre fondement, mais qui a à l'assumer et qui demeure ainsi constamment en dette par rapport à lui-même. Le moi qui est ainsi en question dans la mélancolie est le moi qui a déjà été, le moi jeté au monde, qui constitue le « devoir » du moi qui a à être dans le futur et qui est ainsi toujours vécu sous l'aspect de ce que Tellenbach nomme « rémanence ». Mais dans la schizophrénie il s'agit non plus d'une crise du moi tournant autour de l'avoir, de la perte et du devoir, mais d'une crise du moi qui concerne l'être et le pouvoir-être, c'est-à-dire la constitution même de l'ipséité, qui se voit sans cesse mise en question par l'avenir. Or l'analytique existentiale heideggérienne donne un privilège à l'extase de l'avenir, au sens où pour Heidegger « la temporalité se temporalise originairement à partir de l'avenir »[14]. L'avenir est en effet le moment essentiel de l'existence d'un être qui, parce qu'il est temporel, n'est pas sur le mode de la substance, mais a à être et se rapporte ainsi à son être comme à sa possibilité la plus propre, ce qui signifie qu'il est toujours déjà en avant de lui-même, ce que Heidegger nomme souci, (Sorge), au sens non psychologique de ce terme. Ce qui fait donc question chez le schizophrène, c'est précisément cet advenir du Dasein à lui-même qui s'accomplit alors sous la forme de ce que Binswanger a décrit dans son concept de Verstiegenheit, de présomption. Car l'angoisse de l'avenir, l'angoisse engendrée par l'imprévisibilité pure, le fait qu'il peut advenir à chaque instant quelque chose qui n'est pas encore présent, peut prendre chez le schizophrène la forme du désir ardent d'un avenir inconnu. C'est ainsi que les sujets à tendance schizophrénique font preuve dans leur vie quotidienne d'une inclination marquée à imaginer des possibilités futures hors de portée ou des idéaux irréalisables.

Kimura est ainsi conduit à voir dans cette double constitution temporelle de l'ante festum et du post festum une structure fondamentale de l'être humain. Il y a en effet une sorte de dédoublement du moi qui est au fondement de ce qui constitue la particularité de l'être de l'homme pour lequel, comme le souligne Heidegger, il y va en son être de cet être même[15]. Le moi est à l'origine absent de lui-même, et il lui faut donc d'abord venir à lui-même. Mais pour qu'il puisse ainsi venir à soi, il faut qu'il assume continûment et intègre sa propre histoire et il ne peut le faire que selon la structure de la dette à l'égard de soi-même. Si l'on compare cet heureux événement de la réalisation authentique de soi-même dans ce présent authentique que Heidegger nomme Augenblick, instant, avec la fête, on peut rapprocher le moment ante festum de l'anticipation joyeuse de l'avènement de la fête ou, comme c'est le cas dans la schizophrénie, du pressentiment angoissé de son ratage, alors que le moment post festum correspond à la satisfaction qui succède à la fête ou au contraire, et c'est là ce qui constitue la mélancolie, à l'accablement provoqué par le regret d'une erreur irréparable qui la suit. Si l'on considère, comme le fait Kimura, que les deux registres ante festum et post festum caractérisent aussi bien les sujets sains que les malades mentaux, il apparaît alors clairement que ces différents modes de temporalisation peuvent former la base d'une nouvelle classification anthropologique des maladies mentales qui conduit à l'éclatement des cadres nosologiques traditionnels.

 

Qu'apporte par rapport à ces conceptions de la mélancolie, dont on a vu qu'elles opposent chez Binswanger manie et mélancolie et chez Kimura schizophrénie et mélancolie, les travaux[16] que Alfred Kraus a consacrés à la question de la constitution pré-morbide des mélancoliques ?  Ce que ce dernier se donne en effet pour tâche, c'est d'analyser, dans la ligne de ce que Tellenbach nomme le typus melancholicus, ce qui caractérise la manière dont la temporalité est vécue par les patients mélancoliques avant que ceux-ci ne tombent véritablement dans la psychose[17]. Il s'agit donc essentiellement de s'interroger, dans une perspective qui est celle d'une « chronopathologie » générale, sur les modifications de la temporalité qui peuvent être à l'origine des psychoses. A cet égard, c'est dans la perspective de la philosophie de l'existence, qui voit essentiellement en l'homme un être qui s'autotemporalise, en d'autres termes, dont l'être est essentiellement temporalisation de soi, que se place Alfred Kraus. Il se réfère ici à la conception heideggérienne de la temporalité qui voit en celle-ci un « être hors de soi originel », un Ausser Sich Sein, selon la définition que l'on trouve dans le §65 de Etre et temps[18].

Mais il me semble que c'est en des termes plus directement sartriens qu'il formule les conséquences qui découlent d'une telle définition. Un des derniers textes publiés en français par Alfred Kraus est précisément intitulé "La psychanalyse existentielle de Jean-Paul Sartre et ses applications pratiques"[19]. De ce texte très riche et qui fait la démonstration de l'importance de la psychanalyse existentielle sartrienne pour la psychiatrie, je ne retiendrai que l'idée maîtresse que Alfred Kraus tire de L'être et le néant, à savoir la récusation de toute conception réifiante de l'homme, qu'il s'agit avec Sartre de penser comme un être qui se transcende constamment lui-même et dont tout mode de vie et de comportement symbolise le choix originel qu'il fait de lui-même en totalité. Or un tel choix, qui est choix d'être, ne peut se faire que par la traversée de l'angoisse, affect qu'il ne s'agit plus, comme le fait la psychanalyse, de mettre en relation avec des exigences pulsionnelles, mais bien avec l'être de l'homme dans sa totalité.

La philosophie de l'existence a en effet, depuis Kierkegaard et son Concept de l'angoisse, auquel d'ailleurs Heidegger se réfère nommément dans Etre et temps[20], vu dans l'angoisse ce qui distingue radicalement l'homme de l'animal et l'a mise en relation avec le néant et la liberté. C'est à Sartre, souligne Alfred Kraus, que l'on doit d'avoir « prolongé de manière fondamentale pour la psychiatrie la pensée heideggérienne d'une expérience du néant dans l'angoisse »[21]. Sartre a en effet mis l'accent sur le fait que l'être de l'homme est en réalité un non-être et a immédiatement compris ce néant du pour soi en termes temporels. Selon Sartre, explique Alfred Kraus : « Je ne suis pas mon futur, parce que je ne le suis pas encore, je ne suis pas mon passé parce que je ne le suis plus, et je ne suis pas non plus mon présent parce je suis d'une certaine manière mon passé et mon futur. Mon être est toujours en dehors de moi »[22]. C'est ce néant d'être qu'est pour lui-même l'être humain qui est l'origine de sa liberté, et c'est cette liberté qui ne peut se révéler que dans l'angoisse, laquelle est conscience de la séparation d'avec soi-même. Or c'est précisément cette angoisse, qui, comme Heidegger l'a lui-même bien montré, est la révélation du soi authentique, qui trouve aussi son expression dans certaines conduites pathologiques, telles que les phobies, ou les conduites obsessionnelles, qui sont pourtant aussi autant de tentatives de l'esquiver.

Les phobies de l'espace peuvent ainsi être considérées comme l'expression de l'angoisse  devant des possibilités dans lesquels l'être humain peut se perdre, soit qu'il ait peur d'être enfermé et immobilisé (claustrophobie) soit qu'il ait peur de se dissoudre dans un espace trop large (agoraphobie). Mais l'angoisse devant la perte de soi peut également s'exprimer dans la mélancolie, qui se caractérise, comme l'a souligné Tellenbach, et comme le rappelle Kraus dans son article de 1986, par « une fixation sur le proche et le mineur »[23]. C'est en effet parce que le mélancolique demande lui aussi aux objets familiers qui l'entourent la confirmation de sa propre identité qu'il est si fortement attaché à l'ordre et à l'accomplissement régulier de ses activités. S'il se caractérise par son zèle, son amour du travail et la minutie avec laquelle il l'accomplit, c'est précisément parce qu'il lutte contre l'écoulement incessant du temps et qu'il tente donc, en travaillant jusqu'à la limite de l'épuisement, d'échapper à cette expérience d'un temps vide que sont pour lui les périodes de repos.

Il y a ainsi chez le mélancolique une modification profonde des relations temporelles : le futur n'a de sens que par rapport à la tâche à accomplir actuellement, il est donc entièrement réifié. Il faut en effet bien distinguer le temps de travail du temps existentiel. Ce dernier est qualitatif, ce qui veut dire qu'aucun laps de temps n'y est identique à un autre, alors que dans le temps de travail on a affaire à des intervalles de temps identiques. En bref, on a d’un côté un temps répétitif et parfaitement mesurable, de l'autre une temporalité ouverte à l'imprévisible. C'est donc dans ce temps réifié, caractéristique surtout des sociétés industrielles, que le mélancolique trouve refuge : il fait montre d'une incapacité à abandonner son travail, car la répétition sans avenir de l'identique lui permet ainsi d'échapper à l'imprévisibilité du temps existentiel. Mais il est également constamment en souci à l'égard du temps, qui risque de lui manquer pour achever sa tâche, d'ou les planifications à l'avance et le décompte anxieux du temps en programmes de travail quotidiens. Il rappelle ainsi, note judicieusement Alfred Kraus, le Dasein inauthentique dont Heidegger dit qu’il perd constamment son temps et n'en a jamais[24].

Cette tendance à la réification du temps est également à mettre en rapport avec ce que Shimoda, un psychiatre japonais aux travaux duquel Alfred Kraus s'est beaucoup intéressé[25], nomme statothymie, à savoir la propension à rester attaché à des pensées et à des sentiments. C'est en effet cette statothymie qui explique la difficulté qu'ont les mélancoliques à se détacher de leur travail, au point de souffrir de graves troubles du sommeil, car les soucis quotidiens font constamment intrusion dans leur conscience et les empêchent de dormir ou mènent à un sommeil peu réparateur, la phase de sommeil paradoxal, celle qui permet le rêve, étant fortement diminuée chez eux. Cette incapacité à s'immerger dans le monde ludique des rêves va de pair avec le peu de goût qu'ils montrent pour le jeu en général. Car l'activité ludique permet justement de donner un sens à ce « temps vide » que redoute tant le mélancolique et de faire donc l'expérience d'une autre temporalité que celle du devoir et du travail.

C'est parce que le mélancolique est par avance fermé à la nouveauté qu'il redoute toute perturbation de sa routine quotidienne. Etre d'habitude, il manque donc de cette spontanéité qui permet, face à un événement inattendu, l'improvisation d'une conduite nouvelle et c'est précisément ce manque de plasticité dans le comportement qui le prive de possibilité de développement. C'est cette syntonie, cette trop grande adaptation à son environnement, ce trop grand accord avec soi-même, qui explique également le rapport sans distance qu'il entretient avec son rôle social. Le rôle social est en effet pour le mélancolique ce qui garantit son identité, une identité qui n'est pas à constituer toujours à nouveau selon les aléas de l'existence, mais qui est d'emblée donnée et qui renferme ainsi un futur fabriqué à l'avance. C'est ce qu’Alfred Kraus nomme l'hyper-identification à leur rôle qui conduit les mélancoliques à remplir celui-ci de façon elle aussi hypernormale, ce qui peut les jeter dans la dépression la plus grave lorsque leurs prestations se voient, par exemple par suite de maladie, soit diminuées, soit totalement empêchées. Cette « hyper-identification à l'être », comme la définit Kraus – et il faut évidemment prendre ici le terme d'être, qui est synonyme ici d'être en soi, dans un sens sartrien et non pas heideggérien –, qui aboutit à une véritable sclérose de l'identité se caractérise donc par la prédominance d'un temps réifié et d'un repli sur l'avoir-été dont le mélancolique ne parvient pas à se séparer et qu'il a tendance à vouloir inlassablement répéter. Je cite ici Alfred Kraus lui-même : « Une formation de l'identité par hyper-identification implique une fuite devant cette néantisation de l'être qui imprègne toute l'expérience existentielle du temps »[26].

Dans le texte d'une  conférence intitulée « Modes d'existence des hystériques et des mélancoliques » qui fut prononcée pendant la décade de Cerisy de septembre 1989 consacrée à « Psychiatrie et existence » dont les actes ont été publiés par Jérôme Millon en 1991, Alfred Kraus aborde de front la question de l'identité à travers l'opposition du mode d'être hystérique et du mode d'être mélancolique. La disposition particulière de l'être qui est celle de l'hystérique, et qui, selon la formule de Jaspers, le conduit à privilégier le paraître sur l'être, nous oblige en effet à reposer la question de l'identité de l'homme, qui ne peut nullement être définie comme une identité dans un sens absolu, mais au contraire comme ce perpétuel « être au delà de soi-même » que Sartre, avec Heidegger, nomme transcendance et qui renvoie à l'idée heideggérienne de la structure ex-tatique, et donc éminemment temporelle, de l'être-homme. C'est en effet parce que nous nous trouvons toujours à une certaine distance de nous-mêmes que nous pouvons endosser des rôles différents et qu'ainsi, selon là encore une formule sartrienne, nous ne pouvons « jamais être quelque chose sans jouer à l'être »[27]. L'hystérique, qui se caractérise par sa très grande facilité à passer d'un rôle à l'autre, est l'exemple même de ce que l'on pourrait nommer, par contraste avec l'hyper-identification du mélancolique avec son rôle, une hypo-identification ou insuffisance d'identification avec soi-même. C'est ce manque de fidélité à l'égard de soi-même qui explique d'ailleurs l'émotivité particulière des hystériques, qui, prenant constamment la pose, parviennent à s'abuser eux-mêmes sur leurs propres sentiments, le fait de les jouer de manière corporelle leur donnant l'illusion passagère qu'ils les ressentent effectivement. On voit ici que c'est bien un trouble de la temporalisation qui est à l'origine des conduites émotionnelles propres à l'hystérique.

Il en va de même, mais en sens inverse, pour le mélancolique. Chez celui-ci, pourrait-on dire, l'être est si identique au paraître que le mélancolique n'a plus aucune distance par rapport à lui-même, et il est donc complètement à la merci de l'état de tristesse dans lequel il se trouve, ce qui implique qu'il ne peut plus se comporter vis-à-vis de celui-ci. Comme le dit très justement Kraus, « il n'a pas en quelque sorte une émotion, il est cette émotion »[28]. Les sentiments chez lui restent pour ainsi dire confinés à l'intérieur du corps et ne parviennent plus à s'exprimer au dehors. On pourrait donc dire que si l'hystérique considère sa propre transcendance par rapport à lui-même comme un espace de jeu dans lequel son identité se dissout, le mélancolique au contraire fait l'expérience d'un défaut de transcendance qui l'oblige en quelque sorte à faire corps avec lui-même.

Car c'est bien dans le rapport au corps que se marquent également les insuffisances dans le processus de temporalisation qui caractérisent l'hystérique et le mélancolique. Le fait pour l'homme de n'être pas ce qu'il est et d'être ce qu'il n'est pas, pour reprendre une formule de Sartre, explique que l'être humain puisse avoir avec son corps une relation ambiguë, d'identité et de non identité, et qui est vécue tantôt sur le mode de l'être, et tantôt sur celui de l'avoir. L'hystérique, lui, nie le fait qu'il est son corps, puisqu'il parvient à traiter celui-ci comme un quasi-objet ou comme le corps d'un autre, alors que le mélancolique au contraire ne connaît qu'un seul mode de rapport à son corps, celui de l'identification pure et simple, ce qui se traduit par le manque de disponibilité du corps pour exprimer par un comportement un état psychique, et par le fait que le corps s'impose alors dans sa matérialité de corps objectif, par une lourdeur pesante et une absence de mobilité.

C'est encore l'opposition de leurs modes déficients de temporalisation qui explique leurs modes opposés de rapport à autrui. L'hystérique a essentiellement besoin du regard des autres, moins pour les abuser par le spectacle qu'il leur donne, que pour parvenir à se voir lui-même à travers leurs yeux et à se pourvoir ainsi d'une identité momentanée. L'hystérique est ainsi foncièrement dépendant d'autrui, qui peut seul lui garantir son identité. Pour le mélancolique, c'est l'inverse : son manque de distance par rapport à lui-même le rend inapte à se montrer autre qu'il n'est et donc à entrer en relation avec l'autre. Il ne peut en effet adopter le point de vue de l'autre et peut donc encore moins montrer de compréhension pour ce que les autres ressentent. Les perturbations du processus de temporalisation, on le voit, sont à l'origine même de celles du rapport à autrui : à l'égocentrisme de l'hystérique, qui ne voit l'autre que par rapport à lui-même, correspond en sens inverse l'autisme du mélancolique, qui ne parvient pas à sortir de lui-même pour rencontrer l'autre.

D'un point de vue en effet strictement temporel, on pourrait dire de l'hystérique qu'il dissocie les extases du temps au point que la perspective temporelle qui est la sienne est d'une étroitesse parfois réduite au seul moment actuel. Refusant d'être déterminé par le passé, il est insouciant quant à l'avenir et se veut disponible pour tout ce qui peut se produire dans l'instant. Le mélancolique au contraire vit sur le mode du parfait, de l'avoir-été, et se montre plein de crainte à l'égard de ce qui est nouveau. Chez lui, l'extase de l'avenir est comme rabattue sur celle de l'avoir-été et identifiée à elle. C'est ce qui se produit lorsque les repères identificatoires du mélancolique, à l'occasion d'un déménagement, d'une mise à la retraite, ou d'un événement imprévu, se voient menacés ou perdus. Kraus use à ce propos de l'heureuse expression de « paralysie de la dynamique temporelle »[29]. Dans un texte récent, « Is Depression the Core of Melancholia ? », publié dans le collectif Phénoménologie des sentiments corporels, édité par B. Granger et G. Charbonneau aux éditions Le Cercle Herméneutique, Kraus utilise l'expression, pour parler de la mélancolie, de « lacking of self-transcendance », de manque d'auto-transcendance. C'est cette incapacité du patient à opérer sa propre temporalisation qui explique qu'il se plaigne de ne pas être capable de parler, de se mouvoir et de se comporter en général.

Toute cette analyse a permis de comprendre la mélancolie comme la concrétisation même de l'expérience de la perte d'identité et d'un défaut d'être incompensable. C'est en effet parce que le mélancolique est à la recherche d'une identité qu'il ne parvient jamais à réaliser qu'il est sur le mode de l'hyper-identification à l'être et qu'il tente alors de se donner pour ainsi dire à lui-même les caractères de ce que Sartre nomme  l' « en soi ». Se priver de toute capacité de devenir est ainsi la solution que le mélancolique apporte à sa manière déficiente de vivre le temps. Le temps est en effet non pas seulement ce qui introduit de la distance par rapport à nous-mêmes, en nous éloignant par exemple de notre avoir-été, mais aussi ce qui nous met en relation avec nous-même, par le fait que c'est uniquement en projetant l'horizon de l'avenir que nous parvenons, comme Heidegger l'a fortement souligné, à assumer notre passé. Le temps, précise Kraus, signifie donc à la fois « rupture et continuité, perte et gain », et c'est pourquoi le processus de temporalisation doit essentiellement être compris comme le rapport réciproque et le jeu des différentes extases du temps les unes par rapport aux autres. L'expérience du mélancolique témoigne de la manière déficiente dont il vit sa propre transcendance : il ne considère en effet qu'un seul aspect du processus de temporalisation et ne voit dans le devenir que ce qui conduit à une séparation avec l'être, à une rupture et à une perte. On pourrait dire qu'il ne parvient pas à faire face à son propre néant, précisément parce qu'il l'absolutise, en fait un nihil negativum, et à voir en lui ce que Heidegger, dans Qu'est-ce que la métaphysique ?, y décelait, à savoir un visage de l'être lui-même.

 


[1] Cf. L. Binswanger, Mélancolie et Manie, Paris, PUF, 1987.

[2] Ibid., p. 115.

[3] Ibid., p. 54.

[4] Ibid., p. 115

[5] Ibid., p. 39

[6]Ibid., p. 51.

[7]Ibid., p. 50.

[8]Ibid., p. 116.

[9] Ibid., p. 29.

[10] Ibid., p. 33.

[11] Ibid., p. 49. Il s'agit ici du délire de perte dans lequel le malade considère la perte comme déjà réalisée, comme « fait accompli ».

[12] Cf. Hubertus Tellenbach, La mélancolie (1961), PUF, Paris, 1979, p. 198 à 229.

[13]  Kimura Bin, Ecrits de psychopathologie phénoménologique, PUF, 1992, p. 51.

[14] Martin Heidegger, Sein und Zeit, Niemeyer, Tübingen, 1963, p. 331. Trad. fr. Être et temps, Gallimard, Paris, 1986..

[15] Ibid., p. 42.

[16]  Il faut mentionner ici, en plus des articles auxquels il est fait allusion dans ce texte, le livre publié chez Enke à Stuttgart en 1977 sous le titre Sozialverhalten und Psychose Manisch-Depressiver.

[17]  Il faut rappeler à cet égard, comme le fait Alfred Kraus dans un autre texte, « Is Depression the Core of Melancholia ? », récemment publié dans le collectif Phénoménologie des sentiments corporels édités par B. Granger et J. Charbonneau aux éditions Le Cercle Herméneutique, que « a disturbance of affect or mood can only be called a psychotic one, if delusion is concomittant », op. cit., p. 104.

[18] M. Heidegger, Sein und Zeit, Niemeyer, Tübingen, 1963, p. 329.

[19] Alfred Kraus, « La psychanalyse existentielle de Jean-Paul Sartre et ses applications pratiques », in Le Cercle Herméneutique, avril 2003, p. 152 sq.

[20]  Sein und Zeit, op. cit., p. 190 (note).

[21] « La psychanalyse existentielle de Jean-Paul Sartre et ses applications pratiques », op. cit., p. 155.

[22] Ibid.

[23] H. Tellenbach, op. cit., p. 111. Cité par Alfred Kraus dans « La temporalité dans la constitution prémorbide des mélancoliques », Actualités psychiatriques n°5, mai 1986, p. 37.

[24] Sein und Zeit, op. cit., p. 410.

[25] Alfred Kraus a résumé et référencé les œuvres de Shimoda en 1971.

[26] "La temporalité dans la constitution prémorbide des mélancoliques", op. cit., p. 40.

[27] Jean-Paul Sartre, L'être et le néant, Paris, Gallimard, p. 316. Cité par Kraus dans « Modes d'existence des hystériques et des mélancoliques » in  Psychiatrie et existence, Textes réunis par Pierre Fédida et Jacques Schotte, Grenoble, Jérôme Millon 1991, p. 266.

[28] « Modes d'existence des hystériques et des mélancoliques »,  Psychiatrie et existence, Grenoble, Million, 1991, p. 272.

[29]. « La temporalité dans la constitution prémorbide des mélancoliques », op. cit., p. 40.