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CABESTAN P. (30/5/2015)

« Couvrez ce sein que je ne saurais voir »

Ecole Française de Daseinsanalyse

Journée d’étude du 30 mai 2015

 

 

 

 

« Revêtons-nous de ces simarres de gaze : elles ne voileront de

nos attraits que ce qu’il faut cacher au désir »

D. A. F. de Sade, La philosophie dans le boudoir,

Paris, Gallimard, collection folio, 1976, p. 53

Philippe Cabestan

 

 

 

On se souvient sans doute de ces quelques vers du Tartuffe de Molière :

Couvrez ce sein que je ne saurais voir:

Par de pareils objets les âmes sont blessées,

Et cela fait venir de coupables pensées.

D’emblée apparaît l’étroite parenté que l’Eglise catholique établit entre la pudeur et l’inhibition du désir, l’impudeur et le péché de chair. De ce point de vue, la pudeur féminine est censée prévenir toute tentation, tentation éminemment coupable car, comme le soutient l’Evangéliste, « Quiconque regarde une femme avec convoitise a déjà commis dans son cœur l’adultère avec elle » (Mt 5, 28).

La réponse de Dorine à Tartuffe ne manque pas de sel :

Vous êtes donc bien tendre à la tentation,

Et la chair sur vos sens fait grande impression!

Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte:

Mais à convoiter, moi, je ne suis pas si prompte,

Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,

Que toute votre peau ne me tenterait pas.

Manifestement, Dorine tourne en dérision et la sensualité et la fausse pudeur d’un homme dont l’existence est en vérité une imposture. Mais cela ne signifie nullement que Dorine se moque de la pudeur en tant que telle. En l’occurrence, tout est une affaire de mesure, et la pudeur véritable se tient, semble-t-il, à mi-distance entre, d’un côté, la pudeur excessive ou pudibonderie et, de l’autre, l’impudeur, c’est-à-dire l’absence de pudeur. Cependant, ce juste milieu a-t-il lui-même quelque consistance ? La pudeur — comme la honte dont elle est inséparable — ne relève-t-elle pas de ces conventions sociales (nomos) que rejetaient les philosophes cyniques comme Diogène, Cratès ou Hipparchia au nom de la nature (phusis)[1] ? Pourtant, comme l’écrit Jean-Claude Bologne dans son Histoire de la pudeur, « toutes les époques ont eu conscience d’un sentiment de pudeur, qui s’affirmait de façons diverses et parfois contradictoires »[2]. Dans une perspective comparable, Stendhal soutient que « les trois quarts de la pudeur sont chose apprise »[3]. C’est donc qu’un quart ne l’est pas. Ainsi, à rebours de toute forme de relativisme historiciste, et dans la perspective d’une anthropologie philosophique, on peut se demander si la honte et la pudeur, loin d’être les fruits de l’éducation, ne plongent pas leurs racines au plus profond de l’être de l’homme. Mais que signifie ce « au plus profond » ?

            C’est à cette question que nous voudrions essayer de répondre en nous appuyant sur l’EN et, notamment, sur la troisième partie de cet essai. En effet, au cours de cet essai, Sartre confère à la honte une signification proprement ontologique et envisage « La pudeur et, en particulier la crainte d’être surpris en état de nudité » comme « une spécification symbolique de la honte originelle »[4]. Qu’est-ce à dire ? Comme nous allons le voir, la honte et la pudeur, pour Sartre, ne relèvent pas plus de la nature que de la convention quoiqu’elles soient inscrites dans l’être de l’homme et soient constitutives de son humanité[5]. Nous procéderons en trois temps et nous nous demanderons tout d’abord ce qu’est la honte ; puis, ce qu’est la pudeur. Enfin nous proposerons quelques remarques critiques.

I. Qu’est-ce que la honte ?

La honte est abordée à plusieurs reprises dans l’EN mais c’est dans le cadre de l’analyse de l’être-pour-autrui et du regard, que Sartre présente une description approfondie de la honte[6]. On se souvient peut-être de l’exemple sartrien : « Imaginons que j’en sois venu, par jalousie, par intérêt, par vice, à coller mon oreille contre une porte, à regarder par le trou d’une serrure »[7]. Il convient de noter que, ce faisant, je suis alors dans une attitude préréflexive ou irréfléchie et que dans une telle attitude il n’y a pas — tout du moins pour Sartre — de place possible pour la honte. Mais, coup de théâtre, « voici que, écrit Sartre, j’ai entendu des pas dans le corridor : on me regarde ». Remarquons au passage que, délibérément, afin de bien distinguer le regard en tant que tel et les yeux en tant que support possible et contingent du regard, Sartre limite la présence d’autrui à des pas dans le corridor. Mais ces pas, support probable du regard d’autrui, suffisent à modifier de fond en comble la situation : ils témoignent de la présence probable d’autrui et, du même coup, me voici envahi par la honte.

Sartre ne cherche pas ici à décrire la honte en tant qu’émotion, d’un point de vue psycho-phénoménologique. Ainsi, contrairement à l’Esquisse d’une théorie des émotions[8], il n’envisage pas plus les phénomènes physiologiques qui accompagnent la honte, comme le rougissement, que la gestuelle de la honte — gestuelle par le truchement symbolique de laquelle le sujet tente magiquement de se soustraire au regard d’autrui, en se couvrant par exemple le visage ou en se tassant sur lui-même comme s’il souhaitait disparaître sous terre[9]. Car ce que Sartre entend mettre ici en évidence c’est le simple fait que dans la honte, j’ai honte de moi. Or, si l’on y réfléchit, cela ne va nullement de soi. Comment puis-je, en effet, avoir honte de moi alors même que, comme nous venons de le souligner, je ne suis pas dans une attitude réflexive où je tenterais de me saisir comme objet mais dans une attitude préréflexive dans laquelle je vise un objet transcendant ? La solution de l’énigme réside précisément dans le regard d’autrui : pour Sartre — comme pour Descartes[10] — la honte présuppose toujours, d’une manière ou d’une autre, le regard d’autrui : « j’ai honte de moi devant autrui ». A cet égard la honte est un phénomène éminemment intersubjectif. Par suite, il m’est rigoureusement impossible d’éprouver de la honte indépendamment du regard d’autrui. En outre, si dans la honte j’ai honte de moi, ce moi n’est pas n’importe quel moi puisque c’est le moi que je suis pour autrui. Autrement dit, ce moi c’est ce que Sartre appelle mon être-pour-autrui dont la honte qui m’envahit soudain me dévoile l’irrécusable réalité.

Il faut bien reconnaître que cette description de la honte souffre d’une certaine ambiguïté que nous voudrions dès à présent lever. Il convient tout d’abord de préciser que, même si elle est privilégiée par Sartre, la honte n’est qu’une réaction originelle parmi d’autres à la présence d’autrui. Car le regard d’autrui peut également susciter selon les circonstances la crainte, si je me sens en danger[11], l’orgueil ou encore la fierté. Mais il faut surtout noter, bien que les situations envisagées par Sartre laissent entendre le contraire, que la honte suscitée par le pur et simple regard d’autrui est de nature ontologique, au sens où elle est indépendante du caractère socialement ou moralement condamnable de ma conduite. En effet, la honte qui m’envahit tient à la pure et simple objectivation de ma liberté quelles que soient les conduites dictées par cette même liberté. C’est pourquoi Sartre distingue entre ce qu’il appelle parfois « la honte pure » éprouvée sous le regard d’autrui, « la honte en tant que sentiment originel », et la honte liée à des prescriptions sociales ou morales qui n’est qu’un sentiment dérivé, dont la honte pure est la condition de possibilité. D’un point de vue strictement ontologique, je n’ai pas plus honte de ma jalousie ou de mes vices que d’être juif ou algérien. Mais j’ai honte « de ma liberté en tant qu’elle m’échappe pour devenir objet donné »[12]. La honte n’est donc nullement une disposition morale qui nous maintiendrait dans le droit chemin mais une disposition affective qui révèle au sujet une dimension nouvelle de son être, à savoir son être-pour-autrui.

Nous comprenons alors que la honte est une disposition universelle, inhérente à la condition humaine dans la mesure où toute existence est nécessairement sous le regard d’autrui, que ce dernier soit présent en chair et en os ou bien présent sur le mode de l’absence[13]. Et cette honte me révèle ma chute, c’est-à-dire la dégradation de mon être sous le regard d’autrui. Sartre écrit : « S’il y a un autre, quel qu’il soit, où qu’il soit, quels que soient ses rapports avec moi, sans même qu’il agisse autrement sur moi que par le pur surgissement de son être, j’ai un dehors, j’ai une nature ; ma chute originelle c’est l’existence de l’autre »[14]. En d’autres termes, que l’autre soit là ou pas, qu’il m’aime ou me haïsse, peu importe car sa seule présence, même à l’autre bout de la terre, suffit à me conférer une nature, c’est-à-dire une essence analogue à celle d’un être en-soi, de telle sorte que sous le regard d’autrui je suis un être qui est ce qu’il est. A cet égard, le regard d’autrui est synonyme d’aliénation, mais d’aliénation en un sens ici un peu particulier et nullement hégélien. Car cette aliénation sans réconciliation ne concerne que mon être pour-autrui, distinct de l’être que je suis pour moi-même. Si je suis sous le regard d’autrui transcendance transcendée, liberté réifiée, je demeure en tant que pour-soi libre transcendance.

II. Qu’est-ce que la pudeur ?

Cette première analyse de la honte nous permet de comprendre de quelle manière Sartre envisage la pudeur en tant que disposition dont la signification est également ontologique. A vrai dire il n’est guère étonnant que l’EN établisse un lien étroit entre la honte et la pudeur dans la mesure où, contrairement à Max Scheler[15], l’une et l’autre sont selon Sartre assujetties au regard d’autrui. Aussi partagent-elles le même souhait de se soustraire à son regard. Pensons, par exemple, à la Vénus de Médicis, surprise au sortir de l’eau et qui dissimule ses seins et son sexe. En outre, on peut rappeler que la langue allemande, contrairement à la langue anglaise (cf. shame/modesty) et à la langue française, confond la pudeur et la honte puisqu’elle n’a qu’un seul mot pour ces deux dispositions : die Scham. Pour Sartre, la pudeur est, d’un point de vue ontologique, une modalité de la honte et ne s’en distingue que par son objet : alors que la honte est honte de soi devant autrui et se rapporte à la dégradation de notre être sous son regard, la pudeur est une honte relative au corps et elle est la crainte d’être « surpris en état de nudité »[16]. Sartre écrit à ce propos : « le corps symbolise ici notre objectité sans défense. Se vêtir, c’est dissimuler son objectité, c’est réclamer le droit de voir sans être vu, c’est-à-dire d’être pur sujet ». En d’autres termes, Sartre établit un rapport de figuration symbolique entre ma transcendance transcendée et mon corps, entre mon être-objet-pour-autrui et mon corps-pour-autrui. De ce point de vue, loin d’être une simple convention sociale, la pudeur est une conduite originaire par laquelle le sujet répond à son objectivation en dissimulant son corps derrière, par exemple, un masque de vêtement.

Cette analyse de la pudeur conduit alors Sartre à réinterpréter le récit biblique de la chute. On sait que Adam et Eve, du temps de leur bienheureuse innocence, ignoraient la pudeur et qu’à la suite du péché originel « leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils surent qu’ils étaient nus »[17]. De même, pour Sartre, la pudeur et, plus généralement, la honte est inséparable de la chute du sujet et d’une forme de culpabilité qui est en l’occurrence, comme dans SZ, une culpabilité sans faute. Sartre écrit à ce propos : « C’est en face de l’autre que je suis coupable. Coupable d’abord lorsque, sous son regard, j’éprouve mon aliénation et ma nudité comme une déchéance que je dois assumer ; c’est le sens du fameux : « Ils connurent qu’ils étaient nus » de l’Ecriture. Coupable en outre, lorsque, à mon tour, je regarde autrui, parce que, du fait même de mon affirmation de moi-même, je le constitue comme objet et comme instrument (..). Ainsi le péché originel, c’est mon surgissement dans un monde où il y a l’autre et, quelles que soient mes relations ultérieures avec l’autre, elle ne seront que des variations sur le thème originel de ma culpabilité »[18]. En d’autres termes, l’homme pour Sartre est habité par une culpabilité ontologique, antérieure à toute transgression, qui se confond avec la pudeur et, plus généralement, avec la honte de soi, et dont le sentiment de culpabilité au sens courant du terme, liée donc à la transgression d’une prescription sociale, est une forme dérivée[19].

            Mais afin de bien saisir le propos de Sartre, il convient d’en souligner les limites et rappeler que ses analyses s’inscrivent non pas dans le cadre d’une anthropologie mais d’un essai d’ontologie phénomoménologique[20]. Ce qui signifie que n’est dit ici de la pudeur que ce qui relève de l’être du sujet. Ainsi ne doit-on pas s’attendre à ce que l’EN envisage la pudeur d’un point de vue sociologique, historique ou psychologique. C’est pourquoi, lorsque Sartre écrit que « se vêtir, c’est dissimuler son objectité, c’est réclamer le droit de voir sans être vu », il va de soi que le port de vêtements n’est qu’une réaction possible parmi d’autres et que l’ontologie ne saurait déterminer par avance les conduites socialement et historiquement définies, qui ont la pudeur pour origine. On peut très bien concevoir une société dans laquelle une éducation du regard remplacerait le vêtement. Dans ce cas, nul ne se dissimule et chacun pratique une sorte de regard aveugle qui voit sans voir. Toutefois, il ne faudrait pas établir entre les analyses qui se situent sur un plan ontologiques et celles qui se situent sur un plan ontique un fossé infranchissable. Car pour Sartre — comme pour Heidegger —, il revient à l’ontologie de donner ses fondements à toute anthropologie de la honte sans pour autant prétendre dicter à l’anthropologie ce que doit lui enseigner ses propres recherches. Ainsi qui s’interroge sur la pudeur apprend de l’ontologie qu’il ne s’agit pas d’une disposition contingente. En ce sens, on ne peut concevoir une société qui ignorerait absolument la honte et la pudeur. Comme le dit Scheler, « si donc un ethnologue nous assurait demain que chez tel peuple déterminé il n’existe pas d’expression du sentiment de pudeur (..), nous aurions le droit indubitable de lui signifier qu’il pourra trouver s’il cherche mieux »[21].

III. Quelques remarques critiques

            Nous voudrions à présent envisager différentes objections possibles à cette analyse sartrienne de la pudeur et, en outre, la confronter à celles de Max Scheler auxquelles nous avons déjà eu l’occasion de faire allusion.

On pourrait tout d’abord objecter que cette conception de la pudeur ignore la différence des sexes. Il est vrai que pendant des siècles la pudeur féminine a suscité un flot ininterrompu de considérations qui nous paraissent désormais singulièrement datées. Pour le plaisir on peut mentionner la manière dont Pline l’ancien associe la pudeur à la féminité en constatant que le corps d’une noyée flotte la tête en bas, pour cacher ses organes sexuels, tandis que celui d’un noyé flotte (virilement) sur le dos[22]. On remarquera à l’opposé que Sartre, dans la mesure où il adopte un point ontologique et tient la différence sexuelle pour une détermination contingente du pour-soi, évite précisément ce type de considération alors que Scheler tout au contraire attribue à l’homme et à la femme une pudeur spécifique et soutient que la femme est « par nature moins pudique que l’homme »[23]. La pudeur n’est donc ni féminine ni masculine, comme le soutient Scheler, mais humaine. Reste cependant posée la question du sens des exigences toute particulière que la pudeur impose aux femmes dans une société où les femmes sont censées être à la fois désirables et pudiques, susciter et ne pas susciter la convoitise des hommes. Je me contenterai ici de citer ce que S. de Beauvoir écrit en 1949 dans son Deuxième sexe à propos du vêtement féminin : « que le costume déguise le corps, le déforme ou le moule, en tout cas il le livre aux regards »[24]. Ambiguïté donc du vêtement féminin qui, dans notre société, soustrait et offre le corps féminin au regard masculin. Les choses ont-elles tellement changé depuis ? Nous n’en sommes pas si sûr.

Une autre objection pourrait concerner l’absence de réflexion sur l’hétérogénéité des conduites et de leurs objets, que l’être humain souhaite soustraire au regard d’autrui. De fait Sartre ne distingue pas entre les conduites et les parties du corps qui suscitent le dégoût et celles qui, au contraire, éveille le désir. En d’autres termes, il va sans dire qu’une femme ne couvre pas sa poitrine voire ses cheveux pour les mêmes raisons qu’un homme se cache pour vomir[25]. Il convient donc de ne pas confondre la pudeur liée au désir et la pudeur liée au dégoût — distinction que récuse Scheler qui établit un fossé entre la pudeur et le dégoût[26]. Dans ce dernier cas, on pourrait se demander pourquoi l’urine, le crachat, les menstrues, les selles, etc., ainsi que les conduites qui leur sont liées, suscitent plus ou moins de dégoût. Grande est à nouveau la tentation de rappeler l’étonnante variabilité des mœurs et corrélativement des goûts et des dégoûts et, ce faisant, d’ignorer une telle question. Il faut toutefois prendre garde à ne pas trop vite interpréter certaines conduites du passé et, par exemple, mettre au compte d’une bienheureuse insouciance le fait, rapporté par Montaigne, que les princes « pour dépêcher les plus importantes affaires font leur trône de leur chaise percée »[27]. Dans ce même passage des Essais, Montaigne confesse souffrir, à l’instar de l’empereur Maximilien, d’une pudeur qu’il juge pour sa part excessive et on sait que Louis XIV, souffrant de trouble digestifs, recevait assis sur sa chaise percée mais, aux dires des historiens, qu’il « s’efforçait en général de rester digne et imposant »[28]. En outre, on peut aussi s’interroger, dans le prolongement du projet sartrien d’une psychanalyse des choses, sur la signification ontologique de certaines qualités dites alors révélatrice de l’être. C’est ainsi que Sartre tente d’expliciter notre dégoût face au visqueux ou encore l’obscénité du sexe féminin[29]. Il apparaît alors que notre dégoût face aux excréments ne serait nullement une détermination contingente et culturelle. Il ne serait pas non plus le fruit d’on ne sait quel hypothétique « refoulement organique » lié à la verticalisation de l’homme, ainsi que l’imagine Freud dans Malaise dans la civilisation[30] ; mais trouverait sa signification ultime dans l’être du pour-soi et son désir d’échapper à la contingence de son être.

Conclusion

Nous voudrions très brièvement en conclusion confronter l’analyse sartrienne de la honte et de la pudeur à celle de M. Scheler que nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer à plusieurs reprises. En effet, Scheler a consacré à la pudeur un ouvrage tout à fait remarquable, dont certains propos particulièrement déplaisants sur la dégénérescence de la race aryenne ne doivent pas occulter l’intérêt. Sartre a lu très vraisemblablement cet ouvrage dont la publication in extenso en 1933 coïncide avec son séjour à Berlin[31]. Les considérations de Scheler sur la pudeur s’inscrivent dans le cadre d’une anthropologie philosophique — que Scheler n’a pas eu le temps de véritablement développée puisqu’il meurt subitement en 1928, à l’âge de cinquante trois ans — qui elle-même s’enracine dans une philosophie de la vie. En revanche, comme nous l’avons vu, les analyses de Sartre relèvent de l’ontophénoménologie et de ce qu’on peut appeler en opposition à la philosophie de la vie une philosophie de l’existence.

Ce qui frappe immédiatement, c’est la volonté, du côté de Scheler, de faire de la pudeur une disposition éminemment humaine dotée d’une finalité naturelle : en effet la pudeur, tout particulièrement chez l’homme, assure une forme d’inhibition de la vie biologique au profit de la vie spirituelle dont elle permet ainsi le développement ; tandis que chez la femme, la pudeur est plus nettement au service de la conservation de l’espèce et même de son amélioration, conformément à l’idée que l’homme est « le génie de l’esprit » et la femme « le génie de la vie »[32]. Si, pour Sartre, la pudeur est également un trait distinctif de l’être humain, dont l’existence est nécessairement coexistence sous le regard d’autrui, en revanche elle n’est pas plus une disposition féminine que masculine et elle est totalement dépourvue de finalité naturelle. On saisit ainsi en quel sens pour Sartre, la honte et la pudeur, tout en étant inscrites dans l’être de l’homme, ne constituent pas pour autant une disposition morale ou naturelle.

Complément sur la question du regard animal

« Le regard d’un chien sur moi ne me gène guère », PHP, p.414

Derrida et son chat[33]. Pourtant, si un regard n’est pas nécessairement humain, l’épreuve de mon être-regardé ne permet pas en toute rigueur d’échapper avec certitude à la solitude ontologique du cogito[34].



P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1995, p. 170-174.

Jean-Claude Bologne, Histoire de la pudeur, Hachette pluriel, 1986, p. 332.

« Une femme de Madagascar laisse voir sans y songer ce qu’on cache le plus ici, mais mourrait de honte plutôt que de montrer son bras ». Stendhal n’en conclut pas moins : « Il est clair que les trois quarts de la pudeur sont chose apprise », Stendhal, De l’amour, ch. XXVI, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 86..

EN, p.328.

Sartre envisage la possibilité d’un pour-soi totalement libre de tout pour-autrui et qui existerait sans même soupçonner la possibilité d’être un objet. Sartre en conclut que ce pour-soi ne serait pas ‘’homme’’. EN, p. 322.

EN, p. 292-341.

EN, p. 298.

Contrairement à Heidegger également, cf. l’analyse de la honte dans les ZS, p.133.

Les allemands disent : « ich möchte vor Scham in die Erde versinken (je voudrais être à cent pieds sous terre) ».

Descartes, Traité des passions, article 205.

« La crainte implique que je m’apparais comme menacé à tire de présence au milieu du monde », p. 327.

EN, p. 300.

« Ce qui est certain c’est que je suis regardé, ce qui est seulement probable c’est que le regard soit lié à telle ou telle présence intramondaine », EN, p. 316.

EN, p. 302.

« Il existe, aussi primordiales qu’une pudeur devant autrui, une ‘’pudeur devant soi-même’’ et une ‘’honte à ses propres yeux », M. Scheler, La Pudeur, trad. fr. M. Dupuy, Paris, Aubier, 1952, p. 29.

EN, p. 328. De ce point de vue, ce qu’on appelle pudeur psychique relève de la honte en général.

Genèse, 3, 7, p. 48.

EN, p. 450.

l’idée d’une culpabilité originaire ou encore d’un être en faute originaire avant toute faute n’est pas nouvelle pour un lecteur de SZ puisqu’on la rencontre lors de l’analyse des soubassements existentiaux de la conscience morale. Il en ressort que, avant toute loi morale, l’appel de la conscience dévoile au Dasein son être-en-faute. Heidegger écrit à ce propos : « L’être-en-faute ne résulte pas d’abord d’une faute commise, c’est au contraire celle-ci qui ne devient possible que ‘’sur la base’’ d’un être-en-faute original ». Il va de soi que les analyses de Sartre et de Heidegger divergent sur bien des points mais elles convergent néanmoins dans la reconduction du sentiment de culpabilité à une disposition ou culpabilité originaire dont la chute au sens biblique est une forme dérivée.

Sartre, du reste, le rappelle expressément et déclare que ses recherches « ne visent pas à constituer une anthropologie », EN, p. 322.

M. Scheler, La Pudeur, p. 51.

Pline l’ancien, Histoire naturelle, VII, 17, coll. G. Budé, p. 66 (cité par Jean-Claude Bologne, p. 12-13. Dans son Dictionnaire des idées reçues, Flaubert définit la pudeur comme « le plus bel ornement de la femme ».

M. Scheler, La Pudeur, p. 24 note 1, p. 141 et sq.

S. de Beauvoir, Le Deuxième sexe, t.II, p. 393-394.

A cet égard, les organes génitaux ont une signification ambiguë dans la mesure où leur exhibition peut, selon les circonstances, susciter le dégoût ou au contraire l’excitation.

M. Scheler, La Pudeur, p. 39.

M. de Montaigne, Essais, I, 3, p. 25.

Jean-Claude Bologne, Histoire de la pudeur, p. 161.

EN, p. 660.

S. Freud, Malaise dans la civilisation, trad. fr. Ch. Et J. Odier, Paris, PUF, 1971, note 1, p. 49 et note 1, p. 57.

Scheler n’avait publié qu’un extrait de son ouvrage, « Les fonctions du sentiment de pudeur sexuelle », en 1913 qui fut publié dans son intégralité en 1933, donc après la mort de son auteur en 1928, dans le volume I des écrits posthumes de Scheler.

M. Scheler, La Pudeur, p. 143.

J. Derrida, « L’Animal donc que je suis (à suivre) », in M.-L. Mallet (éd.), L’Animal autobiographique. Autour de J. Derrida, Paris, Galilée, 1999, p. 253 et sq.

F. Burgat, Une autre existence, Paris, Albin Michel, 2012, p. 62-63.