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de Gandt F. (10/12/2016)

Sur Délire de Binswanger

          F. De Gandt EFD 10 décembre 2016

Chronologie et principaux ouvrages de Ludwig Binswanger (1881-1966).:

1907 Thèse de doctorat en psychiatrie sous la direction de C.G. Jung (Zürich Burghölzli) Diagnostische Assoziationsstudien (Le phénomène du réflexe psychogalvanique dans les tests d’association).

Mars 1907 visite chez Freud avec Jung  (voir la Correspondance Freud Binswanger 1908-1938, trad.. par R. Menahem et M. Strauss, Calmann-Lévy 1995 ; voir aussi Mon chemin vers Freud 1957 trad R. Lewinter in L.B. Analyse existentielle et psychanalyse freudienne Gallimard 1970);

1911 Directeur de la Clinique Bellevue (succède à son père Robert)

Le cas Gerda (Analyse einer hysterischen Phobie, in Jahrbuch 1911, pp. 228-308)

Séjour de Warburg à Bellevue 1921-4 (voir L. B. et Aby Warburg, La guérison infinie, Payot 2007)

1922 Einführung in die Probleme der allgemeinen Psychologie volume I (non traduit)

1922 Ueber Phänomenologie (trad. De la phénoménologie in L. B. Introduction à l’analyse existentielle, Ed. de Minuit 1971)

1927 Parution de Heidegger Sein und Zeit

1929 Décès de son fils Robert (20 ans)

1930 Traum und Existenz (trad. par Jacqueline Verdeaux, .Rêve et existence avec une préface de Michel Foucault 1954, trad. reprise in Intr. à l’analyse existentielle ; nouvelle trad. F. Dastur, Vrin)

1933 Ueber Ideenflucht (trad. par M. Dupuis Sur la fuite des idées, Jérome Millon 2000)

1933 Das Raumproblem in der Psychopathologie (trad. par C. Gros, Le problème de l’espace, Presses Univ. du Mirail 1998)

1942 Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins (non trad.)

1944 Der Fall Ellen West ( trad anglaise in Rollo May et al., Existence, a new dimension in psychiatry , Simon and Schuster 1958 ; trad italienne ; trad française Le cas Ellen West, Ph . Veysset NRF 2016)

1945 Ilse ; 1946-7 Jürg Zünd ; 1949 Lola Voß (trad Ph. Veysset Le cas Lola Voss, Schizophrénie Quatrième étude, PUF 2012)

1950 Hendrik Ibsen und das Problem der Selbstrealisation in der Kunst (trad. par M. Dupuis, H. Ibsen, De Boeck Université 1996)

1952 Der Fall Suzanne Urban (trad J. Verdeaux, Le cas Suzanne Urban 1957, rééd. Gérard Monfort 2004)

1956 Drei Formen mißglückten Daseins :Verstiegenheit,Verschrobenheit, Manieriertheit(trad. par J.M. Froissart Trois formes manquées de la présence humaine : la présomption, la distorsion, le manièrisme, Le cercle Herméneutique 2002)

1960 Melancholie und Manie (trad. par J.M. Azorin et Y. Totoyan Mélancolie et manie PUF1987)

1965 Wahn (trad. par J.M. Azorin et Y. Totoyan Délire Jérome Millon 1993)

  1. L’unité d’une oeuvre et les problèmes d’édition.

2. Trois stades dans l’usage de la phénoménologie :

   1922 une méthode d’intuition/1930 des styles d’être au monde/1960 l’enchainement de l’expérience

3. Une phrase de Husserl durant 30 ans :

« Le monde réel ne réside que dans la présomption (Präsumption) constamment prescrite que l’expérience continuera constamment de se dérouler selon le même style constitutif .»

(Formale und transzendantale Logik 1929 p 222)

4. La transcendance et le  « problème de Husserl ».

comment le transcendant peut-il apparaître dans l’immanence ?

« Husserl a infatigablement travaillé à montrer comment le rencontré transcendant

peut devenir immanent et s’insérer dans le flux vital » (D 90)

«  Dans le monde du délire le transcendant-rencontré et l’immanent-constitué

se séparent (un abîme se creuse, klaffen auseinander) » (D 80)

5. Un petit traité systématique de phénoménologie de la connaissance.

a) Du chaos à la perception

b) La « lisibilité » du texte de l’expérience

c) Phantasia, Mnémé et Aisthesis :

d) la collaboration mnémé phantasia et les schémas mnémétiques :

Tatossian , Phénoménologie des psychoses, p. 214 : « L’expérience normale comporte – et c’est même son tout premier degré – la capacité de former en image (Bildbildung) les impressions sensorielles qu’elle reçoit, l’aisthesis, le sentir. Ce pouvoir de former en images c’est la phantasia qui continuellement fait apparaître l’aisthesis mais en suivant les prescriptions d’un troisième élément, la mnémé comme réservoir des expériences antérieures ; plus exactement la mnémé prescrit ce qui, de tout le préactuel, de tout ce qui est retenu, est en relation avec ce qui est attendu, l’image qui va apparaître. En fait la phantasia est liée indissolublement à la mnémé sous forme d’un schéma mnémétique incluant les renvois normaux, c’est à dire communs aux membres du groupe auquel appartient le sujet et ce schéma est « obligatoire » dans la formation de l’image dont il permet la précision »

6. Les « pensées» de Suzanne Urban

7. Aline et les machines enregistreuses

                                                                                              

a) Prolifération d’images ou défaut d’images ?

b) Pas d’intuition neutre et immédiate : contre Jaspers : « beaucoup de chercheurs, et même Jaspers sont d’avis que l’appréhension immédiate, dans le délire, ne s’écarte en aucune façon de la normale et que l’écart réside seulement dans le « changement de signification » (Bedeutungswandel)  (D71)

8. La chaine continue des renvois (Med Cart § 19)

« Toute apparition introduit dans l’horizon vide un plus ultra avec elle /…/ Ce qui est déjà conscient de façon originairement impressionnelle renvoie déjà par son halo à de nouveaux modes d’apparition, qui en se présentant entrent en jeu en partie comme confirmation, en partie comme déterminations plus précises ; grâce aux intentions non remplies se remplissant à présent, le déjà apparaissant s’enrichit lui-même. /…/ Ce faisant, en progressant hors de la donnée de l’apparition, ce qui de l’objet était déjà entré en jeu dans l’apparition se perd partiellement à nouveau, le visible redevient invisible. Mais il n’est pas perdu,. Il reste conscient rétentionnellement. » Husserl, Analyses sur la synthèse passive, Hu XI 11-12

9. Les possibles de l’expérience et l’accès au transcendant

(Analysen zur passiven Synthesis, Die Selbstgabe in der Wahrnehmung)

10. Un trésor : le lien entre temps et réalité : le délire comme ratage temporel

« le temps, au sens de la conscience intime du temps, de l’enchainement interne ou mieux du renvoi l’une à l’autre de la rétention, de la protention et de la présentation , ne forme plus aucun flux, ne s’écoule plus mais s’arrête » (D 43)

« Dans le délire,/…/ l’homme, comme dans le rêve, est livré aux impressions » (D 40)

1. L’unité d’une œuvre et les problèmes d’édition

 

Délire est le dernier ouvrage de la production de L.B. Avant d’entrer de plain pied dans le livre, il est utile de le situer dans l’ensemble des travaux de Binswanger, au sein d’une œuvre vaste et riche. L’unité, indubitable, apparaît si l’on aperçoit les lignes de force et les renouvellements. La continuité de l’œuvre de Binswanger ne s’impose que si l’on parvient à prendre une vue synoptique de ses productions.

On peut se reporter à la liste ci-dessus qui répertorie les œuvres marquantes de Binswanger et quelques repères biographiques : sa thèse de doctorat avec Jung, la visite à Freud en 1907, la succession de son père à la direction de la clinique, le séjour de Warburg, la parution de Sein und Zeit, le décès de son fils. Deux gros livres émergent, non traduits : l’Einführung de 1922, les Grundformen de 1943. D’autres publications qui apparaissent comme des livres sont en fait des rassemblements d’essais, comme la Fuite des idées ou le recueil Schizophrénie.

B a commencé à écrire et publier assez tôt : l’étude sur le cas Gerda paraît en 1911, dans le volume du Jahrbuch de Freud où sont publiés le cas Schreber et le texte de Jung sur la libido. Cette présentation de 1911 sur le cas Gerda (« l’analyse du talon » comme dit B), est un texte très riche qu’il faudrait traduire, en particulier à cause de la finesse d’analyse concernant la sexualité féminine et la richesse des métaphores qui émergent.

L’unité de l’œuvre est encore plus inapparente pour le lecteur français. La traduction est toujours en cours, nous venons de pouvoir enfin lire en français la magnifique étude sur Ellen West, qui n’était jusqu’à présent accessible qu’en allemand, anglais ou italien. Et il faudrait lire chaque ouvrage en étant conscient de sa place dans le développement. Comment resituer chaque élément dans cette ensemble disparate et désarticulé qu’offrent les versions françaises ? Les traductions en français ont été publiées de manière très dispersée, chez douze éditeurs différents (Minuit, Gallimard, Calmann Levy, Payot, Vrin, PUF, Monfort, Jérome Millon, Le Mirail, Le cercle herméneutique, Desclées De Brouwer, Campagne première ) et les deux recueils de Minuit et de Galllimard présentent les textes dans un ordre non chronologique.

Les textes allemands ne sont pas tous également disponibles, il n’y a pas d’édition critique, alors que LB a parfois modifié significativement ses textes. Ainsi la première édition de Rêve et existence – où il est beaucoup question de chute, et de haut et de bas - contenait un passage assez émouvant et personnel, transcrivant et commentant la fin des Elégies de Duino de Rilke, à propos de la présence des morts parmi nous. Les morts voudraient communiquer avec nous, mais pour eux le haut et le bas sont inversés, et pour eux la chute peut être heureuse. LB a publié ces lignes quelques mois après le décès de son fils Robert, qui s’est jeté d’un train.


2. Trois stades dans l’usage de la phénoménologie  .

 

Qu’a signifié la phénoménologie pour LB, aux différentes étapes de son enquête théorique et clinique ?

1922 : la Phénoménologie comme méthode d’intuition (apprendre à voir)

Si l’on remonte assez loin, il faut partir de l’effort pour définir l’apport de Freud à la psychiatrie. C’est un défi que LB s’est donné en 1910. LB a voulu donner à la psychanalyse freudienne une assise théorique, il a commencé un patient travail de 1910 à 1922, tentant de clarifier le statut et la méthode d’une science de la vie psychique, à partir de fondements philosophiques. Le livre de 1922 Einführung in die Probleme der allgemeinen Psychologie est le fruit de cette enquête : qu’est ce que l’esprit, qu’est ce que la vie mentale, qu’est-ce que la conscience ? Comment échapper à une naturalisation de l’esprit ?

LB y discute plusieurs auteurs , Des classiques comme Leibniz ou Kant et des contemporains comme Bergson, Natorp, Stumpf etc

Finalement, dans cette Einführung de 1922, la place la plus éminente est donnée à Husserl. Binswanger connaît les Recherches Logiques de 1900-1901 et les Idées de 1913. Il développe deux points principaux :

- Husserl a exposé une théorie de la conscience comme intentionnalité.

- Husserl a montré aussi qu’il fallait élargir le concept d’intuition.

Dans la conférence Ueber Phänomenologie, LB reprend et orchestre, à l’usage de ses collègues psychiatres, cette invitation à voir au delà du visible, pour entrer dans la vie et le monde des malades.. Cet élargissement de l’intuition, c’est ce que pratiquent les artistes avec génialité, et ce que la phénoménologie de Husserl enseigne méthodiquement. Il faut apprendre à voir.

1933 : Styles d’être au monde.

Quelques années plus tard, en 1927, a lieu l’éblouissement de Sein und Zeit, et LB, très proche de Heidegger par sa culture et sa situation familiale et géographique, l’étudie soigneusement Il en tire les ressources d’une application systématique à la psychiatrie (Rêve et existence, La fuite des idées). Il propose quelques développements originaux dans le cadre de l’herméneutique du Dasein : les « directions de sens », la verticalité de l’existant.

Pour simplifier on pourrait désigner ces essais phénoménologiques ou herméneutiques inspirés par Heidegger comme les description de différents styles de présence., de formes de vie (celle du maniaque, du mélancolique etc.)

Peu à peu LB prend quelque distance avec Heidegger, son grand livre de 1943 Formes et connaissance de l’existence humaine, est une sorte de pendant critique à Sein und Zeit. .C’est la période aussi des grands essais sur des cas cliniques, Ellen West, S. Urban etc.


1960-1965 : La structure de l’expérience.

Avec Mélancolie et manie puis Délire nous sommes en présence d’un troisième stade. Le projet nouveau poursuivi dans les deux derniers ouvrages est celui d’une plongée dans le fonctionnement de l’expérience. La phénoménologie est utilisée comme une science descriptive de l’expérience, normale et pathologique . On s’efforce de décrire les modes de constitution des objets, les « moments structuraux » de la vie de la conscience : par exemple comment la mélancolie déforme et tord les opérations dynamiques usuelles de rapport au passé, au présent, au futur (les trois modes de visées analysées par Husserl, retentio, protentio, praesentatio), ou encore comment l’appréhension d’autrui comme alter ego est faussée dans les conduites maniaques.

La tâche est donc de déterminer quels sont les « moments constitutifs » ou « moments structurels » (Aufbaumomente) de l’expérience., et voir quelles sont les défaillances de cette structure dans les cas pathologiques. Comment le délire se produit, où sont les « déformations ». Il ne s’agit plus seulement de décrire le monde des malades, mais « d’examiner la nature propre de ces mondes quant à leur constitution » (Mélancolie et manie, p. 20)

Délire se présente comme la suite de Mélancolie et Manie, s’ouvrant sur une reprise de Mél et Manie et un survol des critiques qui ont été adressées à l’ouvrage. (D 15-32) . Avec cette question : Mél et manie peut il être considéré comme un retour à Husserl ? comme un  « tournant phénoménologique » (Wendung) après des travaux d’inspiration « daseinsanalytiques » ? LB s’en explique dans l’avant propos :

« j’ai d’autant moins conscience d’un tournant phénoménologique que ma Daseinanalyse psychiatrique s’est toujours également servie de la méthode phénoménologique et que mon premier rapport à la Société suisse de psychiatrie sur la phénoménologie de Husserl remonte à l’année 1922 ! ». (D 9) Deux points donc  : la réception de Husserl par LB remonte bien loin, et l’analyse du Dasein s’est continuellement « servie » de la phénoménologie husserlienne.

Le mot tournant est excessif. La quête de Binswanger s’approfondit, pour tenter de décrire plus radicalement les formes de construction ou de constitution. .

Si l’on prend en perspective l’évolution intellectuelle de LB, on constate que la description devient progressivement plus génétique : la Fuite des idées de 1933 est une série d’efforts étonnants pour comprendre la structure d’ensemble de la personnalité maniaque, pour décrire le monde et l’existence de quelques malades, sous des concepts unifiants comme la Grosszügigkeit , l’optimisme ou la légèreté. Le monde du maniaque est plus petit, tout est accessible facilement, les chainons intermédiaires des projets ou des structures administratives n’arrêtent pas le succès. On décrit le monde du malade, mais on ne tente pas de description historico-biographique ou génétique

Par contraste les études rassemblées dans Schizophrénie sont plus diachroniques, par exemple le parcours et la vie de Suzanne Urban, pour lesquels Binswanger retrace une courbe de vie qui passe par des événements décisifs et différents modes de présence et d’expression (notamment la phase d’ « atmosphérisation ») .

Enfin Mélancolie et manie et Délire sont la version la plus ambitieuse et radicale de cette analyse du vécu dans ses dimensions constitutives : la phénoménologie husserlienne doit rendre compte de la constitution normale et pathologique de l’expérience.


3. Une phrase de Husserl durant 30 ans : le monde comme présomption

Il ne faut pas surestimer les variations d’un « stade » à un autre. Pour preuve de la continuité qui enjambe les frontières des stades que j’ai distingués, on remarquera qu’une même phrase de Husserl méditée durant trente ans, a servi à Binswanger de guide ou de devise :

« Le monde réel ne réside que dans la présomption (Präsumption) constamment prescrite que l’expérience continuera constamment de se dérouler selon le même style constitutif .» (Formale und transzendantale Logik 1929 p 222)

Cette phrase de Husserl est transcrite en 1960 dans Mélancolie et manie (p 22 et 49), où elle sert de point de départ à toute l’argumentation,. La même phrase de Husserl est reprise en 1965 dans Délire (p. 49), mais elle se trouvait déjà 32 ans plus tôt en 1933 dans La fuite des idées (p. 286 )

Arrêtons nous sur cette phrase. Chez Husserl la phrase caractérise le monde réel comme fragile, relatif, toujours en danger de dissolution, par opposition à l’ego cogito, dont l’être est absolu. (ce sont les lignes précédentes). Je peux être certain de moi même, alors que le monde peut se dissoudre :

« Je suis pour moi-même dans une nécessité apodictique, alors que le monde constitué en moi, bien qu’il soit étant toujours à nouveau, dans le flux de mon expérience concordante, et étant sans aucun doute (je ne pourrais jamais m’installer dans un doute, dès lors que toute expérience nouvelle apporte une confirmation), a seulement et conserve par nécessité d’essence le sens d’une existence présomptive » (FTL ib.) Le monde que nous appelons réel n’a d’existence que « présomptive », il n’est que le corrélat d’une croyance ou d’une confiance.

Que trouve Binswanger dans cette phrase ? Dans Mélancolie et manie il commente et développe en parlant d’une « confiance transcendantale » : « il ne s’agit pas dans cette présomption d’un fait mondain ou psychologique, mais d’un fait transcendantal » (Mélancolie et manie p. 49)

Dans la schizophrénie cette « confiance transcendantale » est brisée, le monde se dérobe, défiant l’ordre commun usuel et détruisant le confort de l’attitude naturelle, donnant raison si l’on peut dire au philosophe phénoménologue qui s’est efforcé de suspendre la croyance au monde. Le déraillement de la folie est « une défaillance de cette présomption »

Cette croyance en un monde, cette présomption, sont faillibles, il se peut que l’on vienne à douter du monde lui-même, troublant les attentes et les anticipations si profondément installées. Il faudra scruter la sorte particulière de temporalité qui est propre à la mélancolie par exemple : qu’attend le mélancolique ? attend-il encore quelque chose ? de quelle sorte de temps sa vie est-elle sous tendue ? Comment « temporalise » t-il ? « Qu’en est –il /…/ du monde réel dans la mélancolie » (MM 49) ?

Il faut repérer les endroits où la suite des opérations est bloquée ou faussée. « Si, dans la mélancolie, quelque chose devait se modifier au regard de cette présomption, cela devrait pouvoir être montré clairement à partir du mode de constitution intentionnelle de l’objectivité temporelle , et en particulier du mode de la protention» (MM 49)

La défaillance de la présomption est une rupture de la continuité, « une inconséquence», «  une altération de la continuité » de l’expérience ( MM 22)

Les êtres ou objectivités qui constituent ce monde sont eux mêmes à relativiser, ils doivent être « reconduits » à leurs intentionnalités constituantes, parce que le monde est un « monde de transcendances constituées » (FTL 222 – repris in MM)

La tâche du phénoménologue est donc de « renvoyer chaque objectivité à /…/ une forme essentielle corrélative de l’intentionnalité » (Mél et manie p. 23)

4. La transcendance et le « problème de Husserl »

 

Après Mél et manie vient Délire, Wahn C’est un petit livre, bien difficile, même souvent décourageant , mais qui renferme des trésors, C’est le dernier effort théorique d’un très vieux monsieur de 84 ans. LB est né en 1881, le livre est publié en 1965, un an avant sa mort. Au terme d’une vie, LB ouvre une voie nouvelle.

Le préambule indique sommairement qu’il s’agit de passer de la structure de la présence (du Dasein ) à la structure de l’expérience, de la Daseinstruktur à la Erfahrungstruktur. Dans Délire on tentera de mettre en pleine lumière les défaillances de l’expérience.

Quelles sont les connotations de Wahn en allemand ? On peut traduire par délire, mais selon les cas également par illusions, chimère, mirage. Le mot s’applique alors plutôt à des objets, ou des pseudo-objets, et non à des conduites, des discours ou des croyances. On se trompe sur ce qui est. Comment se peut-il qu’un humain vive dans l’illusion ?

Il faudrait parvenir à clarifier les étapes d’un fonctionnement anormal. Pour cela il faut commencer par comprendre le fonctionnement normal. Comment une conscience vient elle à reconnaître une réalité extérieure à elle, à rencontrer du réel, à sortir de soi pour ainsi dire ?

C’est, dit Binswanger, le problème de Husserl , l’effort de toute son oeuvre:

comment dans l’immanence, peut s’annoncer une transcendance ? (D 88-90) :

« Husserl a infatigablement travaillé à montrer comment le rencontré transcendant peut devenir immanent et s’insérer dans le flux vital » (D 90)

Le délire est la défaillance de cette rencontre :

«  Dans le monde du délire le transcendant-rencontré et l’immanent-constitué se séparent (un abîme se creuse, klaffen auseinander) » (D 80) Le délire est une non rencontre, un échec de transcendance. L’expérience n’a pas lieu.

Le programme de Délire (Wahn) est donc très ambitieux et radical : le but est de repérer et décrire les structures qui président à l’expérience. On en tirera des enseignements sur la perte du sens de la réalité. Inversement l’enquête sur les défaillances de l’expérience dans le délire peut mettre au jour des articulations dans le fonctionnement de l’expérience saine et normale. La pathologie vient enrichir la connaissance de l’homme . Les formes déviantes sont, écrit B, les « expérimentations » que fait la Nature. Binswanger reprend le thème du cristal brisé proposé par Freud : lorsque le cristal se brise, les ruptures se produisent suivant des lignes qui révèlent la structure du cristal . { cristal all122 (Szilasi, Freud) }

La cohérence du livre est parfois difficile à repérer, les concepts sont souvent lourds d’une charge ou surcharge philosophique (Husserl surtout, mais toujours aussi Heidegger, et Kant et Aristote, Freud n’est pas absent non plus, il y a même des emprunts à de jeunes partenaires comme Wilhelm Szilasi, Roland Kuhn ou Henry Maldiney – LB aimait travailler en équipe) Le vocabulaire technique est emprunté à ces divers auteurs. Szilasi est très présent. On se heurte à des ruptures de ton, à un enchevêtrements de passages théoriques plus ou moins systématiques ou allusifs, d’analyses cliniques et de reprises de textes antérieurs (Fuite des idées, Rêve et existence, Suzanne Urban, le cas Ilse, etc.)

Mélancolie et manie était centré sur quelques cas soigneusement décrits. Rappelez vous : Cécile Munch, figure de la douleur, souffre d’une désarticulation des instances temporelles ; M. Brandt, prêt à se suicider dans la forêt, réassume son passé et son futur à la vue d’une jolie belette ; Elsa Straus envahit le monde personnel d’un organiste, étant incapable d’appréhender autrui comme alter ego. Délire est plus enchevêtré, les cas cliniques sont moins systématiquement développés, faisant place à des vues théoriques, ce qu’on pourrait appeler un système de l’expérience.


5. Un petit traité systématique de phénoménologie de la connaissance.

 

Après d’assez longs préambules consacrés à des réponses aux critiques portées sur Mélancolie et manie, et à un essai de mise au point concernant la Daseinanalyse d’inspiration heideggerienne, (D 15-32) Binswanger met en place un cadre conceptuel assez schématique qui vise à décrire les structures de l’expérience. L’inspiration vient de Husserl mais à travers le prisme d’une reformulation due à Szilasi.

Du chaos à la perception.

Dans l’expérience tout commence par un chaos (D 34). Ne sont donnés immédiatement que des matériaux (Materie der Anschauung), qu’on peut aussi voir comme des « impressions » (Einddrücke) ou des « affections de la sensibilité » (Affektionen der Sinnlichkeit) ou des « ressentis » (Empfindungen).

Si la conscience en reste à ce niveau il n’y aucun objet, aucune visée d’objet. Etre impressionné n’est pas voir. Des impressions, si riches et si variées qu’elles soient, ne font rien voir par elles-mêmes, elles ne sont pas des images ou des présentation d’objets. (Zu Anschaungen werden Eindrücke der Empfindungen aber niemals allein durch ihre wenn auch so grosse Mannigfaltigkeit oder Fülle, sondern einzig und allein durch eine synthetische Vereinigung D 34 allemand 38). Elles ne sont pas encore des « vues », des « intuitions » de quelque chose. Pour que les impressions deviennent des intuitions (Anschaungen), c’est à dire pour qu’elles deviennent des vues ou des visions de quelque chose, il faut des opérations de synthèse qui confèrent une forme au matériau reçu.

Une sélection s’exerce, et un travail de synthèse. Les impressions doivent être synthétisées ou filtrées. (On pourrait distinguer entre filtrage et synthèse, Binswanger reste vague.) Pour que les impressions ou sensations deviennent des intuitions, il faut une « unification synthétique », qui leur donne une « forme » (Gestaltung) déterminée. Dans le cas d’unités qui présentent un objet on pourra parler de « perceptions » (Perzeptionen ).

On a donc trois niveaux : impressions, intuition, perception. Malheureusement Binswanger donne peu d’exemples précis, et l’exposé se tient à des hauteurs assez vagues.

La « lisibilité » du texte de l’expérience.

Les conditions de l’apparition d’images et de la perception d’objets sont rassemblées par B grâce à une jolie formule qu’il emprunte à Szilasi : il faut qu’il y ait « lisibilité du texte de l’expérience »  ( D 72 = Szilasi Einf. in die Phän. Husserls, 90) L’âme recèle une spontanéité qui transforme les affections sensorielles en réception et rend lisible le texte de l’expérience 

Cette idée de lisibilité est introduite par Szilasi dans le contexte de la discussion entre Locke et Leibniz. L’âme n’est pas une tabula rasa, sur laquelle on pourrait écrire n’importe quoi. Elle n’accepte que des signes qui correspondent à sa capacité réceptive. La « lisibilité du texte de l’expérience » dépend de cette mise en forme ou sélection active.. conformément à une « prescription » (la tabula est préécrite. ) « La table opère une sélection active » En termes un peu différents : « la conscience détermine ses actions conformément à son caractère propre ; ses propriétés configurent ce qui lui est accessible » (Szilasi ib)

Ainsi, finalement, « notre conscience a toujours un texte lisible, continu, de l’expérience, un texte cohérent dans lequel on peut lire le monde, les connexions mondaines et soi-même » (Szilasi 91)  

Les trois « moments ». phantasia, mnémé, aisthesis

La saisie intuitive, antérieure même à la perception de choses constituées, obéit donc à des règles strictes. Pour reprendre le vocabulaire et les cadres que propose Szilasi, ces règles de l’intuition sont « la synthèse de l’aisthesis , de la mneme et de la phantasia » ( les termes grecs pour sensation, mémoire, imagination).

Les trois termes sont une reprise des trois « opérations » husserliennes de retentio/protentio/praesentatio. Szilasi leur fait subir une modification, un enrichissement que nous aurons à préciser.

La phantasia est l’héritière élargie de la protentio de Husserl, elle anticipe mais elle joue aussi un rôle formateur, elle règle et prescrit. Le mot phantasia peut induire en erreur, ce n’est pas le libre vagabondage de l’imagination, la création de chateaux dans les nuages (Luftschlösser D 35). Le délire n’est nullement un triomphe de la phantasia, nous voyons plus loin dans le texte relatif au cas Aline que précisément le délire est sans phantasia, du moins si l’on comprend la phantasia en ce sens : la phantasia est un pouvoir de régulation, le pouvoir de prescrire des images. (Bild-Vorschrifts-Vermögen)

« la plus simple appréhension sensorielle se déroule suivant une prescription déterminée »

La phantasia peut être désignée comme « règle de l’attente ». Elle permet l’apparaître (le laisser apparaître).

La coopération mnémé phantasia et les « schémas mnémétiques »

              Comment s’articulent les trois « moments » ? Phantasia et mnémé coopèrent pour anticiper la perception à partir des données reçues . « avec chaque impression mnémé et phantasia sont co-provoquées » (D36 = D 45 « bei jedem Eindruck Gedächtnis und Phantasie /../ miterweckt werden ») Binswanger parle de  « formation d’images apriorique » ou d ‘ « image unitaire qui contient la règle des changements d’aspects » (D 58)

La phantasia est si l’on peut dire « nourrie » de la mnémé:, elle prend les devants pour laisser attendre tel ou tel figure d’objet. Elle le fait en fonction des « impressions sensorielles actuelles », selon qu’elle est ou non sollicitée par les impressions qui lui imposent de nouvelles tâches (D 72)

Les schémas mnémétiques régissent l’accord interpersonnel : chacun sait d’avance ce que sont une table, une maison, un homme (D37). La mnémé, pour reprendre la définition de Szilasi , est « la collection de tous les moments qui conduisent à l’identification ». Le rêve garde encore des restes de schémas mnémétiques en lambeaux, le délire y échappe complètement (D 37).

Les opérations de constitution des niveaux supérieurs, le moi, le monde, l’intersubjectivité, sont très sommairement abordées dans Délire.


Cet exposé des degrés de l’expérience laisse bien des questions ouvertes.

Le vocabulaire est incertain. Moment en allemand peut désigner un facteur, un élément déclenchant  ; le terme moment en français est un peu inadapté, hypocrite et chic ; en français moment a d’abord un sens temporel – absurde de parler de la rétention comme moment si moment a un sens principalement temporel. Faut-il parler d’opérations, d’instances, de facultés, ou peut-être simplement d’actes comme le fait souvent Husserl ? Protention, rétention et présentation sont des actes de la conscience.

Le statut même des outils descriptifs demanderait des précisions : d’où proviennent ces trois « moments » ? sommes nous dans une psychologie de l’habitude ? dans une philosophie transcendantale ?

Le système de l’expérience tel que Binswanger le présente est difficile à dessiner précisément. Si l’on veut s’en tenir à une articulation nette et distincte, on peut reprendre la Phénoménologie des psychoses de Tatossian (avec des acquis de la thèse de médecine de Jean Paul Ricoeur, Marseille Hopital de la Timone, 1969). La manière dont coopèrent les trois « moments » y est assez clairement résumée :

« L’expérience normale comporte – et c’est même son tout premier degré – la capacité de former en image (Bildbildung) les impressions sensorielles qu’elle reçoit, l’aisthesis, le sentir. Ce pouvoir de former en images c’est la phantasia qui continuellement fait apparaître l’aisthesis mais en suivant les prescriptions d’un troisième élément, la mnémé comme réservoir des expériences antérieures ; plus exactement la mnémé prescrit ce qui, de tout le préactuel, de tout ce qui est retenu, est en relation avec ce qui est attendu, l’image qui va apparaître. En fait la phantasia est liée indissolublement à la mnémé sous forme d’un schéma mnémétique incluant les renvois normaux, c’est à dire communs aux membres du groupe auquel appartient le sujet et ce schéma est « obligatoire » dans la formation de l’image dont il permet la précision » Tatossian , Phénoménologie des psychoses, p. 214


Venons au commentaire des cas cliniques évoqués par LB.

6. Les pensées de Suzanne Urban.

Suzanne Urban : lorsqu’elle rapporte les idées et les images horribles qui lui viennent, des insultes, des supplices, des outils de mort, elle dit « on me fait penser » (D 101 all 119), « on m’a forcée à penser ». Elle voit des horreurs, elle entend qu’on chuchote, elle est entraînée à des « pensées » effrayantes. Une puissance extérieure lui impose ces visions et paroles insupportables, elle demande « comment ils se sont arrangés pour me faire penser à des choses fausses ».

Binswanger interroge : s’agit-il de pensée à proprement parler ? Suzanne est « comme fascinée », sidérée par la présentation des souffrances  (D.105) B attire ici l’attention sur le « désaccord fondamental » entre la sensorialité, ou la mise en images, et la pensée proprement dite. Cette prétendue pensée est « quelque chose de donné sensoriellement, de reçu passivement» (« sinnenhaft Gegebenes oder Rezipiertes ») ce n’est qu’un spectacle qui se déroule. Et LB cite ici Maldiney (lors d’une intervention à Kreuzlingen en 1961)« Les descriptions de la martyrologie de toute la famille sont visibles comme si nous étions devant un écran, comme si – pour parler avec Henry Maldiney - « la présence était réductible à la représentation » (D 100, all 118) Elle n’en attend rien, elle reste ainsi arrêtée.

Ce qu’on peut appeler véritablement pensée est bien différent : pas un spectacle, pas le défilement sur un écran, mais une activité, une spontanéité. Penser c’est exercer une action sur ce qui se présente, décomposer et recomposer, mettre à l’épreuve, prolonger et questionner. Anticiper et reprendre. LB mentionne ici le « nous poietikos » d’Aristote ou la spontanéité de l’entendement kantien (D 101).

7. Aline et les machines enregistreuses

Aline rit des heures durant ou elle pleure. Elle veut mourir. Elle est menacée par des complots, on agit électriquement sur elle, on la magnétise. Elle porte dans la nuque un appareil qu’il faudrait extirper. Son corps lui appartient jusqu’à hauteur des yeux, mais le crâne avec le cerveau, qui est un appareil photographique, appartient à tout le monde. On pourrait remplacer l’appareil qu’elle a dans la nuque par une boite convexe qu’on pourrait refermer comme un étui à lorgnons. Si on place l’étui devant quelqu’un on peut emprisonner ses pensées. Les pensées et les mots sont électrifiés, les rayons sont pensants et parlants, elle ne les entend pas, mais les autres les perçoivent. Ce sont tous les flux de paroles que le jardinier déclenche dans la terre, et les flux que l’on sent sous la peau, comme du mercure dans la main. (D 64-70)

                                                 .Prolifération d’images ou défaut d’images  ?         

Pour ouvrir la recherche sur ce cas, Binswanger demande (D 70): s’agit-il d’une « prolifération de la phantasia, dépassant celle des êtres sains », ou au contraire d’un « défaut complet » de phantasia. (« Prolifération » traduit l’allemand wuchern) En d’autres termes s’agit-il d’un excès, d’une luxuriance, d’un foisonnement, le terrain de la conscience étant dominé et envahi par une végétation désordonnée ? Bien des psychiatres seraient prêts à aller dans ce sens : le délire serait une richesse débordante de phantasmes et d’images.

Binswanger lui-même aurait des arguments en ce sens, acceptant que la production d’images et de phantasmes soit ici faussée par la confusion ou la transgression entre deux domaines éidétiques distincts : les rayons électriques n’appartiennent pas à la même couche de monde que les pensées. Seuls les poètes ont le droit de franchir les frontières entre régions diverses de l’être, instaurant par exemple un domaine nouveau commun aux rayons et aux pensées.

Contre Jaspers : pas d’intuition neutre.

A quel niveau, à quel stade de la vie de conscience se produit ce déraillement qu’on peut appeler le délire ? Où, c’est à dire à quelle profondeur de la vie d’expérience, doit on situer le ratage ? On pourrait voir un découplage de niveaux : le délire serait une interprétation faussée du donné , une erreur dans le sens attribué aux données brutes. « beaucoup de chercheurs, et même Jaspers sont d’avis que l’appréhension immédiate, dans le délire, ne s’écarte en aucune façon de la normale et que l’écart réside seulement dans le « changement de signification » (Bedeutungswandel)  (D71)

Mais il est faux et stérile de séparer les intuitions et leur « interprétation » comme le fait Jaspers, plaçant le délire au niveau des significations ajoutées à l’intuition, faux de considérer les pensées sans images, de concevoir la phantasia comme une couche distincte de l’expérience, indépendante de l’aisthesis. La pensée ne va pas sans images (Aristote) et même les concepts les plus élevés ne sont pas sans accompagnement imagé (Kant).

Binswanger affirme tout au contraire (D 72-74) que les délires d’Aline sont la marque d’une pauvreté insigne en phantasia. Pour arriver à cette conclusion il faut bien comprendre le rôle des images ou pré-images dans toute intuition « normale ».

8. La chaine continue des renvois.

 

Les rayons, les étuis dont Aline est prisonnière ne sont pas des êtres vivants, ce ne sont même pas des choses, prétend Binswanger. Il manque à ces étuis et ces rayons ce qui est indispensable à une perception réelle de chose : « la liaison par une chaine continue de renvois » (D 76)

Arrêtons nous quelques instants sur ce terme du vocabulaire technique husserlien, qui revient en différents endroits du texte de Délire : qu’est-ce que «  la chaine continue des renvois » (die kontinuierliche Kette der Verweisungen) ?. L’explicitation de ce terme permet de plonger au cœur de l’argumentation si intriquée de Binswanger, avec des emprunts directs et décisifs à Husserl. .

Tout vécu a un « horizon », la conscience implique toujours une part de virtuel, une réserve encore confuse, que l’on peut « dévoiler ». Il se trouve autour de l’objet appréhendé une réserve de possibilités ouvertes, par exemple les faces d’un cube, celles que je ne vois pas et que je peux amener à la vue si je m’approche, si je tourne autour, selon différents possibles. Les faces non encore vues sont co-visées (mit gemeint). Un nouvel horizon se met en place au bord du côté vu, il se produit un éveil d’un nouvel horizon (Weckung von Horizont).

Le système des faces du cube est un système ouvert, mais soumis à des règles, mêlant indétermination et détermination. (Med Cart § 19). D’une face vue à une autre non vue il règne une relation de « renvoi » (Verweisung). La face que je vois peut laisser deviner une face non encore vue. Elle faisait partie de l’horizon de l’objet, maintenant les faces vues entrent dans l’ombre à leur tour. Elles ne sont pas perdue, ou effacées, elles sont conservées rétentionnellement.

Le système des renvois ( ou système des « indices » Hinzeigen) dans les possibles de l’objet relie une face à une autre, il est comme le guide de voyage, un guide ouvert. L’objet me sollicite : approche, tourne autour, fais venir une nouvelle face..

Les attentes qu’avait éveillées la vue partielle de l’objet peuvent se confirmer au cours du dévoilement des faces non vues . Il se peut aussi que les nouvelles faces vues corrigent et infirment la visée globale initiale, ce que Husserl nomme un biffage.             

Le jeu des renvois est une attente, c’est aussi un stockage des aspects déjà vus. Protention et rétention commandent le déroulement de l’objet.

9 Les possibles de l’expérience et l’accès au transcendant.

Binswanger reprend, souvent de manière allusive, les descriptions de Husserl sur les jeux de possible et d’actuel dans la perception d’objet. tels qu’on les trouve par exemple dans les Méditations cartésiennes au § 19 : « actualités et potentialités de la vie intentionnelle », ou de manière plus développée dans les Analyses sur la synthèse passive (Analysen zur passiven Synthesis, Die Selbstgabe in der Wahrnehmung)

. Husserl y analyse ce qu’il nomme les « horizons » ou « halos » et les diverses formes des « possibles de l’expérience » :

« Toute apparition introduit dans l’horizon vide un plus ultra avec elle /…/ Ce qui est déjà conscient de façon originairement impressionnelle renvoie déjà par son halo à de nouveaux modes d’apparition, qui en se présentant entrent en jeu en partie comme confirmation, en partie comme déterminations plus précises ; grâce aux intentions non remplies se remplissant à présent, le déjà apparaissant s’enrichit lui-même. /…/ Ce faisant, en progressant hors de la donnée de l’apparition, ce qui de l’objet était déjà entré en jeu dans l’apparition se perd partiellement à nouveau, le visible redevient invisible. Mais il n’est pas perdu,. Il reste conscient rétentionnellement. » Analyses sur la synthèse passive, (Analysen zur Passiven Synthesis, chapitre introductif Die Selbstgabe in der Wahrnehmung Hu XI 11-12, trad 102)

(Sur le statut et la place des possibles dans la vie intentionnelle, voir le livre tout récent de Claudia Serban: Phénoménologie de la possibilité : Husserl et Heidegger, PUF, 2016)

« Toute perception comporte avec elle implicitement un système entier de perception »

« Dans ce système extrêmement compliqué et étonnant de l’intention et du remplissement qui font l’apparition, l’objet qui apparaît de manière toujours nouvelle, toujours autre, se constitue comme le même. Mais il n’est jamais achevé, jamais définitivement clos. » (APS 103)

 

L’objet perçu n’est jamais donné pleinement, il reste toujours au delà du donné. Il est transcendant. Contrairement à des vécus impressionnels qui sont pleinement présents, entièrement offerts. Esse = percipi ?

C’est la solution au problème de l’apparaître transcendant, ce que Binswanger appelait le problème de Husserl.  Pour un objet immanent, comme une phase de noir, vécu comme couleur brute, il n’y a aucune distinction entre le perçu et les esquisses, aucun décrochage ou décalage entre l’objet et ses modes de donation : « dans l’objet immanent l’apparition et l’apparaissant ne peuvent être séparés » (ASP 106)

L’objet transcendant, qui est le sens de la visée percevante, n’est jamais définitivement donné, sa donation « s’effectue » de proche en proche, au cours d’un déroulement :

« à l’essence de la donation de sens /…/ transcendante qui accomplit la perception externe /…/appartient le fait que l’effectuation de cette donation de sens, dans la libre continuation du procès de perception, ne soit jamais une opération achevée /…/dans la perception le sens ne cesse de s’élaborer lui-même et se trouve ainsi à proprement parler en changement constant et maintient sans cesse de nouveaux changements ouverts » ASP 109

Au contraire un vécu brut de couleur est donné tout entier lui-même :

«Il en va naturellement tout autrement pour les objets immanents. La perception les constitue et les fait sienne avec leur être absolu. Ils ne se constituent pas à travers un changement permanent au sens d’une approximation /…/ Mais ce qui a été constitué comme présent dans le maintenant, cela est un soi-même absolu qui n’a aucun côté inconnu. » Analyses pour la synthèse passive, p.110

Pour un objet immanent être et être vécu coïncident, il n’y a pas de décalage entre le maintenant de l’objet et son sens global, pas de jeu temporel d’anticipation et de retard, d’effectuation progressive. C’était le problème : comment un objet transcendant est-il présent dans l’immanence de la conscience ? Il est présent comme se dérobant toujours, toujours au-delà des visions partielles et temporaires. Il est donné en tant que toujours à déterminer davantage, toujours entouré d’un horizon et riche de possibles dans l’attente d’une concordance. C’est ce que j’ai appelé plus haut le lien entre le réel et le temps.


10. Un trésor : le lien entre temps et réalité

 

               Ce livre est difficile. Un trésor est caché dedans. Pour le mériter il faut fouiller avec patience un texte épineux et embrouillé, compléter une page par une autre beaucoup plus loin, sauter et revenir. Le trésor qui est dans ce texte : le lien entre temps et réalité. Le délire est un ratage temporel, parce que l’accès au réel est un jeu d’avance et de retard (Vorwärts und Rückwärts D 74), un exercice de la conscience qui va et vient, qui anticipe et retient. La conscience est toujours en avance et en retard sur les impressions reçues. Elle tisse un réseau de prolongements et de reprises, elle choisit parmi les directions ouvertes, parmi les possibles de l’objet, et actualise des horizons toujours renaissants. L’objet n’est pas l’impression, il se tient au dehors, comme le x insaisissable et transcendant. Etre n’est pas être perçu, parce que l’objet réel est constitué comme différent des impressions successives.

               Au contraire une conscience arrêtée est folle, elle déraille. Arrêtée ou coincée sur le tempo du temps objectif externe. Et paradoxalement elle déraille par obéissance, parce qu’elle suit fidèlement les impressions et leur défilement. Une machine enregistreuse , qui se cale sur le temps objectif comme les machines de la malade Aline, n’a aucun accès au réel, est incapable d’expérience, c’est à dire incapable de faire l’expérience de la transcendance.

C’est bien ce que dit Binswanger :

Dans la vie délirante le jeu des trois opérations du temps interne ne se fait plus : « le temps, au sens de la conscience intime du temps, de l’enchainement interne ou mieux du renvoi l’une à l’autre de la rétention, de la protention et de la présentation , ne forme plus aucun flux, ne s’écoule plus mais s’arrête » (D 43)

Dans le délire règne « une transcendance profondément déficiente allant jusqu’à la quasi extinction de toute spontanéité, un dépérissement de tout pouvoir de transcendance allant le cas échéant jusqu’à un enregistrement purement réceptif ». (D 63)

« Dans le délire, comme nous le verrons sans cesse, la réceptivité prédomine largement sur la spontanéité ; exprimé de façons populaire que ce n’est pas l’homme qui a les impressions mais les impressions qui ont les hommes en d’autres termes que l’homme, comme dans le rêve, est livré aux impressions » (D 40)